Passeurs de mémoire

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Quand Jacques Sassi m’a raconté qu’il avait passé dix ans de sa vie à recopier des journaux de la Belle Epoque aux Archives départementales, j’ai pensé que c’était une façon de parler. Dix ans de sa vie… Diable! Il voulait probablement dire que pendant dix ans, il s’y rendait quand il en avait le temps. J’avais tout faux. Chaque jour de la semaine était bon pour lui, dès que son métier lui lâchait la bride. Il avait même fini par se sentir chez lui sur les hauteurs sacrées de Saint-Julien-les-Metz. Toutes les archives, en effet, sont des églises. Le moindre toussotement y fait lever le nez d’un quarteron de fidèles au poste, des forcenés qui s’agenouillent toujours au même prie dieu. Enivrés par l’encens des vieux cartons qu’ils déplient, ces fouineurs font partie des meubles et n’aiment pas les nouveaux arrivants.

Mais Jacques était du genre partageur. Loin de se laisser impressionner chaque fois par les 35 kilomètres de documentation qu’il sentait vibrer dans les murs, il décapuchonnait son stylo en souriant. A l'époque, le crayon maison n’était pas devenu obligatoire. Le voyage de Jacques dans les dossiers n’avait d’ailleurs pas la prétention de remonter le tic-tac des Grandes heures mosellanes jusqu’au baptême de Clovis. Il se contentait plus banalement de nous raconter l’histoire de ses brasseries!

J’ai aussitôt pensé, en l’écoutant, que les dites brasseries lui avaient fait quelque commande pour relancer leurs armoiries mais il m’a répondu que cette honorable corporation ne lui avait rien commandé du tout. Il avait entrepris ce travail en bénévole, pour sortir une histoire locale de l’oubli. En somme, il avait mis la Moselle en bière pour mieux la ressusciter Une telle passion pour les cartes postales me demeurait malgré tout étrange, attendu qu’on ne voit pas souvent des collectionneurs désintéressés. C’est alors que dans son chalet d’Amneville, Jacques avait grimpé l’escalier qui mène à l’étage pour en redescendre quatre ou cinq fois de suite, trois gros classeurs sous chaque bras. Il parlait donc vrai sous la moustache. Arlette, sa compagne, nous regardait en souriant.

Ah! que voilà de bienveillantes personnes… Aujourd’hui, c’est encore lui qui cherche et c’est elle qui range. C’est lui qui colle et c’est elle qui classe. Papa pique et Maman coud. Dans l’ambiance anxiogène où la France des ramasseurs de tweets nous replonge tous les matins, des gens comme Arlette et Jacques rassurent… Ils mènent avec discrétion leur petite ONG souriante commer un couple de castors bien lunés. N'étant pas non plus manchots à l’ordinateur, ils se font un plaisir d’offrir à tout le monde des souvenirs que tout un chacun ne leur a pas demandé. D’aimables passeurs de mémoire.

Dans leur nid du Bois de Coulange, sur une table toute en longueur, je les aidai à disposer une bonne trentaine de lourds cahiers que nous ouvrîmes l’un après l’autre avant de les étaler, comme un plateau d’huîtres au restaurant. Un panorama de cartes postales, souvent timbrées mais pas toujours connues, sur lesquelles des Mosellans d’avant 1900 prenaient la pose avec une candeur touchante. Seul un idiot d’aujourd’hui pourrait sourire de leur naïveté. Ils se laissaient photographier aux marches des bistrots, ils s’offraient, ils faisaient confiance, figés dans leur dignité villageoise, conscients qu’ils seraient vus dans un siècle ou deux… Alors que de nos jours, ils iraient chercher un avocat pour violation de la vie privée.

Sur d’autres cahiers étalés, je vis des pages manuscrites, tenues d’une belle écriture assez ronde et classées dans une chronologie méticuleuse. "Un vrai travail de bénédictin" leur dis-je, impressionné. Mais vous êtes un peu fous quand même!

