Comme un mur de verre...

Chaque fois je passe le mur de verre 1

A Filstroff, près de Bouzonville, quand j’ai frappé à la porte de Jean-Louis Kieffer pour lui demander ce qu’il en pensait, il a d’abord paru surpris. Notre site doit beaucoup à ce doux Bouzonvillois, professeur de français à la retraite, depuis qu’il m’a raconté son histoire personnelle et permis de mieux comprendre la nature de l’humiliation frontalière. Il est, avec Hervé Atamaniuk à Sarreguemines et beaucoup d’autres du même esprit installés comme lui tout au long de la frontière, l’un des mainteneurs les plus actifs du renouveau francique. Une espèce de ligne Maginot à l'envers... De plus, il est poète, ce qui lui donne un double regard.

Le mur de verre entre les deux Moselles, Jean-Louis-Kieffer connaît. "Chaque fois que, pour me rendre à Metz, je sors de la forêt de Piblange en roulant vers Gondreville, je me dis que j’arrive en France et je souris... C'est tout de même bizarre, d'un seul coup. Pas de rideaux derrière les fenêtres, pas de fleurs non plus et des maisons beaucoup plus petites que chez nous."

Mais quel espoir sérieux garderait-il sur la vieille langue de ses ancêtres? Au départ, l'ancien prof est plutôt découragé: "Notre dialecte se perd, hélas, comme toutes les langues régionales." C’est même la raison du réveil inattendu de ses derniers défenseurs, des jeunes surtout, un peu partout.

Jean-Louis me rappelle que dans les années vingt, la pression française anti-Platt opérait en priorité à l’école. Du coup, dès les années cinquante, les frontaliers s’étaient corrigés d’eux-mêmes. On ne parlait déjà plus le francique dans la rue et depuis les années soixante, on n’osait même plus s’en servir dans les églises. La télévision avait tout laminé.

Chaque fois je passe le mur de verre 2

"Ce que beaucoup de Français de l’intérieur ignorent, continue Jean-Louis Kieffer, c’est que les Allemands avaient sévi les premiers. Ils ont commencé la répression du "Platt" chez eux dans les années 1860, en imposant le haut allemand, le hochdeutsch une langue classique inventée par Luther au XVIe siècle pour diffuser sa Bible. Nous n’avons fait que les imiter dans nos écoles. Nos inspecteurs avaient des consignes mais rien n’était écrit. Les choses se sont adoucies après 1981, même si l’on trouvait encore, du côté de Bitche, les derniers petits hussards noirs qui interdisaient aux enfants de parler le "Platt" dans la cour."

Notre ami reconnaît que l’intolérance arrogante, l’anti-platt viscéral, a disparu petit à petit.... Jean-Louis n'est pas peuf fier d'avoir convaincu un collègue auvergnat, professeur d’histoire et géographie. Ce dernier, depuis, le parle couramment. Le "Platt" ne fait donc plus peur aux francophones, mais hélas, la principale raison est qu’ils s’en fichent. Comme il n’était que rarement écrit, sa sonorité ne se reconnaissait quasiment plus dans l’espace du sud mosellan. Alors qu’on l'entend aujourd’hui jusqu’à Coblence, jusqu’à Liège, jusqu’à Aix la Chapelle.

"Chez nous, admet Jean-Louis Kieffer, c’est plus compliqué car il existe, vous le savez, trois sortes de Francique de l’ouest à l’est, le luxembourgeois, le mosellan et le rhénan. Un né-natif de Rodemack aura un peu de mal pour être compris à Bitche, mais il le sera. Un Bouzonvillois sera compris à Sarrelouis. Même à Metz, vous le savez, la bonne moitié des plus vieux habitants a un germanophone dans la famille. Il connaît donc quelques mots de francique, un vieux répertoire familial qui fait semblant de dormir dans sa mémoire."

J’imagine qu'il peut même arriver au Messin le plus francophone de se parler "Platt" tout nu devant la glace, en notant qu’il a pris du "schpeck" après avoir tâté ses bourrelets. Mais si un natif de Grossbliederstroff le croise à la sortie de la gare et lui demande en "Platt" le plus court pour Pompidou, il lui répondra qu’on est en France. La seule chance qui lui reste de parler Platt dans une rue de Metz c’est de tomber sur un cousin.

"Notez bien, reprend Jean-Louis Kieffer que si un Sarrois me demande en "Hochdeutsch" la bonne adresse des macarons à Bouzonville, je lui réponds que c’est à Boulay, mais je le lui dis en Français."

