Il est permis de rêver. Gajeons que dans une vingtaine d'années, l'arrivée de Pompidou à Metz en mai 2010 aura dans la mémoire mosellane, plus d’importance que celle de Clovis en Moselle gallo-romaine à la fin des années 400. Car enfin, de la première, on est certain qu'elle a eu lieu.
On l’avait senti dès le premier week-end, alors qu’autour du blanc chapeau chinois, des milliers d'ébahis baragouinaient du francique au gagaouze et regardaient leur montre en soupirant. Sous la charpente, dont la renflure brillante m'a toujours fait penser au ventre du hanneton, leur queue soumise avançait le nez en l’air si l'on peut dire... comme un mille pattes à l'heure de la soupe.
Les Messins, pas fous, n’avaient guère tenté de se faufiler dans cette foule impatiente. Ils trouvaient inutile, lors de ce gris dimanche de mai, de devoir piétiner pendant quatre heures les pourtours de leur nouveau château, alors qu’ils auraient tout le temps d’y revenir plus tard, à la petite semaine, et au soleil. Mais ils avaient été touchés par l’élégance de l’invitation municipale, qui les changeait, par son envergure, du vin d'honneur habituel après dépôt de gerbe.
C’est donc avec une déférence amusée qu’ils marchèrent en famille, mais de loin, jusqu'à la ruche culturelle dont ils percevaient la vibration derrière la gare… Et ils n’en sont pas encore revenus. Pompidou Wahou!
De loin, ils avaient certes découvert l'objet comme on trouve un bout de lune au fond du jardin. D’un œil méfiant mais vite fasciné, ils en avaient d'abord cerné le galbe pointu. Ils avaient même eu le culot d’en faire, mentalement, le tour du propriétaire, sous l’effet d’une jubilation irrésistible dont aucun étranger ne pouvait se douter. Même un Chinois.
Dans la minute qui suivit, tout changea dans l’idée qu’ils se faisaient de leur mosellité profonde... L’intuition leur vint, en effet, que Metz avait enfin tourné une page de son histoire, écrite jusqu’alors à l'encre d'Epinal par des plumes au cocorico sans finesse. Le Palais du Gouverneur par exemple, ce gros bonbon messin des années prussiennes, prit soudainement un sacré coup de vieux. Pour ne point parler de la Fête de la Mirabelle, dont le défilé ringard a toutes les chances de figurer dorénavant au rayon des œuvre d’art brut, entre une ferraille compressée de César et un foutoir de Ben Vautier.
J’eus beau traquer les visages des Mosellans autour de Pompidou, je n’ai pas noté la moindre moue au coin de leurs lèvres, la plus légère malice au fond de leurs yeux, rien qui puisse réveiller une vieille méfiance frontalière. Au contraire, ils semblaient assez fiers. Alors que d'habitude, ils se referment comme des huitres dès que le discours culturel leur semble péremptoire, dès que le phrasé du spécialiste prend des accents disons trop parisiens.
Il faut se rappeler que l’humiliation mosellane n’est pas visible à l’œil nu. Elle est une blessure de l’esprit qui a généré, depuis 1871, un déficit d’image. On a bochisé les gens d'ici de manière insupportable. C'était si grave que Metz, pourtant d'origine romane, a toujours souffert de trois aimantations tenaces: Strasbourg qui parlait à sa place, Nancy qui rêvait de sa place et Paris qui n’y comprenait rien. Pour la Moselle, c'était pire. Tout Mosellan adulte, quelle que soit la langue de son arrière grand-mère, avait fourré cette rancoeur dans sa poche, avec un mouchoir par dessus. On n’était pas dans une mémoire politique. On était dans une mentalité.
Et soudain, Metz gagne le gros lot. Je puis me tromper mais l’intuition m’est venue qu’au terme de cette tombola pompidolesque (déjà 1 400 000 visiteurs au début de 2012) les Mosellans se sont plutôt sentis honorés au tirage, même ceux qui l’avaient trouvée trop chère au grattage… Maintenant, il va falloir faire avec.
Par la grâce inspirée de deux architectes, par le courage d’un maire cramponné à son projet un peu fou, par la loyauté de son remplaçant qui n’a pas boudé le bébé, la capitale lorraine, si discrète et si mal connue, se retrouve soudain à la une du tourisme mondial. Elle se prend à rêver, d'autant plus qu'elle trouve ça normal...Bilbao, Gugenheim, Pompidou-Metz… même combat. Laissez-venir à moi les petits minets de la jet-set!
Belle revanche, à savourer alors que le jour de l'inauguration, 600 journalistes déboulaient à la gare et s’étonnaient en choeur: Mais c’est que, voyez-vous, cette ville est diablement belle! Une des plus belles de France, avec des terrasses partout. Un vrai musée d’architecture!
A part deux ou trois perroquets du micro qui s'étaient inquiétés de voir un tel joyau atterrir en marge de leurs habituels circuits mondains, il n’est venu à l’idée de personne de nous réciter le paragraphe habituel sur cette pauvre Moselle en jachère industrielle, bordée de barbelés, bourrée de casernes sinistres et de blockhaus éventrés, ce cliché de chez Cliché, cette rengaine de troufions moroses qui leur arrivait si souvent sous la plume. Ces pourquoi, depuis, les Messins sourient.
