Tiens, vous êtes encore là?

 

En ce matin du 17 avril, le titre sur 2 colonnes attirait l’attention à la une du "Républicain Lorrain": Ils nous observaient... on était prévenu. Tout piéton messin qui passerait dorénavant à hauteur du 14 avenue Foch était prié de lever son regard jusqu'au visage d’une inconnue, même si la moue désabusée de ladite montrait qu’elle n’était pas habituée à voir sa photo dans le journal. Sa figure de pierre semblait plutôt lassée de regarder passer les voitures comme une caméra de surveillance cachée dans un pot de fleurs. Seul, un poète eût pu capturer l’envol d'un sourire avec un filet à papillon.

Ce n’est pas le nez grec qui faisait l’événement, car les statues ont souvent le nez grec. La surprise venait plutôt de découvrir cette photo en première page, brandie par un Gilles Wirtz heureux comme un pêcheur qui vient de sortir un gros silure.

La dame restait plantée là où les Allemands l’avaient laissée quand, en 1919, ils avaient bouclé les valises. Une orpheline de l’annexion, clouée comme un hibou à la porte d’une grange... C’est du moins ce que sous-entendait la légende, et certains lecteurs méfiants ont du penser qu’au RL on poussait un peu: Allons allons! cette sculpture était plus connue qu’on avait l’air de le dire… A force de passer dans le quartier, trois générations de Messins l’avaient certainement repérée, au moins une fois dans leur vie.

Eh bien non! Le titre de la photo restait péremptoire, comme si toute la rédaction du Répu était d’accord avec Gilles. "Levez la tête puisqu’on vous dit qu’ils vous observent…"

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Parce qu’ils nous observaient, vraiment? Mais qui étaient-ils, ces zombies dont nous parlait Gilles? Il ne pouvait s’agir que des copains de la dame, à condition bien sûr de ne pas la confondre avec les créatures de chair qu'on voit parfois draguer dans le quarttier. Je veux seulement parler des anonymes glacées du Quartier impérial, des centaines de sculptures en quarantaine, une population minérale. Depuis le retour à la France, quasiment un siècle, leurs visages autrefois célèbres n’étaient plus que des totems teutons tétanisés. Des touristes étonnés les prenaient en photo et des guides savants, souvent, les instruisaient. Mais les rares fois que, distrait par l’envol d’un pigeon, un Messin pur et dur pointait le nez par hasard jusqu'à leur encorbellement, il ne pouvait s’empêcher de ranimer dans son inconscient la flamme des vieux partis pris de la Belle époque: "Tiens, vous êtes encore là, vous?"

Normal. En Histoire, le gagnant n’est jamais magnanime. Nos revanchards de 1919 n’étaient pas rassasiés. Je ne fais pas allusion aux poilus, humbles rescapés de la grande boucherie, incapables de retrouver le sommeil, mais aux plumitifs parfois talentueux qui s’agitaient dans les gazettes en trempant leur cocorico dans un encrier d'eau bénite dont la couleur bleu horizon restait la préférée dans les casernes et les sacristies.

Ne boudant pas son plaisir à se sentir enfin vengée, une majorité de Messins rêvait de déglinguer le Quartier impérial, réduisant pour commencer la Gare en pâté de viande puis l’avenue Foch en bretzel rassis, le Temple neuf en purée d’épinards, le Palais du Gouverneur en marzipan, les anges de la cathédrale en clowns, les moustaches de l’Empereur en chipolata, bref toute la Bochie en salami et tutti quanti j’en oublie.


La fâcherie de ces Messins allergiques avait enfin paru se calmer dans les années 1980. Les signes s’accumulaient… Plus récemment, lors d’une conférence à l’Hôtel de ville, Christiane Pignon-Feller sulfatait en douceur leurs inhibitions cocardières en leur montrant que les architectes allemands avaient embelli, eux-aussi, la digne cité romaine et médiévale dont ils étaient si fiers. Un provocateur surdoué, Philippe Stark, en remettait une couche en annonçant l'installation d'une réplique de la villa "néo-rustique" du 22 avenue Foch, sur la terrasse d’un futur hôtel de neuf étages, comme un coucou pour donner l’heure aux abonnés de Pompidou arrivés en retard. Et pour finir, une foule pensive et soudain recueillie honorait à Scy-Chazelles la tombe du grand Tornow, jusqu’alors abandonnée.

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Honneur donc à la Soldate inconnue de l’avenue Foch! Coup de chapeau discret aux cocues de l’annexion… Grâce au flair de notre ami Gilles, le RL avait tiré au sort le logo de la nouvelle mémoire messine.

Et c’est encore Maurice Barrès qu’il allait falloir mettre au piquet… Car enfin, le long refoulement mosellan était son chef-d'oeuvre. Afin de purger le sang lorrain du moindre plancton germanique, il avait inventé, pour remonter de 1871 à 1919, ce que les plongeurs appellent des paliers de décompression. Le tuba chahuté dans des bulles de littérature, les Lorrains du nord aspiraient des bouffées franchouillardes que l’écrivain lorrain du sud dosait à l’oxygène de son style.