 Il ne s'agit que d'une guéguerre. La réalité des années 2010 est bien différente. Quand un Mosellan du nord lit dans le journal qu’il serait question de supprimer un jour le département pour faire des économies, il a le vertige. Au Conseil général, il se sent pleinement représenté alors que dans une structure française extra régionale, sa petite communauté se sentirait la dernière roue du char

A ma demande, Jean-Louis Kieffer a bien voulu offrir aux lecteurs de notre site trois de ses poèmes écrits en français, et quatre en "Platt" qu’il a traduits pour nous. Il précise à ce propos que cette traduction est plus au moins littérale, et ne peut, selon lui, rendre leur rythme ni leurs sonorités. C'est possible. Mais la beauté de son pays nourrit visiblement son inspiration. Les photos qu’il nous offre, prises entre Rémeldorff et Grafenthal, le prouvent.

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 3

 

Terre lorraine

Ma terre termitière

Lacérée de blessures

Aux cicatrices incandescentes

connaît les cris de la déchirure

Les révoltes enfouies.

 

Ma terre cimetière

Aux soldats oubliés

Habillée de deuil et de feu

Ma terre de passage forcée

Connaît les pleurs interdits

Les regards sans retour

 

Ma terre mère

Aux seins trop lourds

Aux parlers divers

En mosaïque d’accents

Connaît les silences de l’attente

Les pesanteurs assoupies

 

Ma terre aux bras ouverts

Jamais repliés

Habillée d’espoir et de rire

Ma terre amante

En attente d’amour

Ma terre sans détour.

 

Ma langue germaine

Que restera-t-il des mots de mes ancêtres,

Fragments maculés

De vomissures,

Crachats tuberculeux

Marqués du signe infamant de la bochitude?

 

Tous les mots de ma tendresse primitive,

Verbes nés

Du giron de ma mère,

Seront viatique au bord de ma route,

Mince filet d’eau, lapée à pleine langue.

 

Langue

Jaillie de ma terre

Non de misère

Mais d’infinie douceur...

Ma langue nourricière!

 

Chaque fois je passe le mur de verre 4 

 

Ma Lorraine

Lorraine Niemandsland

Entre beuglement teuton et ricanement welche

Lorraine mienne

 

Entre marteau et enclume

Croix sans racine

Lorraine

Entre fer et charbon tes entrailles violées

 

Lorraine aux pesanteurs trop lourdes

Aux espoirs oubliés

Aux bouches cadenassées

Lorraine de mon silence

De ma solitude

Lorraine mienne

 

Cris chuchotés

En vallons qui se culbutent

Regards lointains

En clochers gris

 

Lorraine Niemandsland

Lothringen mein

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 5

 

Mei Sprooch     

Ma langue

Mei Sprooch és en kleen Insel

Ma langue est une petite île

Déi émmer kleener gétt 

Qui sans cesse se rétrécit

Von den Wellen verropt 

Déchiquetée par les vagues

 

Mei Sprooch és en alter Baam  

Ma langue est un vieil arbre

Verkroopelt un verwuertzelt

Noueux aux racines emmêlées

Déer noch weider léwen wéll

Qui veut encore continuer à

vivre

 

Mei Srooch és en alt Mädel  

Ma langue est une vieille fille

Dat sein Herz verdrocken lisst  

Dont le cœur se dessèche

En seinem armséilijen Lewen  

Dans sa vie de misère

 

Mei Sprooch és en Trän    

Ma langue est une larme

Om Grouspappen sei Backen    

Sur la joue de mon grand-père

Déi langsam ronnerrutscht  

Qui doucement glisse

 

Mei Srooch és en kleen Bloum    

Ma langue est une petite fleur

Em groussen Wald    

Dans la grande forêt

Déi zwéschen de drocken Blädern

Qui à travers les feuilles mortes

Noch en béssien lachen wéll  

Veut encore rire un peu

 

Mei Sprooch és en Wuert    

Ma langue est un mot

Mei Sprooch és en Bild    

Ma langue est une image

Mei Sprooch és en Otem    

Ma langue est un souffle

Déi mir noch ém Néwel…noowénkt

Qui dans le brouillard

encore… me dit adieu

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 6

 

Groo... mei Sprooch

Am Himmel rutschen de Wolken

Iwwer mei bockelich Land

Em Nowember ganz groo

 

En mei Gedanken spielen

De Wierter

Schockelich Wierter

Duerch mein armselich Sprooch

Bés aan de Wolken ganz groo

 

En meiner Häämlichkeet

Séngen de Wierter

De Sprooch von der Stroos

De Sprooch von der Mamma

Zaart én mir

Ganz groo

 

Mei Sprooch ém Nowember

Groo

Mei Sprooch for de Wolken

Mei Sprooch ohne Fréihjohr

Mei Sprooch for métzehollen bés én den Wénter

Mei Sprooch né meh for deich

Nur noch for meich

Mei Nowembersprooch

Ganz groo...

