Le 9 décembre 2015, André Sondag est mort à Metz. Il avait 93 ans, mais son bel âge était miraculeux, tant les malheurs de la guerre avaient plombé sa santé.
Il aura eu, avant de partir, le bonheur quasi physique de tenir dans ses mains la gratifiante épaisseur d’un livre… le sien, en vérité, qu’il avait écrit pour son entourage mais qu’il reçut lui-même comme un cadeau... De même que, moins d’un mois avant sa disparition, on lui avait enfin donné la Médaille du Souvenir Français.
C’est alors qu’il mesura pleinement ce que ressent un auteur quand il découvre enfin son bébé. Avec, pour le coup, le nom d’un jeune éditeur mosellan sur la couverture et non plus celui d’une édition parisienne en faillite dont les rares exemplaires à compte d’auteur étaient passés inaperçus cinq ans plus tôt. Depuis ce piège en 2010, André avait très mal vécu sa désillusion et dû remiser au fond d’un placard le manuscrit cent fois relu de sa jeunesse broyée.
Devenu expert-comptable, un métier qui, par sa rigueur et son goût des chiffres, mène assez rarement aux effets de plume, il attendait son heure, ayant compris que dans le monde du livre, une vocation in extremis est forcément le fruit du hasard. Or dans l’édition, faire confiance au hasard n’est pas toujours du calcul, encore moins de la compassion mais parfois du savoir vivre: la peur de rater un document précieux. Le geste rappelle plutôt l’instinct du conducteur du dernier métro quand dans son rétroviseur, il voit déboucher au portillon un voyageur en retard. Cet inconnu qui court au bout du quai désert, lui l’attend au lieu de faire semblant de ne pas l’avoir vu.
C’est ainsi que le monde de la littérature peut avoir du flair et l’élégance. Il lui en faut, de nos jours, dès qu’on touche à l’Histoire. Il lui en faut pour penser à rendre hommage à un témoin avant qu’il soit mort. Hélas, pour retrouver des ressuscités dans l’histoire locale, on peut craindre en effet qu’il faille en 2016 fouiner longtemps chez les bouquinistes... Le Mosellan nouveau n’arrive plus dans nos bibliothèques et l’on a peu de chance de découvrir aux Salons du Livre un taiseux dont la mémoire s’est réveillée. Même s’il reste du temps à vivre aux quelques inconnus que le projet tenaille encore, ils n’auront plus la force de glisser leurs soixante-dix années de silence intime dans un bazar où l’on a dorénavant tendance à traiter la prose des grands-pères comme on jette le linge de la semaine au tambour de la machine à laver.
L’écriture d’André Sondag, tant par son réalisme que par son absence de tout effet littéraire, révèle un regard typiquement mosellan. Elle nous décrit la mutation singulière d'un jeune Messin au fort caractère mais qui n’avait rien demandé. La guerre fit de lui un insoumis à facettes, d’abord réfractaire, puis bagnard, puis torturé, puis enrôlé de force, puis prisonnier, puis résistant, puis revenant, puis militant. Un medium des infortunes locales.
Il y a gros à parier qu'André eût parfois, de guerre lasse, la tentation de tout envoyer promener. Fort heureusement, le récit de ces années de dressage teutonique, ponctué de slogans débiles et de coups de pied dans les côtes, ne pourrait sortir que par le haut. André avait le noble besoin de le raconter, par devoir.
On feuillette... et toutes les cinquante pages, on découvre un Père tranquille aux réflexes de Gavroche. On le plaint. Pris dans les vents tourbillonnants d’Europe centrale, il est souvent obligé de changer de peau pour sauver la sienne. Devant tant d’énergie à rester digne sous la schlague, on reste admiratif.
N’oublie pas d'éteindre la lumière…
Ce jeune Messin en culottes de golf, c’est lui, André Sondag, en 1937. Passionné par le Tour de France, il ne rate jamais le résultat qui s’affiche, tous les soirs d’étape, dans le hall du "Républicain Lorrain". Par contre, il n’a aucune idée du tour d’Europe que la guerre va lui réserver.
