En 2008, le choix de l'adjectif "humiliée" avait surpris quelques lecteurs. Ils le trouvaient définitif, dans un domaine où tout est volatil... Et puis, je le sentais bien, ils n'appréciaient pas qu'on revienne là-dessus. C'était de l'histoire ancienne et l'oubli avait soigné les blessures.
La suite des événements leur a donné tort et cette "humiliation" soi-disant oubliée pourrait bien réchauffer dans les mentalités locales des humeurs qui couvent encore. Il suffit de mesurer l'impact des bouleversements politiques de 2016.
De nouveaux horizons peuvent ouvrir demain des portes au plan mondial, mais au plan grand régional, ils peuvent en refermer aussi.. Le lecteur saura demain si l'article qui suit, rédigé voici quelques années, leur semble aujourd'hui prémonitoire ou vraiment dépassé.
"On s'étonnera de notre intérêt pour la Moselle, un mouchoir de poche, alors que depuis la globalisation, tant de paysages nouveaux, qui se croyaient uniques autour du monde, acceptent enfin de gommer leurs états d'âme pour se chauffer au même soleil. Du coup, cet adjectif "humiliée" mérite une explication.
Humiliée la Moselle? quand et par qui? Sans doute, comme l'a écrit Fernand Braudel, le passé brûle-t-il le présent... Mais le fait d'exposer les ressentiments refoulés d'un petit million de Lorrains peut sembler secondaire alors que des milliards de Terriens anonymes pensent à se bâtir un futur.
Pour finir, cette humiliation reste difficile à imaginer dans un département français qui bénéficie aujourd'hui d'une forte couverture médiatique du fait de sa population bien supérieure à celles des trois autres circonscriptions de la région lorraine.
Et pourtant, qu'elles soient de Meurthe-et-Moselle, de la Meuse ou des Vosges, les opinions voisines ont senti que la crise économique des années 2000, tout comme celle des années 70, avait réveillé chez les Mosellans de vieilles humeurs lotharingiennes. Nostalgies centrifuges, peut-être, mais qui semblent incrustées dans le mental d'une population à nouveau angoissée, à qui l'on devrait quelque lointaine réparation... On s'en plaignait souvent dans les couloirs ministériels. Il s'y murmurait que la Moselle est introvertie, imprévisible, en somme jamais contente. Elle demande toujours et prétend qu'on l'oublie. C'est pourquoi Paris veillait à ne pas installer le premier venu à la Préfecture de région...
Admettons... mais venir soudain nous dire que le Mosellan nouveau était arrivé, au point qu'on le verrait enfin regarder vers l'Europe avec la prétention d'y jouer un rôle? alors que depuis plus d'un siècle, le moindre débat lui faisait se souvenir qu'il est un cocu de l'Histoire... D'où venait donc ce surprenant réveil d'identité?
Il est le fruit d'un vieux déficit d'image. Déjà traumatisé par les guerres, le département fut, pendant plus d'un siècle, regardé par beaucoup de Français comme une cour de caserne en friche. Du coup, les voisins alsaciens, très sûrs d'eux-mêmes, avaient toujours parlé à sa place. Sait-on que le nom du département (Moselle) n'a jamais existé en tant que tel dans nos manuels d'histoire? Le reste du pays n'en a rien su.
Nous parlons d'une période bien précise, qui va de 1871 à 1919. Elle n'est certes qu'un moment de rupture pour quelques générations bousculées, une histoire que la France a d'autant plus facilement oubliée qu'elle n'a jamais compris la complexité frontalière. Fort heureusement, l'arrivée d'Internet a relancé la curiosité historique... Sans doute, il existe encore des cybernautes allergiques à la tradition et qui n'ont aucune envie de connaître le destin de leur arrière grand-père. Mais les Lorrains des années 2011, enfin conscients de leur image incertaine, ont dorénavant les moyens de reconstituer, au bout de leur souris, l'environnement culturel dans lequel vivaient leurs anciens... Ce voyage, qu'ils entament en marche arrière, les ramène à la mémoire blessée des braves gens.
Hélas, le grand mémorial de la France est plein de trous. Les historiens, tout comme les peintres, ont longtemps confondu le destin des civils avec le cours des guerres. La paix les intéressait peu. Ils ont préféré raconter les batailles plutôt que le malheur des simples gens. Ils n'ont que rarement cherché à dépeindre la vérité sociale. D'où le conformisme belliqueux qui dort encore dans nos bibliothèques et s'étale dans nos musées... Pour une peinture inspirée, capable, à la Breughel, de nous transcender la pesanteur villageoise pour en montrer la noblesse, combien de chromos bravaches et de cadavres empilés, que contemplent ravis, du haut de leur cheval, des maréchaux emplumés...
Faute de bonnes références historiques, il est donc difficile de conserver, au fil des années, le même respect, la même compassion pour son ascendance. La curiosité naturelle envers le passé familial finit forcément par se délayer, au bout de quatre ou cinq générations.