 

Grise… ma langue (traduction)

Au ciel glissent les nuages

Par dessus mon pays de bosses

En novembre, tout gris

 

Dans mes pensées jouent

Les mots

Mots bancals

A travers ma langue de misère

Jusqu’aux nuages, tout gris

 

Dans ma tendresse

Chantent les mots

La langue de la rue

La langue de ma mère

Tendrement en moi

Toute grise

 

Ma langue en novembre

Grise

Ma langue pour les nuages

Ma langue sans printemps

Ma langue à emporter pour l’hiver

Ma langue, plus pour toi

Uniquement pour moi

Ma langue de novembre

Toute grise…

 

Mojens fréih iwwer der Hétt

De letscht Stéeren

Ohne eppes ze saan

Rutschen langsam fott

Lo hénnen

Iwwer de blou’ Béerjen.

 

Un de lang Féngern von der Naat

Häämeln noch en bessien de Wolken.

 

De Schuerschten iwwer der Hétt

Nujheln sich zesammen

Un zéihen sich zeréck

Verroschtet én der Naat.

 

Un de lang Féngern von de Wolken

Verkroozeln nur noch de Welt.

 

Keen Damp, keen Feier

Keen Blétz, keen Krach

Meh

Nur noch

En rouder Stréch am Horizont

Un et Peschpern von der Naat.

 

Un de Hétt

Streckt sein Schuersten

En de Ewigkeet rénn

Wéi de lang Féngern von der Naat.

 

Tôt le matin au-dessus de l'usine (traduction)

Les dernières étoiles

Sans mot dire

Disparaissent lentement

Tout là-bas

Au-dessus des collines bleues.

 

Et les longs doigts de la nuit

Caressent encore un peu les nuages.

 

Les cheminées au-dessus de l'usine

Se serrent les unes contre les autres

Et se retirent

Rouillées dans la nuit.

 

Et les longs doigts de la nuit

Ne font plus qu’un gribouillis du monde.

 

Plus de fumée, plus de feu

Plus d’éclair, plus de bruit

Plus qu'un trait rouge à l'horizon

Et le murmure de la nuit.

 

Et l'usine

Pointe ses cheminées

Vers l'infini

Comme les longs doigts de la nuit.

 

Auslänner...

Dau wo ém Staaw von den Grouwen

Enner Dach ohne Sonn

Dei Longen rausgekotzt hascht,

 

Dau wo én de Feierfunkeln von de Hétten,

Em Krach un ém Radau

Dich abgeketzert hascht,

 

Dau wo én de Kolonien

Wéi Waartzeln fescht aan de Fabrécken

Agewaas béscht,

For dich warem ze halen,

 

Dau wo ém Staaw, ém Dréck, ém Damp

Gelewt hascht nur for ze schaffen,

 

Dau wo dei Sonn verloss hascht

Un ém Néwel gedräämt hascht

Von dahäm,

 

Dau wo den Spott verdraan hascht,

Weil et hat eefach mussen so sénn,

Dau mét deinen schwaarzen Auen

Un deinen verréssenen Hänn,

 

Dau wo dich duerch dein’ Schwääs

Dein Äerwet un dei Kraft

En us Land egewuerzelt hascht

 

Dau Lothringer von der letscht Stonn

Dau béscht Lothringer. For émmer...

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 7

 

Etranger! (traduction)

 

Toi qui dans la poussière des mines

Sous terre sans soleil

As craché tes poumons

 

Toi qui dans les éclats de feu des usines

Dans le bruit et le vacarme

T’es tué au travail

 

Toi qui dans les "colonies"

T’es accroché comme une verrue

Aux murs des "fabriques"

Pour te tenir chaud

 

Toi qui dans la poussière, la saleté, la fumée

N’as vécu que pour travailler

 

Toi qui as abandonné ton soleil

Et rêvé dans la brume

De là-bas, chez toi

 

Toi qui as supporté la moquerie

Parce qu’il fallait qu’il en soit ainsi

Toi avec tes yeux noirs

Et tes mains déchirées

 

Toi qui par ta sueur

Ton travail et ta force

T’es enraciné dans notre pays

 

Toi Lorrain de la dernière heure

Tu es Lorrain

Pour toujours…