Les nouvelles pourtant ne sont pas fameuses. Les Mosellans se méfient de ces histoires de frontière, mais André garde un moral de cycliste. Alors que Metz, après avoir gonflé sa garnison dès la mobilisation, va craquer sous le poids de "pitous" encartés qui s'ennuient loin de chez eux, il fonce à vélo de Queuleu vers la gare, pour charger son porte-bagage d'un maximum de journaux arrivés au train de Paris. C’est ainsi qu’il se fait son premier argent de poche à l’entrée des casernes… On pense à Bibi Fricotin que la patte de Louis Forton avait inventé en 1924. Le personnage était devenu, dans les illustrés, l'icône du petit débrouillard, très populaire sous les préaux d’école.
Dans les années 50, à Queuleu
Le livre d'André Sondag, malgré son contenu tragique, est irrigué par une forte croyance en la vie. Rien d'étonnant vu que son auteur était, dans les années vingt, l'heureux petit dernier d'une fratrie de trois enfants. Ses parents vivaient dans le quartier du Sablon et formaient un couple uni. Et quand, après la guerre, André le rescapé rencontra Gilberte, c'est dans le même esprit de famille qu'ils s’installèrent à Queuleu·et eurent quatre fils.
Ces nouvelles responsabilités ne l'avaient pas changé au plus profond. Il afficha toujours ce petit grain d'indépendance et ne se laissa jamais intimider, aux lisières parfois de l'insistance dès qu'il s'agissait de mémoire. C'était son style. Dès 1941, alors qu’il fuyait déjà crânement l’annexion, n'avait-il pas, pour récupérer son vélo, repassé· en sens inverse la frontière qu’il venait juste de franchir à la barbe des douaniers...
Il dût d’ailleurs à cette inconscience le vrai début de ses malheurs, car il se fit cueillir et n’oublia jamais la leçon. Au camp de Schirmeck notamment, dont il ressortit couvert de bleus après avoir échappé au pire.
Ce très mauvais souvenir ne l’empêchera pas, devenu Malgré nous, de jouer crânement sa vie à pile ou face en se rendant aux Russes en Slovaquie, avant qu’ils soient tentés de le massacrer dans son trou. Et c’est dans les rangs des partisans qu’il termina sa guerre avant d’être rapatrié en 1945!
Une scène atroce à Schirmeck, d'où il sortit roué de coups, confirme la pudeur qu’a tout honnête homme quand il voit ce qu’il ne devait pas voir. En l’occurrence un quarteron de SS qui torturent en plein air deux malheureux prisonniers nouvellement arrivés. On les oblige chacun à plonger la tête dans un seau d’eau glacée... Les sbires nazis les en extirpent plusieurs fois en les tirant par les cheveux juste avant leur dernier souffle… C’est quasiment morts de rire que les gardiens font durer le plaisir en laissant ainsi les deux inconnus hoqueter leur agonie.
Karl Bug, le patron de Schirmeck, était unijambiste et sadique
Il faut se sentir porteur d’un devoir pour être capable d’écrire des choses pareilles après tant d’années. André le dit, même si par pudeur ou horreur du Je, il se cache sous le nom d'Adam Mouzel. Il est vrai que les Mosellans ne sont pas grands bavards. Depuis 1870, six générations bousculées ont remâché leur frustration comme des statues bâillonnées. Dans leur mémoire refoulée, la tête seule en a gardé gros sur le cœur. Faute de s’écouler dans le débat public, la prose locale s’était figée.
On pouvait espérer que dès 1871, ou bien 1919, ou bien 1945, des milliers de rescapés auraient pu se parler, pour raconter ce qui leur était arrivé… Leur destin avait pour point commun l’image d’un chaos. A la sortie de ces retrouvailles, une vision collective des deux annexions pouvait cimenter une Souvenance mosellane où chacun aurait apporté sa pierre sans exiger qu’elle soit de même couleur que celle du voisin.
A la sortie d'une expérience inhumaine, l'adulte a besoin de tout dire
Hélas, par peur d’entrechoquer leurs mésaventures contradictoires, de l’expulsé à l’enrôlé de force, du dépouillé au résistant, ils se mirent tous un bœuf sur la langue, qu’elle soit du francique ou du roman. Il fallut attendre les années 1980 pour que les moins complexés trouvent enfin le courage de prendre la plume, saisir un micro ou se laisser filmer, au lieu de ressasser des images d’Epinal en famille. La liqueur de cet alambic laborieux a donné un récit distillé au compte-gouttes que nul historien n’osa récupérer dans un seul flacon.