 

Sacré Charlemagne… Il est toujours là qui fait le beau dans son vitrail de la Gare. Et s’il a lu le journal, il doit bien rire dans sa barbe… Il sait aussi que la presse, chargée de nous dire quand le vent tourne, ne peut trop insister de peur de choquer. Plage mouvante où rien ne s’incruste, elle est bousculée chaque matin par la vague … C’est au lecteur, le soir, de farfouiller dans les coquillages en espérant que dans beaucoup d’entre eux resteront des perles qui sont des clins d’oeil. Le problème, c’est de percevoir le clignement avant que tout soit ensablé.

Cette fois, c’est donc un photographe qui avait pris les devants. Le simple fait d’avoir sorti de sa minéralité un visage oublié signifiait que Gilles avait capté le clin d’oeil.

Ce n’était pourtant qu’un début à la une! Le temps de découvrir la suite du papier à l'intérieur et venait l’apothéose… La deuxième page du RL était consacrée en totalité à d’autres sculptures de la même avenue Foch! Huit photos cadrées à bonne lumière, et pas dans un format timbre-poste.

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J’avoue avoir ressenti pour mon confrère une compassion rétrospective… Si Gilles Wirtz avait pointé au "Lorrain" en 1919 au lieu de travailler au "Répu" en 2016, et en supposant qu’il ait pu profiter de l’absence momentanée du Chanoine Collin pour glisser en catimini, son reportage au marbre, le patron l’eût, au petit matin foutu, à la porte avec, pour toute indemnité, un Pater, deux coups de pied au bas du dos et trois Ave.

Les fidèles du "Lorrain" avaient certes le droit de préférer le doux pays de France aux brumes germaniques. Mais après 48 années sous la botte étrangère et trois générations bien obligées de plier l’échine, ils auraient dû montrer assez de panache pour se poser, en grands seigneurs, la question de savoir si l’annexion avait pu laisser, malgré tout, quelques constructions positives... Or à Metz, dès l’armistice, on n’exprimait pas seulement une fine rancoeur qui pouvait se comprendre, mais un mépris gros comme la Gare. Disons que pour tout Messin redevenu français, la culture germanique, c’était du lourd.

Il y a une huitaine d’années, un aimable chanoine croisé par hasard m’avait fait comprendre qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là. Nous parlions d’Auguste Dujardin, le sculpteur parisien que Tornow avait embauché pour redonner à la Cathédrale de Metz ses deux entrées gothiques saccagées par le fameux portail de Blondel. On ne va pas revenir sur cette histoire révélatrice que le lecteur pourra facilement retrouver sur notre site.

J’avais alors imaginé, m'espérant drôle, un dialogue entre deux des prophètes superbement sculptés par Dujardin à mi-hauteur du Portail du Christ.

"Je voudrais bien savoir, demandait Zacharie, quel est le farceur qui a fait de notre brave Auguste un Communard?

- Ne cherche pas, lui répondait Malachie, c’est forcément un Messin des années vingt."

Mon chanoine avait poliment tiqué. "Vous n’allez quand même pas comparer les sculptures de Dujardin avec le “Sourire de Reims!"

Le coup du sourire de Reims

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 J’aurais dû me méfier. Le chanoine m’avait fait le coup de l’ange, l'équivalent chez les archéologues de celui du lapin chez les tueurs. Reims était bien avant la guerre, la sainte référence des spécialistes. Ils avaient compté, dans une cathédrale meurtrie, une armée de 2300 chérubins magnifiquement sculptés vers 1240 et qu’ils classaient du plus simple au plus émouvant, selon le talent des auteurs inconnus. Deux seulement de ces créatures célestes sortaient du lot pour la beauté sublime leur visage et l’élégance de leur posture: "l’Ange de Saint Nicaise" et "l’Ange de l’Annonciation."

Le destin avait voulu que le premier se retrouvât décapité après une chute de quatre mètres, durant le bombardement de septembre 1914… C’est alors qu’il avait pris une dimension nouvelle. Sa tête en vingt morceaux avait été ramassée à la petite cuiller par un abbé puis pieusement cachée dans les caves de l’archevêché. Elle avait été reconstituée en 1926.

Mais entre temps, elle avait changé de sens. Son sourire céleste, enfin rendu public, symbolisait pleinement toute la cruauté de la guerre mais il était pain bénit pour la propagande française, une revanche lumineuse sur la barbarie allemande. C’est ainsi que gueule cassée,la statue devint une marque publicitaire.

Durant cette récupération patriotique, "l’Ange de Saint Nicaise" fut plusieurs fois rebaptisé. Il fut "l’Ange de Reims" puis "l’Ange au sourire" et enfin "le sourire de Reims". On appellerait ça aujourd’hui des éléments de langage.

