Les analyses de Jean-Jacques Fouché font autorité. L''historien a beaucoup écrit sur Oradour mais, selon lui, la mémorisation qu'on se fait du massacre reste très compliquée. Lire en page d'accueil à ce propos: Etait-il si dur de demander pardon?
Tout dépend, même aujourd'hui, de la representation qu'on a dans la tête, c'est-à-dire de l'image qui vient à l'esprit, dès qu'on l'évoque: l'horreur absolue, la douleur des familles, la monstruosité nazie, la présence des douze Alsaciens, le scandale de leur amnistie, le besoin d'oubli, les récupérations politiques ou hélas le révisionnisme rampant. Les opinions s’y sont révélées, dès le départ, peu conciliables, selon qu’on était un villageois rescapé, un communiste du Limousin, un parisien directeur de musée, un expulsé du pays messin, un avocat strasbourgeois, un enrôlé de force ou un ministre.
Une leçon pour tous les historiens, sans doute. Mais le terreau humain dans lequel aura fermenté ce magma de mentalités différentes a dépendu bel et bien, et dépend encore, de la sensibilité des gens d’Oradou.
"Un village accommodant, nous rappelle à nouveau Jean-Jacques Fouché, un endroit calme, nourricier, paisible qui va recevoir le 10 juin 1944 un choc d’une brutalité que personne n’avait la possibilité d’imaginer. La population sait que le débarquement des Alliés a eu lieu enfin mais elle ignore que la région vient d’être déclarée zone de Guerre… Chacun vaque à ses activités. Tôt, le matin, des habitants sont partis à la foire qui se tient dans un village voisin, d’autres ont pris le tramway pour la ville, d’autres encore le chemin des champs. Un commerçant fête la fiancée de son fils et tue le cochon, le fiancé est arrivé en uniforme allemand de l’administration Todt, les enfants des hameaux sont à l’école où les maîtres font la classe. Tout est normal. Même le téléphone fonctionne à la Poste...
Très vite, Jean-Jacques Fouché a compris que la reconstitution d’une mémoire unique du massacre ne pourrait jamais satisfaire les mentalités locales, car chacun gardait son interprétation intime des horreurs qu'il avait cotoyées. La force des convictions serait toujours supérieure au savoir historique.
Pour avoir une idée de la fourmillère des sentiments autour d'Oradour, on doit savoir que le soir même de la tragédie, le préfet régional, avait osé, au nom de Vichy, suggérer qu'il se sentait, lui aussi, une victime du massacre! Alors que dans les ruines fumantes, des sauveteurs hébetés n’avaient pas encore commencé de ramasser les cadavres. C'est dire le choc en Limousin et la confusion qu'il permet. Inimaginable.
L’amnistie dont bénéficièrent en 1953 les douze condamnés alsaciens entraîna les responsables du bourg à refuser un monument construit par les services de l’État. Paris aurait voulu faire d’Oradour le symbole des victimes de la deuxième guerre mondiale. Mais c'est devant le "Tombeau des martyr", un monument privé construit par une communauté locale digne et intransigeante, que tous les visiteurs officiels durent d’abord venir se recueillir.
Lorsque le Conseil général de la Haute-Vienne décida en 1993 de sortir de ce blocage en construisant un "Centre culturel d’accueil et d’information" destiné à recevoir le public, les habitants considérèrent d’emblée ces visiteurs comme des "pèlerins de la mémoire". Et depuis, chaque année, 300 000 d’entre eux ont fait d’Oradour le premier lieu touristique de la région Limousin. Mais ce tourisme de masse n’a pas vraiment touché la sensibilité des rescapés.
Le problème paraît insoluble et Jean-Jacques Fouché pose honnêtement la question: A qui appartiennent les sites des camps et des massacres? Aux Pouvoirs publics chargés de la politique de la mémoire? Aux victimes et à leurs organisations? Aux techniciens de la conservation? aux metteurs en scène des symboles?
Comment rassembler l’expérience unique de ces témoignages nombreux afin d’en retrouver le sens général, de façon à le "traduire" dans une muséographie universelle? Alors que les réponses ne sont jamais neutres et peuvent réveiller des situations conflictuelles... Les victimes redoutent une banalisation des lieux de leur douloureuse expérience et se méfient à l’idée qu’on puisse détourner leur parole.
Jean-Jacques Fouché le constate: "Les ruines d’Oradour sont donc restées muettes sur l’action des massacreurs et ne disent rien de leur "rationalité". Ne deviennent-elles pas une abstraction par leur manque de lisibilité, du fait des interventions visant à les conserver? Elles apparaissent comme une allégorie de la finitude humaine et le rappel d’une "splendeur" édénique disparue. Ne béneficient-elles pas aujourd’hui d’un statut de ruines romantiques?
La symbolique d’Oradour permet pourtant de déceler deux histoires: celle d’un événement, le massacre, "produit" par la rationalité des nazis engagés dans une logique de guerre idéologique, et celle d’une construction mémorielle difficilement compréhensible quand on ignore le contexte, local et national, avant et après le massacre. Des centaines et des centaines d’articles n’ont cessé d’être consacrées à Oradour. Hélas, quand cette mémoire est racontée à distance par un "étranger" à l’événement, fut-il un historien, n’est-elle pas pour les témoins une épreuve?"
Ces trois photos remarquables, exposées assez récemment au centre Pompidou montrent que chaque document peut véhiculer une vérité différente selon la représentation que s’en fait au départ le lecteur.
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Fouché