Conte de Noël sans la crèche

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Voici l’étonnante aventure d’un jeune étudiant messin enrôlé de force par les Allemands. Son destin l’attendait dans un camp de lointaine Russie, pour lui offrir la forte émotion d’une rencontre sans avenir. Une frustration sur laquelle il eut plus tard la force de tirer un trait, en comprenant que dans la vie, même ce qui n’a pas été vécu ne mourra jamais.
 
Eugène Saint-Eve était l’un de ces 30 000 Mosellans encartés par les nazis sur le front de l’Est. Après avoir, dans les plaines de Bielo-Russie, tendu le dos lors de combats qui n’étaient pas les siens, il s’était retrouvé prisonnier à Tambov. Et c’est très bizarrement dans ce lieu de sombre mémoire qu’il allait vivre, autour de Noël 1944, une communion lumineuse avec une jeune militaire soviétique.
 
Un roman aussi délibérement platonique, puisque vécu sous l’œil méfiant des gardiens, ne pouvait que se fracasser au bout de six semaines. L’adieu fut d’une banalité inhumaine. Un simple baiser volé sur la joue… Mais la scène s’incrusta dans l’imaginaire d’Eugène comme la nostalgie d’un désordre amoureux. Ou encore le bref croisement de deux planètes, chacune repartie sur son orbite…
 
De telles images ne sont pas coutumières quand on parle des Malgré nous. Le ton que l'on prend pour dépeindre leur mésaventure navigue en général entre compassion et prudence. Soixante-dix ans plus tard, il demeure délicat de scruter la vérité des cœurs à Tambov. La mémoire affective des prisonniers reste brouillée par un déficit de confidences.
 
Le fin crayon du Messin Albert Thiam avait certes montré la misère de leur univers de baraques mais aucun écrivain n’a jamais osé écrire la conversation basique de ces hommes dans les moments d’intimité où ils partageaient leur déprime en se chassant mutuellement les poux. La seule pensée dont on est certain, c’est qu’ils avaient mesuré leur infortune. Sanglés de force dans des attelages de soudards, ils savaient qu’en cas de reddition, ils deviendraient des prisonniers compliqués aux yeux de leurs vainqueurs. Ils doutaient que le vert de gris de leur vareuse, imprégné tel une odeur dans leur peau, puisse un jour s’en évaporer quand ils redeviendraient des civils.
 
Habituellement, tout disparu qui rentre à la maison se réjouit en pensant à la joie qu’il va faire briller dans les yeux de ses proches. Brave soldat revient de guerre… Mais de cette lueur, un Malgré nous n’était jamais sûr. Envahisseur aux yeux des Russes et peu fiable à ceux des Allemands, surveillé d’un côté comme de l’autre par des caporaux soupçonneux, il finissait par se méfier de tout le monde de peur d’être mal compris par quelques uns.
 
D’où la difficulté d’aborder le sujet dans un registre apaisé... La plupart des informations publiées par les nouvelles autorités russes ne sont, encore aujourd’hui, que des colonnes de statistiques. Elles peuvent donner, à un chiffre près, le nombre de prisonniers décédés par dystrophie, le nom clinique des morts de faim, mais l’on reste sur un dossier lourd comme un toit couvert de neige qui cacherait un passé de tourments, de refoulements, de non-dits et de crispations politiques.
 
Il fallait rappeler la pesanteur de ce décor crépusculaire avant de raconter le rayon de soleil qui attendait Eugène Saint-Eve à Tambov. Un lieu de désolation où il avait souffert et qu’il avait pourtant nommé une petite oasis!

 
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Dessin d’André Muller
 
Mettons nous dans la peau d’un Malgré nous, même si elle ne valait pas cher à l’époque. Nous sommes au début de l’été 1944 et l’invincible armée allemande a déjà vacillé sous les orgues de Staline. "Le vent tourne, se dit le Mosellan dans la galère... Les Boches reculent, mais moi, qu’est ce que je deviens?

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Auteur inconnu
 
Les plus malins avaient appris par coeur la phrase qui devrait leur sauver la vie au moment de sortir de l'abri. A quatre pattes ou les bras en l’air, devant l’oeil noir d’une Kalachnikov. "Kamarad, moi Franzuski. "Tovarich niestrilan ya Franzus…". Mais il y avait un risque.

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Dessin d’André Muller
Mettons-nous maintenant à la place d’un Ouzbeck bien dans ses bottes quand il l'entend l'autre égrener son chapelet de Tovarich en levant les yeux au ciel… Le vainqueur ne voit que la montre, qu’il cueille au poignet du vaincu en arrachant brutalement le bracelet.
 
Surtout ne pas résister, se dit le Mosellan, pas de vague… Même désarroi plus tard quand il va devoir expliquer, souvent en charabia franco-francique, les ambiguïtés du terroir alsaco-mosellan à un lieutenant de Léningrad qui fait le malin parce qu’il connaît trois mots de français.

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Dessin d’André Muller
 
La chance d’Eugène Saint-Eve, c’est qu’il parlait un parfait allemand et avait une certaine allure. De plus, il avait appris à se méfier. Après qu'il se soit fait repérer pour avoir tenté de fuir l’incorporation, la Gestapo de Lvov l’avait prévenu que son dossier le suivrait jusqu’au front. Dans la fournaise de Vitebsk où, pour déserter plus vite, il avait jeté sa mitrailleuse dans les marais, il était parvenu à "enfumer" le sergent qui voulait le punir de mort en lui faisant croire qu’un minuscule éclat d’obus avait rendu la machine inutilisable.
 
Harcelés sur les berges de la Dvina, ses camarades l’avaient prié de négocier la reddition de la section en misant sur son aspect français. Ce qui ne s’était pas trop mal passé. Mais sa première impression avait vite changé quand Eugène avait vu des civils russes lyncher les feld-gendarmes qu’ils dénichaient dans leur colonne de pouilleux.
 