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"Cette folie, répond Jacques, j’appellerais ça de la passion. C’est mon père qui l’a réveillée... En 1975, il m’avait offert une chope...J’ai toujours pensé qu’il avait choisi cet objet comme un symbole. Il savait que j’étais à un tournant professionnel.J’avais rencontré Arlette trois ans plus tôt. Mais ne vais tout de même pas vous raconter ma vie…
- Mais si, mais si…
- Mon père donc, grand connaisseur en vin, tenait avant la guerre une épicerie à Dieuze. Ma mère était aussi une excellente cuisinière. Ça prédispose…Je suis né en 1948. Mes parents, expulsés du Saulnois en 1940, s'étaient retrouvés dans une ferme familiale près de Saint-Dié. Durant les mêmes années sombres, le père d’Arlette avait été "Malgré nous" en Russie alors que sa mère, d’origine polonaise, s'était vue transplantée par les Allemands dans une autre ferme tenue près de Rémilly par des "Bitchois", d'autres Mosellans, faut-il le rappeler? chassés de leurs maisons eux aussi... Autant dire que dès notre première enfance après la guerre, Arlette et moi héritions déjà d'une mémoire parentale assez revancharde mais compliquée. Vous aurez compris que dans nos familles, on "bouffait du Boche" toute la journée.. Il y avait même un oncle, du côté de la mère, un général du génie nommé René Fade, qui était mort à 102 ans. Alors vous pensez… "Ce discours à sens unique me choquait pourtant. J’avais compris que la guerre est toujours une monstruosité. Elle se nourrit de la manipulation des opinions. Je sentais bien qu’avant le nazisme, beaucoup d’Allemands étaient des gens comme nous. Côté scolaire, je devins carrément rétif quand il me fallut quitter Dieuze pour une demi-pension à Château- Salins. Je révisais au dernier moment, dans l’autobus. Au fond, je me suis toujours senti une sorte d' insoumis".
 
Au milieu des années soixante, le père de Jacques a déjà deviné que son fils rame à contre-courant. On va en faire un cuisinier...Il le fait entrer au Buffet de la Gare de Metz pour y passer un CAP. Depuis 1919, le bâtiment qu’avait ridiculisé Barrès gardait encore, aux yeux de nombreux Messins, l’aspect d’une provocation teutone. Certains "patriotes" des années 20 voulaient même le détruire! On racontait que pour se rendre à Paris, ils ne prenaient le train qu’à Novéant… C’est sans doute une blague. Mais dans leur imaginaire, la Gare de Metz redevenait chaque nuit un repaire de mangeurs de saucisse qui chantaient en se prenant par les épaules.

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Ils se trompaient. On allait au contraire vers la grande époque d’André Leprêtre, un patron d’après guerre mais toujours à l’ancienne, une statue du Commandeur accoudée au devant du comptoir jusqu’à son départ en 1982. Il parlait aux serveurs sans même bouger la nuque, même quand ils étaient une demi-douzaine à lui tourner autour.

"J'ai découvert alors ce qu’on appelle une "brigade" dans le métier... Les apprentis passaient d’un service à l’autre, plus ou moins vite selon leur aptitude. La grande épreuve était pour nous de virevolter dans les cuisines sous les yeux des anciens. La suite dépendait de l'aptitude. On allait d’abord au "garde-manger" pour les hors-d’œuvre, puis chez Pierrot Darnois pour les entremets. On entrait alors chez Louis Steinbach, le maitre-saucier, et enfin chez Maurice Deygat, le poissonnier. Où que nous soyions, de toutre façon, Fernand Kraichette nous aboyait après car tout devait marcher au rythme de l’horloge.
 
J'ai passé mon CAP de cuisinier. Le Buffet tournait 24 heures sur 24. Il était connu dans la France entière et fut probablement la révélation que j'attendais. J’ai gardé le souvenir de sa sévérité chaleureuse. J'ai compris l'intérêt de l'’organisation et admis le respect du savoir des anciens. J'ai pris aussi le goût du parler vrai. Je me souviens du pâtissier Courouve, qui n'aimait pas les Allemands. On racontait qu'après la guerre, alors qu'il faisait visiter les fours à des collègues d'outre Rhin, il n'avait pu s'empêcher de lancer une flèche: "Ça ne vous rappelle rien?"
 