D’où la rareté de ce genre de témoignages. Le seul recul offert aux historiens pour globaliser cette époque se trouve aujourd’hui en vrac aux Archives départementales, où il est réservé le plus souvent à des chercheurs ou des esprits curieux. Mais pour le reste de la France, la frustration· mosellane reste de l’hébreu. Les nouveaux venus dans le département n’ont aucune idée de l’humiliation locale.
Sous cette époque déjà lointaine, que l'oubli recouvre lentement comme une croûte, on peut découvrir, à condition de gratter, une quotidienneté glaçante, certes déjà racontée dans les livres, mais qui retrouve une dimension nouvelle, du fait qu’on réalise brutalement qu’elle a vraiment marqué trois générations.
Bien que d’un naturel discret, André Sondag fut l’un de ces Mosellans allergiques à l’oubli. Lorrain de forte-tête et de bonne famille, dont la haute silhouette semblait flotter sur un nuage, il avait horreur d’obéir sans comprendre et son regard ne craignait pas le recul.
Fort connu dans la région et pas seulement au sein du dernier carré de copains coiffés de bérets qui déposait des gerbes le dimanche, Sondag nageait depuis 1945 comme un poisson volant sur la vague vieillissante des Anciens combattants et des victimes. On aimait sa voix douce et son non-conformisme, on respectait son apparente fragilité physique même si l’entêtement qu’il mettait dans ses démarches finissait par vous entortiller. On savait que sa famille l'avait cru mort durant des mois. On voyait que la maladie de Gilberte, son épouse, minait quotidiennement son énergie. C’est seulement après la mort de sa compagne en 2008 qu’il raconta pour la première fois l’histoire de sa guerre à ses quatre fils... Yves, l’un d’entre eux, avoue qu’il attendit quatre mois avant d’oser ouvrir, à sa parution, le livre de son père... Depuis le tournant du siècle, ce dernier continuait son combat contre la négation du passé, ce qui ne l'empêchait pas, lors des anniversaires, de trinquer au futur sur l'écran de son ordinateur.
On n'avait pas Skype à Schirmeck.
Le hasard me l’avait fait connaître en 2003, dix ans après mon départ à la retraite du "Républicain Lorrain". Le fait d’avoir commis, sans prétention d’historien, quelques bouquins sur l’histoire mosellane devait lui faire penser que je pouvais l’aider… Je lui dois d’avoir mesuré qu’en journalisme, les relations· officielles servent à rien.
Il se battait en effet pour un but précis: celui d’obtenir des pouvoirs publics la construction d’un Musée des Grandes misères de la guerre en Moselle de 1870 à 1945, un peu comme Jacques Callot les avait gravées en 1633 pour la Lorraine, peu avant la guerre de Trente ans.
Et comme, à part l’ASCOMEMO, rien ne bougeait vraiment en Moselle, à l’ombre d’une Alsace qui donnait· sans arrêt de la voix, le combat d’André Sondag·avait fini par se braquer sur deux idées fixes: Queuleu et Schirmeck. En précisant que dans son esprit, Queuleu était un espoir mosellan et Schirmek un piège alsacien. Du premier, son ancienne prison sinistre, il rêvait dès 1993 de faire un Lieu de mémoire alors que du second, il ne gardait qu’un noir souvenir.
J’ai conservé tous les dossiers qu’il m’avait spontanément fait parvenir: La centaine de lettres qu’il avait échangées, à la Queue leu leu pourrait-on dire, avec les pouvoirs de tous bords, se déploie sur huit pages avec la régularité d’une corde à nœuds. Elle part du 29 juin 1994 et va jusqu’au 17 février 2004… Dans l’art de se refiler le bébé entre la ville de Metz, le département de la Moselle, la région Lorraine, les parlementaires, la Préfecture et le Ministère, on n’avait pas fait mieux depuis l’invention du jeu du balai.
Certes, tout le monde était d’accord, et la plupart trouvaient l’idée géniale. Chacun voulait donner des sous mais nul ne voulait maîtriser la gestion. Yves se souvient de cette quête décevante. Son père avait fait le calcul et admettait en homme de métier: "Il faudrait un million pour retaper Queuleu puis un million tous les ans pour l’entretenir."