L’amour-propre déjà mis à mal, Eugène avait, avec des milliers d'autres, traversé Moscou sous les huées avant d’embarquer vers l’Oural, tondu à zéro. Les Russes avaient prévu assez de citernes pour nettoyer ostensiblement la chaussée à la fin de chaque passage. Au ras du macadam, ces jets d’eau méprisants étaient rudes pour un jeune homme doué qui croyait en la vie.
 
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Il dut regretter de n’être pas resté en zone libre après mai 40… L’Etat venait alors de l'incorporer dans l’armée française et l’armistice l’avait retrouvé dans le Massif central, seul et tout nu bien qu’en uniforme, au cœur d’une débacle inimaginable. Vichy, au bout de quelques semaines, l’avait recyclé d’office dans les Chantiers de Jeunesse. Mais quand les Allemands "libérèrent" tous les prisonniers d’Alsace-Moselle, il choisit, bien que n'étant pas officiellement détenu par les vainqueurs, de remonter en 1941 vers sa région d'origine, pour ne pas faire courir de risques à sa famille.
 
 
Enfant heureux, né français en 1919 dans une vieille famille lorraine, il avait d’abord grandi à Anzeling, et vécu sa jeunesse à Metz, au lycée Saint-Vincent, aujourd’hui Fabert, puis au Grand-Séminaire, pour passer le bac. Chez les Saint-Eve, l’éducation était sévère. Il n’y avait que la Bible et le Larousse. Mais Eugène tenait de sa mère un souci de servir ses semblables. De haute carrure, on l’a vu, et d'une certaine prestance, il se passionnait pour la littérature et la musique. En somme un grand blond à tête bien faite, avec un bel avenir.
 
A Tambov, où l’avenir n’existait pas, c’était le présent qui posait problème. Devenu drôle de Lorrain aux yeux des Français de l’intérieur, puis drôle de soldat aux yeux des Allemands, enfin, drôle de Français aux yeux des Russes, tout Mosellan n’était plus qu’un Arlequin.
 
On a certes beaucoup écrit pour raconter la promiscuité sous les baraques gelées, la désespérance quotidienne, la santé qui décline, l’agonie tout autour, le repli sur soi ou les petites jalousies. Dans cet univers de poulets en batterie, le plus important était de ne pas mourir de faim. Ou même de maladie. Car de l'hôpital, on ne sortait le plus souvent que les pieds devant. Dans ce climat obsessionnel, les affamés se disputaient, pour en faire des frites, les arêtes des gros poissons bouillis qu’on avait jetés, sans les vider, dans leur marmite. La routine se résumait à garder le moral, à ne pas trop grelotter aux appels, à faire le minimum durant les corvées à moins trente et à pouvoir empiler chaque jour dans la baraque 22, sans verser une larme, les nombreux cadavres de copains, en attendant le printemps pour les enterrer.
 
Et pourtant, les témoignages admettent que la population soviétique des alentours avait faim elle aussi. A la croisée d’un chemin, il ne pouvait que rarement venir à l’idée d’un kolkozien de partager ses trois pommes de terre mal cuites avec un prisonnier squelettique.
 
Les Russes de base n’avaient, au départ, aucune idée de la double identité culturelle de leurs prisonniers ni donc la moindre raison de les ménager. "N’oubliez jamais que vous êtes entrés chez nous les armes à la main" disaient-ils pour leur rafraîchir la mémoire. Ils les traitaient en envahisseurs mais nul rescapé n’a parlé de brimade volontaire, à la manière nazie, encore moins de cruauté sadique. C’est la passion électorale qui entraîna plus tard certains politiciens alsaciens à comparer Tambov à Auschwitz ou même au Goulag. Ce qui ne pouvait que raidir une France de l’intérieur traumatisée par Oradour.
 
Ce dossier hypersensible a empêché les historiens de savoir si des manières plus civilisées avaient existé au camp... Entre les prisonniers bien sûr mais aussi lors de rencontres imprévues avec les civils, ou à l’occasion d’une cigarette partagée spontanément par un gardien. Les responsables russes avaient fini par comprendre que ces Mosellans n’étaient pas des Boches. Il leur suffisait de regarder ce grand blond du "Club", qui parlait un si bon français.
 
Bienvenue au Club

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Dessin d’André Muller

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Dessin d’André Muller 
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 Auteur inconnu
 
Dès son arrivée à Tambov, Eugène avait pu vérifier que les positions collaborationnistes de Vichy n’avaient pas altéré le prestige culturel dont bénéficiait la culture française dans l’imaginaire soviétique. A l’entrée du camp 188, des officiers russes lui avaient souhaité la bienvenue... mais sans un sourire. Les gardiens les plus politisés devaient se dire en faisant l'appel qu’un peuple capable d’avoir mené tant de révolutions ne pouvait pas être totalement mauvais…
 
Mais le dossier n’était pas urgent. Des centaines de milliers de fiers guerriers de la Wehrmacht s’agglutinaient, depuis 1943 dans des camps disséminés. Il avait fallu d’abord les aligner un par un, torse nu, pour repérer le tatouage indélébile que les SS portaient sous le bras. Le problème diplomatique des Malgré nous, très secondaire aux yeux des Russes, ne pouvait prendre sa petite dimension internationale qu’à la fin du tri gigantesque.
 
Eugène avait bien noté que des Français en tenue kaki se trouvaient alignés derrière les officiers russes. Pour fluidifier la gestion du camp, l’administration soviétique avait déjà trié les Mosellans francophones les plus éduqués, au sens scolaire. On les avait regroupés dans un bureau spécial, assez vite baptisé "le Club" ou encore "la maison des Français" par les Mosellans frontaliers… On y trouvait des enseignants, des soldats de la drôle de guerre, des artistes, des artisans, des cuisiniers, un prêtre même, et des Alsaciens, de Mulhouse en majorité.
 