Mais justement, il semblerait que des milliers de braves gens, faute d'avoir trouvé la vérité dans les galeries ou les livres, s'en sont voulus soudain de ne pas avoir osé, avant la mort de leurs vieux parents, poser des questions qui pourtant leur venaient aux lèvres. Ils auraient enfin compris que la mémoire d'un peuple se rétrécit lorsqu'ont ont disparu les derniers témoins.
En Moselle, en tout cas, la frustration renait de ses cendres... Et ce n'est pas du luxe. Malgré trois guerres, en effet, ainsi que deux annexions, l'effacement du département reste flagrant dans les bibliothèques... Le simple nom de "Moselle" nage dans le grand bocal "Alsacien-Lorrain", comme une queue de cerise oubliée dans l'eau de vie. Même s'il a conservé une mentalité vierge dans cette "Alsace-Lorraine" virtuelle où il n'existe plus, le Mosellan a l'impression d'être une pièce rapportée. Dès qu'un hasard l'amène à discuter avec un inconnu à propos de la dernière guerre, il doit d'abord expliquer à son interlocuteur qu'en Lorraine, les Mosellans sont une autre espèce de Lorrains.
Longtemps, par réflexe un peu dérisoire, les automobilistes 57 se klaxonnèrent en souriant sur les routes de France... Leur connivence naïve dura jusqu'au jour où un décideur européen, à qui l'on n'avait rien demandé, eût gommé cette fraternité minéralogique, leur seul rituel d'identité.
Aujourd'hui encore, le Mosellan sait qu'il risque encore de tomber, même en Lorraine... sur un compatriote assez borné pour le traiter, en plaisantant... de "Boche de l’est".
Fort heureusement, à l'heure de l'Europe, ce terme "Boche" a beaucoup perdu de sa nuisance. Il n'est plus qu'une attraction de bistrot, comme ces diables montés sur ressort au fond d'une boite et qui vous partent dans la figure lorsqu'on touche au couvercle. Sauf que le ressort est rouillé. La plupart des Français de l'intérieur qui en usent encore n'ont même pas conscience de son effet désobligeant.
On est en face d'une méchanceté gratuite, la saillie d'un crétin de base. Mais comme tout Mosellan loin de chez lui ne peut jamais prévoir ce qui va sortir de la bouche d'un inconnu rencontré sur une plage du Médoc ou dans un autobus haut-savoyard, il garde profil bas et devient d'une prudence de Sioux. Même si le premier contact est sympathique...IIs restent nombreux, ces Lorrains floués, ces Messins méfiants, dont les tempes sont grises et les oreilles bouchées, pour éviter les mots qui fâchent. Ils s'en veulent d'être restés aussi longtemps repliés sur eux-mêmes,..
Et voilà que les 57 se rebiffent... Les blessures d'amour-propre se transmettent enfin par héritage. Pour la première fois, on en cause et la Moselle frontalière comprend qu'à la différence de l'Alsace, elle a été dépassée par les événements. Elle revit très mal le blocage qui avait paralysé trois générations, les empêchant d'analyser leur humiliation.
Elles ont de quoi se vexer... Nous sommes dans le département le plus compliqué de France, où tout énarque devrait faire ses classes, s'il veut s'épanouir plus tard dans une grande carrière préfectorale au lieu de pantoufler dans un conseil d'administration... Cueilli à froid, il affûtera ses antennes avant de s'engouffrer dans un labyrinthe. Il sera vite impressionné devant ce fruit gigogne qui a mis deux mille ans à mûrir. Il comprendra que l'histoire, la géographie, le droit, les sciences, l'agriculture, la linguistique, la psychologie, le statut des religions et les horreurs de la guerre s'emboitent si bien ici, les uns dans les autres, qu'une année de collège ne suffirait point à une demi-douzaine de professeurs pour en faire le tour.
Rendue totalement allergique au bistouri parisien après plusieurs découpages sans anesthésie mais nantie d’un pourcentage de population très supérieur, nous l'avons vu, aux moyennes de la région et de l'hexagone, la Moselle a le pouvoir mystérieux de surmonter les pires angoisses économiques. Elle possède une capitale insubmersible, une population contrastée, deux cultures linguistiques, trois frontières, une cinquantaine de nationalités... Sans oublier qu’à propos des invasions, elle a toujours été aux premières loges. Mais il lui reste malheureusement ce "Boche de l'Est", qu'elle traîne comme une casserole au bout d'une vieille ficelle. Le bruit de la bêtise humaine.
Ce site est une bouteille à la mer. A l'intérieur, il y a un bout de papier un peu flétri sur lequel on a écrit cette phrase: "Vous le saviez, vous, que les Mosellans avaient pu se sentir humiliés?"
En espérant que beaucoup de surfeurs feront l'effort de se baisser pour ramasser la bouteille quand les vagues de l'Internet l'auront suffisamment roulée sur le sable."
JG (2008)