"Dans les années 1970, le Buffet amorçait un déclin. La restauration "évoluait". Certains en avaient la nostalgie. D’autres moins. Bernard Lavilliers avait essayé de chanter cette complexité en vers rugueux.

"Aquarium sans musique, dirigeable échoué
M'ouvrant la porte de son unique bras de fumée
Séparant deux engeances d'une barrière muette
D'un côté le couteau, de l'autre la fourchette…"


Pour Jacques Sassi, de toute façon, il faut penser au service militaire. On est en 1967. "A Dieuze, c’est Messmer qui, lors d’une rencontre un jour de repos, m’a demandé où je souhaitais être incorporé, Mon père aurait trouvé inadmissible de lui demander un coup de pouce. J’ai répondu la Marine et me voyais déjà aux fourneaux sur toutes mers du monde…"
 
Le pouvoir messmerien avait des ratés. "Je me suis retrouvé en 1968 à Toulon, mais habillé en grenadier voltigeur dans l’infanterie de marine! J’ai refusé d’aller travailler au mess des officiers. Comme j’avais fait ma mauvaise tête, je deviens semi-disciplinaire en Martinique! La pagaille soixante-huitarde a un peu calmé les militaires et j’ai fini à Fort de France, cabot-chef coiffeur, puis chef de cuisine à Fort Gerbault.

  - Une année pour rien, somme?

  - Au contraire. Ce séjour m’a ouvert les yeux. J’ai découvert l’exploitation coloniale, l’histoire de l’esclavage, les souffrances des Africains durant des siècles, le pouvoir des négriers… J’ai pris conscience de toute cette misère alors qu’autour de moi, les vieux sous-off continuaient de nous raconter sans arrêt leur Indochine. Un jour, je me suis fait traiter de Boche à Gerbault. Les Mosellans avaient l’habitude… On s’est battus."

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A la démobilisation Jacques trouve un travail de commis dans un restaurant thionvillois, puis à Uckange. Plus tard, il est chef en cuisine en Corse à Saint Florent. Et en 1971, il entre enfin à Diekirch chez Gasty Junck, un grand-chef luxembourgeois.

"Encore un Monsieur, un ancien Malgré nous qui s’était rendu aux Russes et avait fait le coup de feu avec les partisans. Je parlais beaucoup avec lui mais pas aux cuisines. J’ai vite noté un détail pour moi très important: Il savait reprocher sans humilier.
 
- Les Chinois disent qu’il faut toujours laisser une marche à son ennemi qui tombe…
 
- J’ai appris en effet que le respect reste la clé d’un vrai dialogue. J’ai compris que les Mosellans n’avaient pas cette clé en 1945 pour oser parler ensemble de leur guerre. Ils se sont braqués dans un lourd silence. Ils se sont sentis des victimes désabusées. Hélas, quand j’ai pris en 1972 la gérance du restaurant "Le bon coin" à Morhange, nous avons su, Arlette et moi, ce que cela voulait dire de vivre à cheval sur la séparation linguistique. Ce "bon coin" ne l’était pas vraiment pour nous… Nous nous sentions deux Meurthois de Dieuze en terre germanophone, à quelques kilomètres seulement de chez nous. Nous devions écouter tous les soirs les mêmes discussions sur ceux qui étaient partis en 40 et ceux qui étaient restés.
 
Un plus gros projet se présente alors. Un gros coup. Reprendre à Morhange le "Claire forêt", en transformant un ancien four à tuiles pour l’aménager avec piscine, camping et tout à l’avenant. Mais il faudra être patient et Jacques ne l’était guère. L’idée de perdre un an le hante. Le hasard lui suggère l’idée de proposer son bagage au Lycée Hôtelier de Metz. Et c’est la chance de sa vie, sans doute.
 