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 Auteur inconnu
 
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 Dessin d’Albert Thiam
 
Dès qu’il eut accompli sa "quarantaine" sur des châlits inconfortables et sans couverture, Eugène fut à son tour contacté par les Russes. 1500 prisonniers arrivés avant lui avaient déjà quitté officiellement le camp pour rejoindre les Alliés après un long détour ferroviaire par Téhéran. Leur départ avait laissé des places vides, et dans la tête de ceux qui restaient, la grande envie de ne pas rater le prochain convoi.
 
Au "Club", Eugène découvrit un espace accueillant où des bancs étaient disposés autour des piliers pour faciliter le contact et, à cette occasion, l’endoctrinement. Un va-et-vient de Français, de Hongrois, de Roumains, d’Italiens de Luxembourgeois et même d’Allemands communistes ou anti-nazis, transformait l’endroit en chambre d’écho. On apprenait ici les derniers potins et les drames. Sous l’œil vigilant des gardes, on improvisait des activités "culturelles".
 
Il avait échappé aux Russes que la vocation française du "Club" pouvait poser problème à propos des Lorrains. Pour des raisons qui touchent à la coupure linguistique en Moselle, la plupart des "agents culturels" choisis par la direction du camp étaient en effet des francophones du Pays messin ou du Saulnois. Tandis que la majorité des Malgré nous mosellans étaient des frontaliers germanophones. Ce qui réveilla chez ces derniers, à l’inverse des Alsaciens jamais complexés, leur vieux "syndrome de l’accent " qui dormait depuis 1919. On parla de "bureau des planqués" car les "Français" formaient un monde à part et logeaient sur des couchettes. Des tailleurs leur fabriquaient des uniformes kaki et ils n’allaient pas toujours au réfectoire. Pour se faire embaucher aux cuisines et pouvoir de temps en temps glaner une soupe, mieux valait connaître un gars du bureau.
 
Eugène sentit qu’on le mettait à l’épreuve le jour où le chef de camp le chargea d’une mission délicate. Il devait lire dans plusieurs baraques un ouvrage dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’avait jamais figuré dans la bibliothèque paternelle des Saint-Eve, "Fils du peuple" de Maurice Thorez… Ce qu’il fit d’une voix sans passion, mais pas sans humour, ignorant qu’un ange gardien s’était déplacé pour l’écouter incognito. Ce commissaire politique, qu’on appelait " Politrouk", avait travaillé chez Renault et milité au PC avant la guerre. Devenu enragé devant le peu de conviction d’Eugène, il menaça de l’envoyer en Sibérie. Pour le sortir de ce mauvais pas, les autres Français s’arrangèrent pour le faire nommer responsable culturel du camp. Les Russes avaient un besoin urgent de trouver des prisonniers-passerelles capables de passer du russe au français ou du français à l’allemand.
 
Requinqué par sa nouvelle responsabilité, Eugène se donna cette fois à fond. Comme il avait une mémoire d’éléphant, il entreprit de compléter à partir de ses souvenirs, des livrets d’opérettes en mauvais état qui dormaient sur les rayons. Son équipe inventa des pièces de théâtre, des chansons et le plus souvent de courtes saynettes pour les jouer dans les baraques. Il créa plus tard un orchestre, avec une clarinette, une balalaïka , une guitare et la collaboration spectaculaire du clairon officiel du camp.
 
Qui veut chanter avec moi?

Les deux derniers Malgré nous de la région d’Amnéville, m’ont confirmé, en octobre 2012, le climat un peu surréaliste dans lequel vivait Saint-Eve en 1944.

Jean Raymond Klein, de Moyeuvre, avait été incorporé en 1943, à 22 ans. Il s’était rendu aux Russes à Vitebsk en août 1944.
Charles Stumpf, d’ Hagondange, avait été incorporé en 1943, à 18 ans et avait déserté en Lettonie en janvier 1945.
 
Ces deux anciens, lors d’un entretien très émouvant m’ont rappelé aussi l’existence d’une chorale à Tambov! Les témoignages écrits n’y ont guère fait allusion, leurs auteurs craignant dans doute que ce détail puisse paraître incongru. "On avait la bénédiction des Russes, confirme Jean Raymond Klein, car ils adoraient la musique… Nous étions un noyau d’une vingtaine, mais dans les gros concerts, ça pouvait aller jusqu’à soixante-dix".
 
"Et pendant qu’ils répétaient, nous on travaillait…" glisse Charles Stumpf avec un sourire désabusé. Dans ma baraque, on ne les a jamais vus. Beaucoup de frontaliers ne se sentaient pas dans le coup".
 
Jean Raymond Klein (à gauche sur la photo qui suit) me montre le fameux registre des 2200 noms, renvoyé plus tard par les Russes , et sur lequel figure la signature d’Eugène. Tous voulaient se battre au début de 1945 aux côtés des Soviétiques.

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 Auteur inconnu
 
Le fait de chanter restait rassembleur car aucun prisonnier ne pouvait éviter chaque soir le repliement redouté vers des idées noires, alors qu’il titubait, la tête vide, entre deux froides rangées de châlits… La chorale était une réponse à la déprime, un moyen de ne pas être seul. Jean Raymond Klein le pense en tout cas. Il rencontrait souvent Eugène et se souvient vaguement d’un groupe de jeunes filles russes reçues au "Club". Elles assistaient parfois aux répétitions et accompagnaient le chœur avec un petit accordéon diatonique, un truc à trois ou quatre boutons. Albert Thiam, tournait autour des uns et des autres, toujours debout, ne cessant jamais de chercher le bon angle au bout de son crayon, tandis que de l’autre main, il tenait son cahier collé au torse. Il dessinait tout ce qu’il voyait, et donnait parfois ses croquis aux gardiens.
 