Ils savent bien, les fines mouches, que leur tour de Babel n’est pas près de quitter la ville. Elle est plantée au-dessus d’un amphithéatre romain de 25 000 places, enfoui avant 1914, et non sans muflerie, par un Guillaume II levé du mauvais pied. La courbure de ces constructions, qui dormait sous terre depuis deux mille ans, fait penser à un aimant. Elle va retenir Pompidou par la racine.
Dopée par cette incrustation tellurique, l'image de Metz a déjà rejoint les revues glacées que l'on feuillette en salle d'attente, chez les dentistes des plus beaux quartiers du monde. Et les touristes se multiplient. Au point que les Messins devront apprendre godiller entre les week-ends s'ils veulent un Pompidou tranquilou. En connaisseurs flattés ou intrigués, ou les deux, ils se paieront alors, rien que pour eux-mêmes, des soliloques vertigineux, le nez à dix centimètres des oeuvres, sans risquer d'être poussés dans le dos.
Et si certains n'ont vu que du bleu dans les trois Miro, ils se sont bien gardés de le dire. Le Mosellan n'est pas un parleur et tant mieux pour lui. Devant un tableau, c'est comme après l'amour. Le premier qui parle dit une connerie.
Metz Pompidou, c'est le nouvel élixir des frontières, un sérum anti-casque à pointe qui coule dorénavant au goutte-à-goutte, dans les veines des Mosellans décomplexés.
2013. Pourvu que ça dure...
Il semblerait qu’après trois années inoubliables, Pompidou-Metz s’essouffle un peu. D’un étage à l’autre, l'écho nous parvient d'un murmure, entre sectaires de l’art contemporain et nostalgiques de l’art ancien… Alors que ce débat sur la programmation étaient prévisible. On n'offre pas aux Mosellans deux expositions exceptionnelles sous un chapiteau de luxe comme on installerait au Qatar une piste de ski pour la Jet set. En 2006, dans "Planète Moselle", nous imaginions l'avenir alors que le projet Pompidou était encore dans les tuyaux. Le revoici, en partie paraphrasé:
"L’iconographie mosellane demeure plombée par les deux annexions… Chaque fragment de sa population a fabriqué ses icônes. Certaines rejoindront plus tard une collection de cartes postales portant sur l’histoire de la classe ouvrière en Lorraine. Alors que d’autres qui dorment dans les tiroirs depuis 1871, auront du mal à se débarrasser du fameux syndrome casque à pointe.
Il ne faudra pas fouiller longtemps pour tomber sur des Mosellans figés dans la pause, à l’entrée d’une auberge rebaptisée Gasthof, dont le patron moustachu bombe le torse, devant sa famille rangée en rang d’oignons. La servante en tablier blanc discute en riant avec le fils aîné coiffé du calot prussien et qui doit faire son service à Sarrebrück. On a moins souvent photographié les bavardages clandestins dans la cuisine, la complicité des enfants dans la cour, les chuchotis à la sortie de l’église ou les gloussements dans les foins. On résistait sans comploter. Au nez parfois d’un envahisseur devenu votre voisin au coin de la rue, et bien différent des voyous nazis des années quarante.
Ces représentations mentales demeurent inscrites quelque part dans la pâte humaine des villages, à deux pas de l’école où les maîtres venus de Prusse obligeaient les enfants à écrire en gothique. La même école où, après 1919, d’autres instituteurs, cette fois républicains, purgèrent en sens contraire. la cervelle des petits-fils On peut imaginer le crissement au tableau noir de ces milliers de scolarités compliquées. Il ne faut donc pas s’étonner si les Mosellans gardent encore des representations différentes de leur passé. Ils se sentent piégés.
Des grappes de visiteurs éclairés surgiront bientôt du TGV pour gagner en flânant les entrées du nouveau Beaubourg. Après s’être étonnés de ne pas débarquer dans un univers de caserne alors que, depuis l’école, ils gardaient ce vieux cliché dans leur inconscient, ils flaireront des espaces de capitale et une beauté florentine dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, leur mémoire ayant toujours associé la vie messine aux ambiguïtés frontalières et aux décombres de la guerre.
Les Mosellans, de leur côté, ne pourront pas s'empêcher de regarder Pompidou comme une subtile réparation... Ils viendront instinctivement chercher dans ce musée d’envergure, outre une image valorisante, un équilibre qui fasse la part égale entre les explorations singulières de l’avant-garde et la redécouverte des oeuvres du passé dont ils avaient été privés. Ils voudront voir ou revoir des peintres et des sculpteurs dont les oeuvres seront exposées en permanence.
Quelque part dans la mémoire des Messins, il y a cette idée que leur département est sorti humilié de la première annexion allemande. Pendant un demi-siècle, elle a tenu en, effet des centaines de milliers de mosellans à l’écart des influences culturelles qui ont marqué trois générations du côté français. Envisager cette "partie musée" dans Pompidou serait l’occasion d’un solennel rattrapage, une tardive réparation, un vrai "dommage de guerre".
"Planète Moselle". 2007