"Soudain, me dit-il, j’ai vu le côté porte-bonheur de ma chope de bière… Le talisman paternel arrivait au bon moment. Rien ne pouvait mieux toucher Jacques Sassi que ce clin d’œil plein de pudeur, pour lui souhaiter bonne chance.

"Ils m’ont accepté au Lycée Hôtelier en 1975. Me voici maître-auxiliaire aux cuisines. Je retrouvais un monde clos mais plein d’espoir, de jeunes Mosellans au début complexés qui voulaient sortir plus tard par la grande porte. Ils arrivaient, un peu anxieux, de Sarrebourg, de Sarreguemines, de Forbach ou d’ailleurs. Ceux de Metz étaient plus détendus. A leur contact, je retrouvais mes impatiences de jeunesse. L’empathie est venue immédiatement...
 
Devenu professeur deux ans plus tard, je suis resté jusqu’en 2007 au Lycée où nous n’avons cessé de former des cuisiniers de haut-niveau."

Des horaires plus réguliers permettent alors à Jacques de mieux disposer de son temps. Toutres les intuitions qui avaient germé depuis son plus jeune âge se mettent enfin à fleurir: Le refus de subir sans comprendre, le goût du groupe, la compassion pour les victimes en Histoire, l’importance du respect dans le rapport de pouvoir, le plaisir de fréquenter les jeunes, le désir de fracturer la mémoire cadenassée des Mosellans, la passion de faire un métier qui rende meilleur., le sourire d'entrée, plus pas mal d’humour pour finir.

Quand Jacques Sassi perdit son père en 1983, il tomba sur des lettres de son grand-père et fut touché. En 1914, l’avance allemande avait envahi la ferme familiale et il s’était retrouvé, durant toute la guerre, mobilisé du côté français. Un drame de la séparation assez fréquent chez les Lorrains mais moins banal dans les Vosges. Il lui fallait trois ou quatre adresses différentes pour que les mots d’amour à sa "petite femme chérie " puisse arriver à bon port sous le nez des douaniers. Il n'en avait jamais parlé à son petit-fils. Ce courrier fut pour Jacques un second déclic. Il décida de combler toutes les heures creuses du Lycée en les passant aux Archives.

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"Alors qu’à Dieuze, quand j’étais jeune, je collectionnais seulement les recettes de cuisine, je suis devenu depuis trente ans un affamé de mémoire. C'est ainsi que je suis arrivé à l’Histoire. Pas celle des généraux qui ne m’intéressait pas du tout, mais celle des gens simples. En feuilletant les journaux de la première annexion, j'ai noté que le destin de la Moselle se confondait avec celui des brasseries… Ce que tout le monde avait oublié. En 1900, il y en avait 360 dans le département annexé, alors que les historiens français n’en avaient compté qu’une dizaine!"

Jacques entreprend alors un travail de Romain que même les Romains n’auraient pas osé faire. Dix ans le nez sur les documents, qu’il va recopier à la main comme un scribe. Des pages et des pages… N’était-ce point folie?

"Quand on cherche, on ne voit pas le temps qui passe

- Vous parliez souvent de cette passion?
- Seulement quand on me demandait comment j’occupais mon temps libre. Une fois, en vacances à Valras, je discutais avec une directrice d’école. Au bout d’un moment, elle m’a coupé: "Alors vous, me dit-elle soudain, on peut dire que vous êtes un vrai Boche de l’est."

- Et vous, on peut dire que vous êtes une bourrique. Elle s’est excusée." Pas la bourrique, la directrice.

J’insiste… L’histoire des brasseries n’en est qu’un aspect de la complexité locale. Jacques Sassi risquait-il pas de passer à côté de l’essentiel? Il s’en défend: "Je devais forcément relire la presse de l’époque, dont chaque page me donnait une vison globale du climat en Moselle annexée. Je tombais très souvent sur des informations qui dépassaient largement mon sujet. Prenez par exemple l’histoire d’un Alsacien nommé Joseph Hitter. Avec deux t. (Rien à voir avec Adolf.) Il était brasseur à Saint-Julien-les-Metz en 1870 mais les Allemands l’avaient baptisé "l’ours blanc."