"Les copains nous appelaient "Les Chanteurs" et Roger Lienhart nous dirigeait. C’était un ancien chef de choeur à l’église de Carling … Nous avions des partitions que nous écrivait un Colmarien, Charles Mitschi, un instituteur très calé en musique, grand copain de Saint-Eve avec Albert Thiam. Nous tournions sans arrêt dans le camp et parfois, ils étaient 250 à nous écouter. Mais nous ne pouvions aller partout".
 
"Nos répétitions avaient lieu le matin, de 9 à 12. Mieux valait ne pas trop chanter en allemand devant les Russes alors que nous ne cessions de leur dire que nous étions français! Ils préféraient la langue de Molière. Si certains d’entre nous avaient choisi le Platt, la direction du camp n’aurait pas aimé non plus. Alors, au début, on se rabattait sur des rengaines: "Marinella" ou "Le plus beau de tous les tangos du monde" ou encore "J’irai revoir ma Normandie" et bien sûr "En passant par la Lorraine". On finissait avec l’hymne national soviétique. Nous l’avions traduit exprès. Je me souviens encore des paroles:
 
"Durable est l’union de la libre république
jusqu’à jamais par nos peuples bâtis
gloire à toi ma patrie, à toi mon pays"...

 
Le profil de Saint-Eve ne pouvait que convenir aux autorités mais il lui procurait chaque jour l’occasion d’aider les autres. Donnant-donnant. Au "Club", les francophones récitèrent bientôt des tirades de Corneille ou déclamèrent des vers de Ronsard. Ces promenades littéraires auraient été moins concevables avec les plus jeunes prisonniers germanophones dont le français n’avait pas dépassé l’école primaire, ni jamais connu d’autre citation qu’au village, la messe en latin. Leur singularité francique les maintenait dans la solitude mais ils gardaient en mémoire des quantités de contes et de belles chansons. Il était humain que les jalousies fleurissent. Si certains chefs français responsables du "Club" ne semblaient pas trop se sentir gênés, Eugène souffrit de la situation parfois ambiguë dans laquelle le hasard l’avait placé. Protecteur pour les uns mais profiteur pour les autres.
 
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Dessin d’Albert Thiam
 
L’apparition…

Au début de décembre 1944, le commandant du camp appelle le prisonnier Saint-Eve pour lui signaler qu’une douzaine de jeunes filles, élèves de l’Institut militaire des langues de Moscou, vont débarquer pour cinq à six semaines. Elles doivent se perfectionner en français. Eugène est chargé de recruter des professeurs pour répondre à leur demande.
 
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 Auteur inconnu
 
Dès l’arrivée des stagiaires, il repère au premier coup d’oeil, bien sanglée dans un uniforme de sergent, une jeune fille qui lui paraît sortir du lot. Elle s’appelle Zoïa Vlassova et a 21 ans. Paralysé rien qu’à l’idée de lui adresser la parole, Eugène est séduit par sa jeunesse physique et son regard vif. Elle a les pommettes un peu saillantes, si typiques du charme slave. Mais il continue de se méfier. Elle reste un sous-officier soviétique, communiste jusqu’au bout des ongles. Comme elle est visiblement la plus jolie de la troupe, et qu’il n'est pas insensible à son charme, il se charge de son instruction.
 
Très vite, le maître et l'élève réinventent instinctivement l’art de marcher l’un à côté de l’autre en terrain miné. En évitant le mot qui fâche ou le détail qui tue. Ils se font bientôt beaux-parleurs, puis confidents sincères, et pour finir, soupirants frustrés. Comme ils ne peuvent guère aller plus loin, ils se plongent dans la littérature et la poésie. Zoïa, qui parle déjà très bien le français, avoue comme par hasard son amour pour Verlaine, ce qui permet à Eugène de lui rappeler que le poète est né à Metz. Par contre, Baudelaire la heurte par sa cruauté. "Il faut oublier son côté sulfureux pour apprécier la beauté de son style," corrige son professeur.
 
Le voici dans son élément. Il entraîne la jeune femme dans les subtilités de la syntaxe. Ils vont s’asseoir régulièrement sur le même banc du "Club" pour discuter pendant des heures, comme le font les autres Français réquisitionnés, chacun avec sa chacune. Zoïa redécouvre ainsi des gens qu’elle connaît déjà bien: François Villon, Ronsard, André Chénier, Victor Hugo, Lamartine, Musset, Vigny, Rimbaud, Paul Valéry… Les deux jeunes gens, bien que prudents, sont vite repérés par les copains dans le brouhaha du local où ils arrivent tous les matins avec deux ou trois recueils sous le bras.
 
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Eugène avait, dans sa jeunesse, un peu joué sur un orgue, dans l'église d’Anzeling, en compagnie du curé. Il parle alors de Debussy, de Ravel ou de Fauré qu’ils comparent ensemble à Prokofiev et Chostakovitch. On redécouvre Borodine, Moussorgki, Glinka, Glazounov et Tchaïkovsky avant de revenir à Gounod, Berlioz ou Bizet. Et l’on finit, toujours prudemment, par causer de la Russie… Ils partagent de longs silences à la clarté d’une ampoule blafarde, mais prennent peur après avoir compris que leur attirance impossible les a tétanisés. La garde leur permet de repartir ensemble à la fin des soirées, chacun vers sa baraque. Il la tient doucement par le coude. Maintenant, ils se parlent vrai, toujours à voix basse. Il lui raconte sa famille et ses études universitaires. Elle lui apprend que son père est officier de marine à Sébastopol. Il avait tenu à ce qu’elle apprenne le français dès son enfance. Lors de l’attaque allemande, elle s’était repliée vers Stalingrad, puis à Kuibichev où parmi les diplomates évacués, elle s’était faite beaucoup d’amis. Cette fréquentation l’avait rendue suspecte au point de l’obliger à s’engager dans la marine, où les brimades à l’égard des femmes étaient fréquentes. Les équipages prétendaient qu’elles portaient malheur, comme on le dit chez nous des lapins.
 