Des timbres furent émis en 1930 et l’on vendit des tombereaux de statuettes, de cartes postales, de porte-clefs et d’abat-jour. Une maison de champagne avait, la première, lancé la marque qui pétilla dans les soirées mondaines.

Ce qui nous amène à recadrer le pouvoir d'intimidation du sourire de Reims dans la galerie européenne de l’art sacré… Il est certainement l’un des plus émouvants que l’on connaisse. Mais il n’a jamais voulu dire que les anges de Germanie n’étaient que des poupons joufflus…

 

Il existe par exemple en Bavière, dans la cathédrale Saint-Pierre de Regensburg, un Ange Gabriel sculpté vers 1280 par Maitre Erminold et dont le sourire est aussi connu en Germanie. Même sur les porte-clés.

Les historiens allemands avaient certes concédé que leurs sculpteurs du Moyen-âge étaient influencés à l'époque par la "patte" des Français. dont le coup de ciseau s'était assoupli dans les ateliers de Chartres ou de Reims. Mais ils se réjouissaient que la manière germanique soit moins formelle, et montrât donc plus de romantisme. Vaste débat qui divise encore les sectaires des deux bords.

Redescendons sur terre et comparons ce qui est comparable. Les reliefs très urbains de la Gare de Metz, tout comme les masques hiératiques des façades du Quartier impérial, ne peuvent être comparés aujourd'hui aux oeuvres qu'on trouve dans des églises, alors qu’elles voulaient seulement représenter des scènes de la vie civile.

Si Dujardin n’avait pas déplu aux Allemands qui se méfiaient de son passeport bizarre, s’il n’avait pas été calomnié par les Français qui trouvaient son inspiration banale, forcément banale, les tympans ressuscités qu'il a laissés aux portes de la Cathédrale auraient été, depuis longtemps, admirés par tous les Messins.

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Les photographes de presse sont comme la dame de l'avenue Foch. Ils n’ont pas l’habitude de poser pour la photo. Mais Gilles, cette fois, ne pouvait refuser. Je lui ai forcément demandé quelle impulsion l’avait poussé en avril 2016, quand il a proposé aux Messins de revoir leur copie.

"C’est venu progressivement. Je suis entré eu RL en 1983 et je travaille à Metz depuis huit ans. Avant, j’avais tourné deux années à Hayange, quatre à Longwy et dix-sept à Sarreguemines.

- Ça vous a beaucoup changé?

- Dans notre métier, on évolue tous les jours. A force de me promener en Moselle, j’avais noté partout la puissance d’intimidation des vieilles pierres, quand on savait les regarder.

- Vous étiez sensible à l’esprit des lieux?

- Ç’est ça. A Metz, j’arrivais avec un regard plus affûté. On pouvait lire le passé partout, dans la ville médiévale, dans la ville française et dans la ville allemande. La mémoire de la cité me paraissait comme un bloc compliqué, mais très riche. Je dévorais tous les quartiers des yeux.

- Vous vous sentiez concerné à ce point?

- Josef Wirtz, le grand-père de mon grand-père, était venu de Trèves à la fin du siècle… Il ouvrit au Sablon un "bazar" où l’on trouvait de tout! Ernest, l’un de ses fils, avait fondé à Borny le restaurant "Bellevue" qui existe encore. Il devait draguer les filles à l’ancienne car c’est dans une pâtisserie qu’avec son frère, ils rencontrèrent deux Suissesses et se marièrent… Le fils d’Ernest, nommé Ernest 2 dans la famille, était mon grand-père. Son fils Paul, mon père, qui travaillait au "Républicain Lorrain", avait rencontré Ida, ma mère, qui venait du Piémont.

- Une famille typiquement mosellane! Le mélange des langues ne devait pas vous poser de problèmes…

- Je ne parle pas un mot d’allemand! Mais l’adaptation humaine de ma famille, durant les pièges de l’annexion, me fascinait."

Chaque fois que, dans un album, Gilles tombait sur une photo des manifestations de Noiseville ou du Ravin de Gravelotte, avec ces milliers de Mosellans dont les chapeaux melon devenaient des casques revanchards, aux yeux d'Allemands pas très rassurés, le reporter photographe se souvient qu’il se forçait à imaginer les pulsions de ces deux foules contradictoires. Un imbroglio typiquement messin.

"Qu’est-ce qui vous passionnait surtout?

- Je voyais la ville comme un catalogue d’architecture. La Cathédrale, bien sûr, avec ses portails finement ciselés, ou cette Gare au contraire, devenue le centre de gravité de toutes les contradictions locales, avec ses fantasmagories banales, lisibles comme on découvre un fait-divers dans son journal.

- Personne n’a moufté quand vous avez proposé ce reportage?

- Au contraire. On m’a donné carte blanche. C’était parfait pour la série Patrimoine.

- Merci Gilles, et bravo! C’est un vrai scoop!"

JG. juin 2016

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