Prise en 1918 à Metz, elle n’a pas besoin de légende. Son fond sepia trahit l’époque et nous ramène en petite vitesse à Déroulède et Barrès.
Dans sa candeur un peu formelle, l’image émeut par son ingénuité. Comme si une poussière de bure, ne pouvant rosir les joues du trio, se perdait dans les replis d’un petit zouave culotté dont l’épée ne serait qu’un poil au menton. Leur innocence fait vibrer l’esprit des lieux.
Un document aussi chargé de mémoire, on n’en voit plus dans les vitrines mosellanes. C’est notre amie Dominique Losson qui m’a prudemment sorti le sien d’une enveloppe, après après l’avoir décroché d'un mur de son logis.
– Une sorte d’icône ?
– Oui et non. Elle était depuis si longtemps chez nous que nul n’y prétait attention. Mais il a suffi qu’elle disparaisse pour que mes enfants crient au voleur. Je les ai rassurés".
On peut penser qu’en pays mosellan, il doit dormir, dans les tiroirs francophones, bien d’autres documents du même esprit… De 1871 jusqu’à mai 1945, les photographes messins ont vécu trois guerres et n’ont jamais chômé.
Dans les dernières années de la première annexion, Emile Losson, le grand-père de Dominique, avait planté en 1905 près de la place Saint-Louis, le premier drapeau de la famille, en rachetant la “Pharmacie de la Croix de Lorraine“, à l'angle d’en Fournirue et Jurue.
Dès la guerre de 1914, il fut expulsé en Haute-Silésie, près de Breslau. Marie, son épouse, resta seule dans la boutique messine, avec Simone et Marc, leurs deux enfants. Ils vivaient au premier étage.
Dominique raconte : “Dès qu’un Allemand eût pris à Metz la place de mon grand-père, il exigea de Marie qu’elle continue de garder la caisse. Elle devait en somme, toute la journée, tenir compagnie à l'occupant.“
Son mari était loin et elle n’avait aucune idée de son retour. On le voit sur une photo (x) prise en 1915, avec des collègues et ses gardiens.
A Metz, quand cet apothicaire venu d’ailleurs eût pris goût à la place, il entreprit de gommer en douceur le souvenir d'Emile en exil en faisant la cour à son épouse... La dame réagit illico en allant se plaindre aux autorités. Et comme les dites avaient horreur des vagues et gardaient grand souci des apparences, elles se déclarèrent “désolées de l’incident“ et virèrent le gêneur.
On dépêcha un autre pharmacien, qui, d'après Marie, sut rester correct. Il voulait seulement qu'elle acceptât de partager son repas de midi dans l'arrière boutique. Elle fut bien obligée, c’était le patron.
Il était prévisible que dans cette monotonie quotidienne, il lui demandât un jour de 1915 de descendre à table avec les deux enfants alors que ces derniers restaient quasi cloitrés avec leur gouvernante à l'étage. Chaque matinc'était la même épreuve. Ils traversaient la boutique le nez au sol pour aller en classe et remontaient en catimini. On ne pouvait faire autrement.
– Encore un piège ?
– Sauf pour Marie qui avait du caractère. Elle refusa d’une voix forte. Pas question que des êtres aussi jeunes acceptassent de partager la soupe de l’envahisseur, qui plus est dans la maison de leur père, alors qu’il était prisonnier des Allemands. L’autre n’insista pas.
– C’est beau comme du Colette Baudoche !
– On peut dire ça comme ça.“
L’épouse d’Emile connaissait probablement le bouquin de Barrès depuis longtemps car faute d’arriver sur la table, il se lisait depuis 1909 sous le manteau. On peut même supposer qu’elle ait vibré en bonne Lorraine. Il restait malgré tout entre les deux femmes une différence : A la sortie du livre, Marie était déjà bien vivante alors que Colette, certes aussi déchirée, n’était qu’une belle idée, une chimie mijotée en cornue dans la tête allumée d’un écrivain célèbre.
Quand arriva 1918, la paix n’en pouvait plus d’attendre et Marie encore moins. Les Boches avaient perdu la guerre et l’ambiance changea d‘un coup dans la “Pharmacie de la Croix de Lorraine“. Alors que midi s’approchait, et que les Allemands quittaient la ville, c’est une femme souriante et survoltée qui costuma ses deux enfants ainsi qu’une jeune voisine alsacienne demeurant dans la maison. Quand le trio, très conscient du moment, descendit les marches, le pharmacien crut qu’ils venaient lui dire au revoir. On imagine un Teuton radouci, très surpris par cette volte-face, alors qu’il savait que son séjour messin était fini. “Ach so ! C’est très chentil“
Marie répondit qu'elle ne venait pas pour une accolade mais pour fêter la fin de la guerre, le départ des Allemands et le retour prochain de son mari. Un jour pas comme les autres, en somme. Si Marc et Simone l’accompagnaient, c’était seulement pour la photo.
Le pharmacien ravi, n’avait pas encore compris.
– Avec moi, la photo ? Tous ensemble alors ? Souvenir ?
– Non, non, pas vous. Rien que les enfants
A la sortie de ces minutes électriques, on imagine l’Allemand caramélisé. Il claque les talons, se casse en eux. Et sur un “Je vous salue, Marie“ assez peu catholique, il quitte la pièce et va finir ses valises. Foto kaput. Il ne verra pas le petit oiseau qui va sortir car Marie l’a pigeonné.
Auf Wiedersehen. Pour Marie et les enfants, la journée se termine chez un professionnel du quartier. Moment sacramentel à ne jamais oublier. Un beau cadeau pour Emile.
Et le temps passe... Au retour de l'exilé à Metz en 1919, le couple gère sa “Pharmacie de la Croix de Lorraine“ au rez-de-chaussée de l’immeuble, à l’entrée d’en Jurue. Ils logent toujours au premier étage.
NB. La photo… Pour ceux qui ont besoin d’une bonne vieille légende, la jeune voisine est en Alsacienne, le petit Marc en zouave et sa sœur Simone en Lorraine, forcément.