La direction ordonne à Saint-Eve de préparer une fête de Noël. Il y aura du théâtre, de la musique et des cantiques. Zoïa mesure le côté surréaliste d’un tel projet dans ce décor sinistre. Devant Eugène, elle fend l’armure. Bien sûr, elle admire le zèle de ses amis pour battre le rappel des volontaires mais elle s’avoue choquée par la misère des milliers de prisonniers qui croupissent autour dans les baraques. C’est alors qu’à son tour, comme pour la fuir, il se libère du poids qu’il avait sur le cœur depuis quinze jours et lui apprend qu’il a une fiancée à Metz. Elle l'attend et a sa parole.
 
Zoïa est effondrée, ne sachant que répondre. Ils ne s’étaient rien promis mais… Dans les jours qui suivent, il la fuit. La nature ayant horreur du vide, un communiste italien beau parleur en profite pour courtiser la jeune fille. Il dit qu’il pourra la faire sortir d’URSS pour le rejoindre dans son pays, quand la guerre sera finie. Il connaît beaucoup de gens et parle de la faire embarquer à Odessa, cachée dans un tonneau… Elle en sourit.
 
Soudain, alors qu’on s’approche de Noël, Eugène réapparaît, comme sorti d’un tourment. Il veut rassurer Zoïa et dit que rien n’est joué dans leur histoire. Il aurait dû préciser que la fameuse fiancée dont il avait parlé ne lui avait pas donné la moindre nouvelle depuis deux ans, ce qui pouvait le faire espérer qu’elle avait changé d’avis… Mais tant qu’il n’en serait pas certain, Zoïa devait comprendre qu’Eugène Saint-Eve était un homme d’honneur et qu’il n’avait pas le droit de retrouver sa liberté.
 
La suite, c’est lui qui la raconte. Profitant d’une panne d’électricité, il prend la main de la jeune Russe et la porte contre sa joue pour essuyer ses larmes. Elle lui caresse le visage… Ils demeurent longtemps les doigts entrelacés.
 
Très solennellement, il invite alors Zoïa au prochain spectacle de Noël prévu dans la baraque 28. Le Commandant du camp permet au sergent d’assister au concert en lui ordonnant, grand seigneur, de ne pas s’y rendre les mains vides. Ce mélange d’élégance et de brutalité a toujours imprégné l’âme russe. Zoïa rejoindra la baraque pleine de musique les poches pleines de cadeaux mais la gorge serrée. Elle étale du tabac, des graines de tournesol, un kilo de caramels, une bouteille d’alcool médicinal…
 
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 Dessin d’Albert Thiam
 
Elle a entendu chanter Noël dans d’autres baraques et se sent habitée d’une inhabituelle mélancolie. La foi de la plupart des prisonniers l’impressionne.
 
Quand en janvier, le camp annonce que le stage est terminé, les deux jeunes gens vont devoir jouer leur déchirure avec dignité sous les yeux des copains qui savent. Mais l’un et l’autre s’y sont préparés. Ils ont échangé depuis longtemps leurs adresses et tout se termine par un frôlement furtif des lèvres de Zoïa sur la joue d’Eugène… Il a le temps, comme il l’écrira plus tard, de lui rendre "le baiser pudique de l’adieu"
 
Sans la prévenir, il a glissé dans le dictionnaire de la jeune Russe un cahier d’écolier, certain qu’elle va le retrouver plus tard dans son bagage. Et c’est là qu’au moment de parapher son cadeau, il trouve l’inspiration qui lui permet de résumer en quelques mots la dualité de ses sentiments. Sur la première page, il écrit en même temps sa frustration sincère et son humour désabusé: "Souvenir de la petite oasis française du camp 188."
 
A l’intérieur du cahier se trouve un dessin de Metz, fait de mémoire par Eugène, des chansons fournies par son ami Mitschi et de nombreux poèmes, dont un de François Mauriac intitulé "La prière".

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"Je ne veux que ton amitié
Ton amour, je n’ose pas
Laisse moi te parler tout bas
Afin que tu ne sois pas offensée.
Je suis le pauvre qui guette
Si ton cœur n’est pas fermé
Et je veux que tu regrettes
De ne pas pouvoir m’aimer "….
 
 
Triste retour
 
Enfermé dans sa tristesse, Eugène retombe de haut dans le quotidien du "Club" et ne pense plus qu’à sortir du camp. Les Allemands viennent enfin de quitter la France mais ils se battent encore chez eux. Il signe le registre des 2200 volontaires prêts à rejoindre l’armée Rouge mais le 8 mai 1945 coupe court à ce projet Le rapatriement des premiers Malgré nous ne se fera qu'en automne, très lentement, à travers une Allemagne déchirée par les bombardements. Avant de quitter Tambov en octobre 1945, il écrit une lettre à Zoïa.
 
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Dessin d’André Muller
 
Dès qu’il retrouve Metz à la fin novembre, il constate que la jeune Russe n’a pas répondu, alors que sa "fiancée" de 1944 n’a pas non plus donné signe de vie. Eugène est libre. Il envoie une seconde lettre à Zoïa, toujours sans réponse et comprend que tous les courriers sont interceptés à l’entrée de l’URSS. On entre déjà dans la guerre froide. Il ignore si la jeune fille se trouve encore à Moscou. Comment espérer un miracle? Le mieux est de tirer un trait.
 