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Jacques me montre le personnage sur lequel il a écrit longuement. Avec une superbe iconographie pour illustrer son propos. Un vrai travail d’historien. Par respect pour sa recherche, je me contenterai de la résumer:

Lors du blocus de Metz par les Allemands, Joseph Hitter était en retraite depuis deux ans. Comme il parlait parfaitement leur langue, il proposa aux Prussiens de guider l’un de leurs convois de ravitaillement dans l’arrière-pays messin, au travers des bocages des vignes et des houblonnières. Ils furent assez naïfs pour le croire, ce qui lui permit, armé d’un fusil de chasse, de faire trois prisonniers sans problème et dedétourner tranquillement deux voitures de farine. Elles furent même exposées place de l’Esplanade.
 
On comprend mieux le surnom. "Weisser Bär" avait la carrure d’un chercheur d’or dans le grand Ouest. Sa barbe blanche remontait le moral des Messins désemparés. Ce qui lui donna forcément l’envie de recommencer. D’abord trois voitures d’avoine et de nouveau des prisonniers, puis d’autres prises, avec un pistolet dans chaque poche. L’armée française le nomma capitaine avec 25 éclaireurs volontaires.


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Collection M.Martin

La bande de "l’Ours blanc" s’empara de huit voitures chargées de vivres et fit quinze prisonniers. L’ours poussa même jusqu’à Vigy, fit le coup de feu à Noiseville, à Sainte-Barbe, à Villers l’Orme et pour finir, près de Bouzonville…

Quand Metz se rendit, les Allemands qui savaient le barbu dans la place le cherchèrent assez longtemps... Les Français l’avaient démobilisé in extremis car son statut de franc- tireur lui aurait valu l’exécution. Il finit par être assimilé à un simple soldat. N’étant plus inquiéité, il choisit la France et l’on a dit qu’à la frontière, la Garde prussienne lui avait présenté les armes… Serait-ce encore une image d’Epinal? Quoi qu’il en soit, torturé par la goutte, "l’Ours blanc" se tira une balle dans la tête, en 1887, à Pont-à-Mousson.
 
 
1899. La grève d’Amos comme si vous y étiez

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Jacques Sassi avait donc compris que sa plongée dans les Archives l’amènerait à brasser plus large. Il retrouvait en effet l’histoire des gens, pas celle des batailles. Mais de cette histoire, il fallait se méfier. Les Mosellans avaient, sur leur passé bien des tics de mémoire. La représentation qu’ils en gardaient les poussait toujours à se taire. L’image enfouie de leur vieux département des frontières avait germé dans une opposition linguistique et donc sur un terreau culturel coupé en deux. Bel exemple de géographie humaine: Le pays roman face au pays francique mais aussi la bière face au vin. Dis moi ce que tu bois et je te dirai qui tu es.

C’est alors qu’apparaît l’énormité de l’entreprise. Vouloir, cent ans plus tard, recopier à la main des centaines et des centaines de pages, tout en collectant, ici et là, des centaines et des centaines de cartes postales, un tel labeur avait un côté forcené. L’informatique n’existait pas dans les années 1970… Et si elle avait existé, les grignoteurs d’archives auraient vite appris que la recherche numérisée était un supplice chinois lorsqu’on ignore ce que l’on vient chercher.

Jacques Sassi me tend au hasard l’un des albums étalés sur la table. Je lis sur la tranche: "Gazette de Lorraine "1891-1908 et 1914-1918." Un bon kilo de papier.

Ce journal de langue française, habilement contrôlé par les Allemands, publiait depuis 1871 des informations sur la vie messine et les villages autour. On y polémiquait parfois, mais toujours prudemment. Les vrais Messins s’en méfiaient, mais le trouvaient bien écrit. Lors d’un premier feuilletage en diagonale, je cherche un exemple et tombe par hasard sur une demi-douzaine de pages dont la continuité révèle aussitôt qu’il s’agit d’une grosse affaire: une grève à la brasserie Amos en juin 1899.