Et notre pauvre Sondag se démolissait la santé pour la cause... Il insistait, il rouspétait, au point qu’on était obligé parfois de le recevoir en regardant furtivement sa montre bracelet. Mais il ne lâcha jamais, jusqu'au bout.
La cérémonie du Souvenir Français, salle Europa à Montigny
Il aura fallu, en 2013, la décision de la ville de Metz pour créer, à l’unanimité, un syndicat mixte et sauver le Fort de Queuleu.·Il prenait l’eau et les vandales y organisaient des bacchanales, dans le dortoir pourri où de 1943 à 1945 plus de 1500 résistants, 1800 peut-être? attendaient, les yeux bandés, qu’on les appelle pour la question.
Quand il avait appris, en 2003, la désignation de Schirmeck comme Lieu de mémoire de tous les Alsaciens et Mosellans, André Sondag avait eu la douloureuse impression d’être floué. Le maire de Phalsbourg aussi, qui pensait pourtant tenir la corde. Mais Strasbourg avait astucieusement présenté sa candidature pour enfumer la démarche et se retirer au dernier moment.
On ne va pas revenir trop longtemps sur cette affaire, au risque de mettre la zizanie dans une ATAC déjà soumise à de légers mouvements telluriques. N’empêche… Gravelotte· assure aujourd'hui la garde mais la Moselle ne compte que pour cinq pour cent dans l’ensemble de Schirmeck, qui reste un musée sereinement alsacien. Nul touriste· de la France intérieure n’aura jamais, un samedi matin,·l’idée de faire un aller-retour de 300 kilomètres vers la vallée de la Bruche pour découvrir la "mémoire mosellane" entre la visite de la Cathédrale de Metz et celle du Centre·Pompidou.
De sa manière toujours précise, André Sondag nous fait en somme réfléchir et ce n’est pas du luxe. Mais n’est-il pas trop tard? Le monde change et la toile de fond qui sous-tendait l’imaginaire local depuis la fin du XIXe jusqu’à la fin du XXe, se dilue dorénavant dans une actualité nationale et mondiale, l’une et l’autre anxiogènes et bourrée d'horreurs qui finissent par vous masquer l’écran, un peu comme le dos d’un passant indélicat quand vous allez prendre une photo de famille. L’effacement progressif des récits anciens s’est aggravé lentement, dans nos mémoires… Notre imaginaire a basculé du pessimisme individuel·à propos du passé vers l’anxiété collective à propos du futur.
Le changement est très récent. Certes, il y avait eu Auschwitz, le scandale absolu, mais c’est le 11 septembre 2001 à Manhattan qu’en citoyens du monde, nous avons vraiment commencé de tourner la page.
Ajoutez la pollution sournoise, le chômage institutionnel, les réfugiés·insistants, le terrorisme indécelable, l’Europe en veilleuse et l’ATAC en pointillés… Il ne reste pas beaucoup de place aujourd’hui pour des Gravelotte ou des Queuleu, entre les tours du World trade center ou les décapitations médiatisées de Daesh.
Il faut l’admettre: l’ensemble de pilotis sur lequel s’était construite la mémoire mosellane, entendez l’annexion, l’expulsion, ou l’incorporation, n’est plus à l’échelle des malheurs du monde. Metz aura enfin son Lieu de mémoire mais si la nouvelle passe inaperçue dans le bavardage infantile des réseaux sociaux, il ne faudra pas s’en étonner. Dans ce crépuscule où meurent les souvenirs, André Sondag, aura au moins joué le rôle éminent du dernier passeur.
L’entrée du sinistre fort de Queuleu et ses images d'angoisse
On a le droit d'imaginer... André Sondag a rejoint tous ceux qui, avant lui, avaient eu le même besoin de parler. Une cohorte de Justes dont le cœur débordait à la fois de compassion, de colère et de mélancolie. Ils l’auront accueilli (*) avant qu’un autre jour se lève. Avec le sentiment qu'il sera peut-être le dernier Mosellan à raconter clairement ce que fut l'époque.
"On t’attendait, l’ami! N’oublie pas d’éteindre la lumière."
JG. mars 2016
* L’ouvrage est publié à Metz aux éditions des Paraiges, avec, nous le rappelons, ce titre prémonitoire: "Avant que l’aube ne revienne."