Les années passent… En 1946, Eugène épouse Irène, une Mosellane qui lui va lui donner deux enfants. Il a le malheur de la perdre en 1988 et continue sa vie en compagnie d’une amie, Françoise. Par délicatesse ou par pudeur, comme on voudra, il n’avait quasiment rien raconté au retour de Tambov, ce qui était la façon la plus sage de cautériser la blessure. Mais dans son entourage familial, quelques allusions au fil des années avaient suffi à faire de la jeune russe un personnage hors du temps dont l’existence "quelque part dans la mémoire" ne pouvait qu’attendrir ses proches.
 
Les premières études d’Eugène à Nancy avaient été bousculées par la guerre. Il avait beaucoup évolué depuis vers la philosophie et la spiritualité. Mais il fallait vivre. Chef de famille, il choisit de changer de cap en 1947 et apprend l’art dentaire à l’Ecole dentaire de Nancy. La profession dut lui convenir car le Docteur Saint-Eve devint en 1985 Président du conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes. Il représentera souvent son pays lors de congrès à travers le monde.
 
 
Cinquante ans plus tard…
 
On est en 1995, donc après la chute du communisme. Yves Hamant, un universitaire français spécialiste de la Russie, est alors attaché culturel à l’ambassade de France à Moscou. Il fréquente un petit cercle d’intellectuels très attachés à l’évolution de la pensée orthodoxe. Tous sont d’anciens dissidents qui veulent réécrire l’histoire. Fasciné par ce qu’il nomme "la face lumineuse de la Russie", Hamant a déjà enquêté sur de fortes personnalités de la dissidence religieuse comme Nathalia Stoliarova, Seguei Khodorovitch et surtout le Père Alexandre Men (prononcer Migne) assassiné en 1990.
 
Le diplomate apprend qu’une des disciples de cet éminent religieux manifeste le désir urgent de lui parler. Elle s’appelle Zoïa et lui raconte: Par hasard, elle vient de discuter à la bibliothèque de Peredelkino avec un voisin de table… Un historien amateur qui cherchait, de son côté, des témoignages sur Tambov… Le mot avait fait mouche.
 
"Vous avez dit Tambov?
  - Oui. Les Français ont déjà écrit deux documents sur le camp, et nous n’avons encore rien fait."
 
Zoïa, elle, n’a rien oublié. Elle envoie son histoire et Yves Hamant réagit très vite. Le Minitel lui permet de trouver la piste. Quelques heures plus tard, c’est Eugène, à Metz, qui décroche le téléphone…
 
"Vous êtes bien monsieur Eugène Saint-Eve, qui vivait à Metz avant la guerre?
- Lui-même.
- Le responsable culturel du "Club", à Tambov en 1944?
- Oui, en effet.
- Auriez-vous gardé le souvenir d’une certaine Zoïa Vlassova? … Elle voudrait de vos nouvelles…"
- Un plafond qui s’écroule… Le vieux coeur d’Eugène se met à battre fort. Tous les souvenirs refoulés dégringolent en même temps.
 
Commence alors un long travail de retrouvailles, jour après jour. Au téléphone d’abord, puis par d’interminables lettres. Ils reconnaissent difficilement leurs voix mais les intonations n’ont pas changé. Un torrent de questions nourrit leur correspondance. Il est impossible à ces deux rescapés du néant de se dire tout sans commencer par le commencement. Mais comment retrouver le commencement d’une histoire qui n’avait pas vraiment commencé? Il faut tout reprendre à zéro.
 
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Le fameux cahier d’écolier? Elle le rassure. Elle l’avait bien retrouvé dès son départ de Tambov. Sa vie n’ayant pas été facile, elle n’avait jamais cessé d’en feuilleter les quelques pages froissées. Au bout de cinquante ans, ce souvenir bien réel avait pris à ses yeux la valeur d’une relique. Et d’ailleurs, la trouvaille d’Eugène, cette expression de "Petite oasis", comment l’oublier?
 
Eugène apprend que sa vieille amie ne s’appelle plus Zoïa Vlassova mais Maslennikova car elle s’était mariée. Divorcée plus tard, avec une fille.
 
A son tour, Zoïa saura qu’Eugène est resté veuf avec avec deux enfants. Non, ce n’était pas Hélène… Son épouse s’appelait Irène. Il précise, toujours homme d’honneur, l’existence d’une amie, Françoise. L’un et l’autre pourront donc évoquer leur ancienne complicité sans attenter à la bienséance.
 
A Metz, l’échange de lettres une fois révélé, l’entourage familial demeure volontairement muet. Toute la maison comprend que son patriarche revit difficilement une histoire incroyable. Ses deux fils, Patrick et Thierry, tout comme Françoise, mettent un point d’honneur à respecter sa discrétion. La personnalité ardente de Zoïa, qu’il vient de découvrir, montre qu’elle est très loin du sergent de l’armée russe. Devenue croyante, elle s’est faite un nom dans le milieu des écrivains charismatiques à propos du difficile dialogue oecuménique. Elle a cotoyé Boris Pasternak, écrit sur lui et même sculpté son buste. Le titre de ses recueils en dit long sur ses motivations spirituelles. "L'Esprit souffle où il veut", "Méditations à genoux". Eugène devine qu’elle n’a pas attendu cinquante ans pour passer du marxisme-léninisme au proselytisme religieux.
 
Pour les Saint-Eve, une saga commence. Ils ont réagi avec discrétion mais voient bien qu’Eugène est bouleversé. Depuis sa présidence nationale, il est devenu un Monsieur important. Le décès douloureux de son épouse Irène l’avait déjà poussé à consacrer tout son temps à la profession. Le beau jeune homme de la fin des années trente est devenu un être réservé, friand de textes anciens, de philosophie et de spiritualité. Zoïa, elle aussi, est maintenant un personnage. Elle a souvent souffert avant la fin du communisme car elle était repérée. La conversation un peu tâtonnante qu’ils avaient entreprise en 1995 au premier contact téléphonique, devient dorénavant régulière et profonde.
 
