Le blues frontalier

 

On imagine les blocages qui ont paralysé les deux Moselle en 1919 et surtout en 1945, quand il leur a fallu se reconstruire une image commune dans l’hexagone.

Cette image était floue. Alors qu’en Alsace, les deux départements, de même tradition dialectale alemanique, n’ont eu aucune peine à l’exprimer chaque fois, avec cohérence.

Accrochés nulle part, ballotés, tiraillés, ou simplement ignorés depuis la fin du XIXème siècle, ces Mosellans devenus des Lorrains en suspension, qu’ils soient francophones ou germanophones, se sont fabriqués une mémoire refoulée, des souvenirs à compartiments étanches. Ils se jouent ainsi, depuis plus de 100 ans, un blues des frontières, qui reste incrusté dans les mentalités familiales.

En 1945, quand la France émergea du cauchemar, il fut certes plus facile pour un Mosellan messin, donc à priori francophone, de se refaire un profil de Français retrouvant ses racines. Mais que dire d'un germanophone du Sarregueminois ou du pays de Bitche?

Il fut plus valorisant pour un jeune insoumis qui avait fui vers le maquis en France dès 1941 de rentrer au village, que pour son copain enrôlé de force dans la Wermacht en 1943. Il fut moins difficile pour un expulsé de retrouver son bureau que pour son collègue resté sur place et réquisisionné par les Nazis. Le premier avait la tête haute alors que le second devait paradoxalement se faire tout petit, même s'il n'avait rien fait, sauf de subir. On n'est pas obligé d'être un héros dans la vie.

Le plus drôle, dans cette saga cruelle, c'est qu'elle n’empêcha pas le Messin francophone de se faire traiter de "Boche" à Nancy, vu qu’autour de cette capitale rivale, les cocardiers n’ont jamais fait non plus dans la nuance... Lors d'un derby de football par exemple. Notez pour la petite histoire que le dit Messin bochisé ne peut retenir un sourire quand un Nancéien se fait traiter de "Chleuh" au sud de la Loire où les gens mélangent tout. C'est sa revanche.

Nancy, Metz,Thionville, Sarreguemines, Forbach, Sarrebourg, Bitche, peu importe. On est toujours le Boche de quelqu’un en Lorraine. Le pire,c'est qu'on l’est même hélas en Moselle où d’un canton à l’autre, il arrive encore que l'on se croie moins teuton que le voisin.

Conscients d'être habités par ces réactions devenues automatiques, les Mosellans sont devenus prudents, et désabusés. Les anciens se sentent inhibés depuis la dernière guerre du fait qu'on n'a jamais cherché à savoir ce qui leur était arrivé. L'incroyable diversité de leurs destins individuels est ignorée, alors que dans presque tous les cas, c'est le hasard de la naissance qui a joué.

Ils ont vite appris que leur vérité compliquée n’avait ému personne. Même aujourd'hui, la majorité des Français de l’intérieur s’en soucie, c’est le cas de le dire, "comme de l’An quarante". Faute de l'avoir appris à l'école, elle n'a aucune idée de la désillution de ces milliers d’humbles gens.