Ce conflit social en pleine annexion révèle beaucoup plus que la qualité de la bière. Il raconte un malaise qui dure. Les Allemands jouent sur du velours car Amos reste une icône française, même après trente années sous la botte. La ville a pourtant beaucoup changé. La moitié de la population civile est allemande, sans parler des soldats dans leurs casernes. Les vrais Messins survivent dans une petite schizophrénie pépère, où chaque geste banal peut devenir soudain symbolique.

Les autorités allemandes ont assurément trempé dans la grève Amos. Elles soutiennent habilement le parti des grévistes contre Gustave Amos car il incarne la vieille dynastie des patrons français d’avant la défaite. Une dynastie dont le paternalisme bienveillant dispose encore en ville d'un attachement sentimental alors que sa pingrerie pose plutôt problème. (Il suffit de voir plus loin l’allusion aux heures de travail.) Les brasseries allemandes béneficient en effet d’un système salarial et social plus généreux. Elles le font savoir pour éliminer les derniers concurrents.

D’où la subtilité prussienne. En altérant l’air, de rien, l’image d’Amos lors du conflit, le nouveau pouvoir marque un point. Gustave Amos se défend en grand seigneur. Il écrit au journal, il minimise mais il devra céder. C’est de l’histoire.

Lisez vous même, et remerciez Jacques.

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Le mercredi 6 septembre, "La gazette de Lorraine" annonce, sans autre détail que l’auteur des petites affiches imprimées "Ouvriers, ne buvez pas de bière Amos" a été découvert… On ajoute qu’il les faisait imprimer clandestinement au Luxembourg. Mais les Allemands n’ont diront pas plus.

De vieilles cartes sorties du trésor

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A Metz, dans l’actuelle rue Gambetta, le sulfureux Palais de Krystall, dont la piscine exigeait deux étages, n'attira pas longtemps les bourgeois cavaleurs de toute l’Europe. A Metz, les nouveaux maîtres allemands, forcément vertueux et les élites mosellanes, forcément bien-pensantes, se mirent vite d’accord pour obtenir sa fermeture, alors qu'elles ne s'entendaient sur rien.

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La maison messine où vivait Hertha Strauch, la future Adrienne Thomas. On est en 1910. Quatre ans plus tard, Hertha courait à la gare pour soigner les blessés. On voit qu’à droite, l’autre côté de la rue Charlemagne n’est pas encore construit. (Lire l’histoire en page d’accueil )

Le "Café Français", place Saint Louis en 1905. Il devint l’un des repaires de la bougeoisie francophone. A ne pas confondre avec le "Café Français" niché au milieu du XIXe sous les arcades aujoud'hui détruites de la Cathédrale, un nid de libre-penseurs que Mgr Dupont des Loges réussit à fermer en 1882. (Lire l’histoire en page d’accueil )

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Croisière dominicale au "Sauvage", un célèbre restaurant messin au sud de la ville. On s’y rendait sur la Moselle pour oublier l’annexion. Mais il fallait parler bas et se méfier de son voisin sous les tonnelles.

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Au décès, en 1921, du Chanoine Collin, curé bretteur et patriote ardent, Metz donne son nom à une rue de la ville. Ce qui n'empêchera pas E. Schneider, moins à cheval sur les principes, d'y ouvrir en 1936 un Casino bar au n° 2.

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Les dieux avaient souvent soif en pays messin. Pour beaucoup d'Allemands, la Moselle était la Côte d'Azur.

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Le Restaurant "Automaten", rue ex-Serpenoise, était le rendez vous des Allemands branchés. Les Mosellans d'origine se gardaient d'y mettre les pieds.

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En 1918, alors que la guerre se termine, la Moselle retrouve le goût du vin mais reste prisonnière de sentiments confus. On n'efface pas du jour au lendemain quarante huit années d'annexion. C’est ici que Barrès à cogité dans un cahier les premiers élements de son "Colette Baudoche". Les Allemands l'avaient laissé entrer dans Metz avec un visa mais leur police le gardait à l'oeil.

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La vie prend sa vraie dimension, rappelle Jacques Sassi, quand on a le sentiment d'être utile...