En novembre 1997, Eugène annonce à son amie retrouvée qu’il va lui rendre visite à Moscou accompagné par son fils Patrick, l’épouse de ce dernier, Elisabeth, et bien évidemment Françoise. C’est très important. Zoïa est un peu bousculée par cette arrivée qu’elle n’avait pas prévue aussi rapide. La petite communauté orthodoxe qui l’entoure, une vingtaine de personnes, aura le temps de se mobiliser pour repeindre à neuf son petit appartement avant la visite.
 
Certes, ils s’étaient préparés au choc en échangeant des photos. Mais après avoir comparé des clichés vieux de cinquante ans avec ceux qui dataient de "la semaine dernière", ils avaient connu la même angoisse. Ils n’étaient pas les mêmes, ni l’un ni l’autre. Ils risquaient de ne pas se reconnaître dans le hall de l’Hôtel Intourist… Tous ceux qui ont vécu un jour un rendez-vous de cette intensité savent que le cœur y bat très fort, même dans le vide, dès que réapparait la nostalgie d’un sentiment partagé.
 
Zoä reçoit les Saint-Eve dans son appartement aux murs tout pimpants et leur réserve un accueil à la russe. Un vrai festin mais les Messins se méfient. Le diner se prolonge en présence de quelques amis.
 
En mai 1998, la famille Saint-Eve fait un second voyage à Moscou et en juillet de la même année, Zoïa vient en France. Elle passe quelques jours dans un centre orthodoxe de Meudon et Françoise la ramène à Metz. Elle découvre la ville et se dit émerveillée. La famille Saint-Eve n’est pas peu fière de vivre cette aventure extraordinaire mais se garde, par discrétion, de la rendre publique.
 
A la fin de l’été 2001, c’est Zoïa qui revient à Metz, pour un long séjour de trois mois. Elle veut tout voir cette fois et les Saint-Eve l’accompagnent en Alsace, à Nancy, à Luxembourg, et dans les plus beaux endroits de Moselle. Sans oublier le musée des Malgré nous d’Amnéville. Ils vont même jusqu’à faire trempette à Thermapolis… Mais la fatigue arrive d’un coup, née dans la désespérance du 11 septembre avec les tours de Manhattan qui passent en boucle à la télé. Zoïa décide sagement de rentrer plus tôt dans son pays.
 
Au printemps 2002, la petite troupe messine retourne à Moscou à l’invitation d’une chaîne de télévision. Comment refuser? Zoïa insiste. Un animateur visiblement déjà bien rodé au battage médiatique va les embarquer dans une sorte de télé-réalité, un sketch de cinq minutes qui doit résumer une histoire de cinquante ans. C’est Zoïa qui la raconte. A la fin de l’émission, on lui demande si elle a rêvé de revoir un jour son Eugène. Elle doit répondre oui, c’est dans le scénario, et Eugène qu’on n’a pas encore vu, attend caché derrière une porte. On imagine la scène:
 
"Et bien le voilà, votre Eugène!" s’écrie le présentateur
La porte s’ouvre et Saint-Eve apparaît. Il se sent un peu piégé. Ils s’étreignent et tout le monde applaudit.
C’est sans doute à ce moment-là qu’ils ont compris qu’ils avaient changé d’époque.

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Première visite à Moscou, chez Zoïa en 1997. Françoise prend la photo. De gauche a droite, Dacha, fille de Zoïa, une amie russe, Eugène, Zoïa, Elisabeth, Patrick et Galina, une journaliste de "Kontinent".

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Toujours à Moscou, lors du second voyage en 1998. Zoïa, Eugène et Françoise, au milieu d’amis russes.

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Eugène visite, près de Moscou, la bibliothèque du Père Men

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A Metz en 1998, premiere visite de Zoïa chez les Saint-Eve. De gauche à droite, l’épouse de Jean-Marie (frère d’Eugène) Françoise, Zoïa, Eugène, Jean-Marie et sa fille.

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A Metz, en octobre 2001, chez les Saint-Eve, avant le départ de Zoïa. De gaucheà droite: Patrick, l’abbé Leidwanger (un ami d'Eugène) Frédéric (le fils de Patrick), Elisabeth, Françoise, Eugène, Zoïa, Eugène et Thierry.

Et pour finir, un livre  
 
En 2005, donc dix années après leurs retrouvailles, Eugène reçoit de Russie un colis par la poste. Un livre écrit en russe et dédicacé avec un certain humour.
 
"A mon cher Eugène. De toute façon, il n’en comprendra pas un mot!"
 
Il n’est pas étonné de l'envoi car, sans trop s’étendre sur ses sentiments, il avait fini par accepter de participer à l'ouvrage. A la demande de Zoïa, il avait rédigé quelques chapitres en français, qu’elle a fait traduire. L’ouvrage est d’ailleurs bien signé par Zoïa Maslennikova … et Eugène Saint-Eve.
 
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Traduction du russe: Zoïa Maslennikova et Eugène Saint-Eve: Une petite oasis française. Editions Agraf de Moscou.
 
Le titre aurait pu sonner curieusement à l’oreille des anciens Malgré nous, pour peu qu’ils en aient eu vent. Tambov, une petite oasis française? Comme oasis, il y avait mieux… Mais c’est Eugène qui l’avait trouvé. Il avait donc ses raisons.
 
Sur 590 pages, une partie racontait leur rencontre, vue avec les yeux de Zoiä. Mais la plus grande part reprenait l’essentiel de leurs interrogations sur la spiritualité, depuis leurs retrouvailles. Il était tiré à mille exemplaires dans la collection "Symboles d’une époque" aux éditions Agraf de Moscou.
 
C’est un ouvrage étonnant. Zoïa y livre des impressions qu’elle n’avait pas eu la possibilité de confier à Tambov. Elle revient sur beaucoup d’anecdotes vécues dans le camp et parle de ses rencontres avec d’autres étrangers. Ces hommes, se montrent plein d’égards et prévenants.
 
Parfois, elle se fait coquine. "Vassily Stéphanovitch était le sous-commandant. A notre arrivée, il avait interrompu notre garde-à-vous: "Repos! Asseyez-vous, mes copines. Il faut que vous sachiez que ces Français n’ont pas vu de femme pendant des mois, des années peut-être? Ils vont essayer de vous mettre de la poudre dans le cerveau, et pour ça, méfiez vous, car ce sont des experts"
 
Dans le premier recueil de souvenirs qu’elle avait envoyé à Eugène, elle revient sur un moment très drôle: "Le temps vint pour nous de nous baigner. Des prisonniers chauffèrent les bains. Comme Vassily essayait de construire des relations amicales avec nous, il nous débloqua chacune un balai de bouleau. Nous nous fouettions gaiment, en nous aspergeant de baquets d’eau chaude ou glaciale, l’une sur l’autre, en riant. Tout à coup je me suis figée en poussant un cri perçant. Des nez masculins étaient collés aux vitres, sous le plafond, et des dizaines d’yeux d’hommes flamboyants suivaient avidement chaque mouvement. "Comment, Zoïka, tu viens seulement de les voir?"... C‘était Vera qui se moquait de moi. Je me précipitai pour chercher un drap et voiler la fenêtre…."Laisse-la". Cette fois, c’était Moissia qui me faisait la leçon. Tu ne vas pas en mourir. Moi j’ai pitié de ces gars. Qu’ils jouissent un peu du spectacle… Le lendemain au Club, je n’osais pas lever les yeux en pensant que certains de ces hommes m’avaient vue toute nue au bain."
 
Mais la sergente soviétique raconte aussi l'envers du décor alors que, tout comme Eugène, elle se sent privilégiée de travailler dans la partie acceptable du camp. "Les prisonniers nous montraient des photos de leurs épouses, de leurs mères, de leurs enfants et en parlaient avec tendresse. Ils avaient une délicatesse innée, ils étaient polis, serviables sans qu'on les y oblige. Privés de liberté chez nous, ils étaient spirituellement plus riches que nous autres, athées par obligation".
 
Elle dit qu’aller dans la baraque-infirmerie, c'était à coup sûr y mourir. Une femme-médecin lui avait répondu: "Que voulez-vous que j'y fasse? ils meurent de nostalgie, ils ne veulent plus vivre, ce n'est pas tout le monde qui survit en captivité. Pour les médicaments, c'est clair, on est mal servi, et pour la nourriture, c'est minable. Tout part pour le front, c'est la guerre!"
 
A la fin du livre, Zoïa conclut: "Eugène et moi, il nous est difficile de vivre une semaine sans recevoir une lettre. Notre vieillesse est comblée d'un bonheur inéspéré. Ni la guerre, ni un demi-siècle de séparation ni les frontières, ni les distances, n'ont de prise sur notre attirance mutuelle. Nous sommes sûrs qu'à deux reprises, c'est le Ciel qui nous a réunis, par l’intercession du Père Men et nous croyons que nous y serons ensemble". Dans ce cas, ils doivent discuter encore…
 
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Epilogue

Deux ans après la sortie de l’ouvrage, Eugène meurt hélas le 5 sept 2007. Il avait 88 ans. Zoïa est prévenue. Elle écrit aux Saint–Eve et leur envoie de son pays un morceau d’écorce de bouleau, pour mettre sur sa tombe.
 
Un an plus tard, à 85 ans, elle rejoint son ami et l’histoire de ces deux êtres aurait pu demeurer peu connue dans la région messine. Mais un dernier hasard nous permit d’en avoir vent. Un Messin professeur en retraite, Paul Clémens, était tombé en 2005 sur la "petite oasis française" alors qu’il feuilletait, rue de la montagne Sainte-Geneviève à Paris, les rayons de la librairie russe.
 
Une trentaine de documents ou de photos, fournis par la famille d’Eugène et encartés dans l’ouvrage, rendaient à cette histoire toute sa vibration humaine, car elles montraient notamment des clichés des fameux voyages à Metz, en Moselle ou à Moscou.
 
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Jean Raymond Klein les avait reçus en 2001 au musée des Malgré nous d’Amnéville.
 
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En visite de la cathédrale de Metz.  

Il est dommage que l’éditeur du livre ait fâcheusement oublié de préciser sur le quatrième de couverture qu’Eugène avait été enrôlé de force. Le lecteur moscovite ignorera donc ce "détail".
 
Comme il avait enseigné le russe, Paul Clémens avait pris contact en 2005 avec la famille Saint-Eve. Le temps d’apprendre, de la bouche d’Eugène, que ce dernier ne voyait pas d’inconvénient à ce que le livre soit traduit en français. Hélas, le vieil homme pudique mourut peu après.
 
Grâce aux traductions de Paul Clémens, nous avons pu vous raconter cette belle histoire et Claude Toussaint, au Musée des Malgré nous d’Amnéville, nous a aussi beaucoup aidés en nous permettant d'utiliser les dessins. Si nous mettons l'article en ligne, c’est avec l’accord des deux fils du Dr Eugène Saint-Eve, eux-mêmes, très connus l’un et l’autre en Moselle.
Le Dr Patrick Saint-Eve est chef de service en chirurgie au CHR de Thionville
Le Dr Thierry Saint-Eve est chirurgien-dentiste à Metz.
Ils nous auront ouvert le tiroir des photos paternelles pour reconstituer le puzzle d’une existence inattendue, un trésor qui dormait dans l’album de famille. L’histoire d’une belle vie…

JG. décembre 2012
 
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