Un début de siècle nerveux

 

 4. Lancien magasin

Pas besoin de lunettes pour une fois… Sur cette photo récente, on voit la maison où vivaient Emile et Marie depuis 1905 avant d’être séparés cruellement pendant quatre ans. Bien qu'à nouveau réunis depuis 1919, c’est seulement en 1925 qu’ils déménagèrent leur pharmacie jusqu’à l’angle de Fournirue.

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A cet endroit, ils vont doter leur nouvelle façade d’une touche Art nouveau qui la classe d’emblée dans les « riches boiseries » messines. Sur la photo, à droite, on reconnait les fenêtres de leur ancien logis messin.

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A l’intérieur du magasin familial, des rangées de pots blancs remplis de substances du bout du monde, d’herbes rares et de chimie en poudre installaient un univers assez magique, qui captivait la curiosité des enfants. Marc savait qu’il prendrait un jour la succession de son père, mais quand ?

Un grand désir de paix imprègne l'Europe depuis 1919 même si depuis les tensions de l'affaire Dreyfus, la France a gardé le goût de se déchirer. Dès mai 1940, la défaite entraîne la Moselle vers une nouvelle annexion. Sa défaite morale lui semble beaucoup plus dure qu'en 1871 car le futur n’a plus d'avenir.

Emile et Marie restent à Metz mais les enfants sont expulsés vers l'intérieur. Dominique, toute jeune fille de Marc, se retrouve avec sa famille en Auvergne, à Châtel-Guyon.

En 1945 elle regagne la maison paternelle où la fameuse photo de 1918 a continué de distiller dans le salon des Losson les états d’âme d’une Lorraine sans arrêt piétinée. On a beau tenter de déchiffrer le document, le vert de gris du châle et l’épinard du blouson gardent une pigmentation teutonne. Le sepia n'est qu'un voile, jeté sur une angoisse. Le refoulé subtil des deux annexions est difficile à colorier

Tant mieux car les Mosellans ont l’humour blasé. Au moindre mot de travers, ils repartent comme en quatorze mais se contentent  de titiller du bout du doigt l’humiliation qu’ils gardent enfouie dans la poche avec un mouchoir par dessus…

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Il faut pourtant bien se distraire. On peut supposer qu’Emile n’avait pas raté en 1905 cet impensable passage du Tour de France dans Metz annexée, avec la bénédiction des Allemands… A moins que fort occupé à l’aménagement de son officine, il se soit senti déjà repéré.

Lucien Petit-Breton, le gentleman journaliste, raconta dans “l’Auto“ ce qu’il avait vu en pédalant : l’arrivée à Metz attira deux mille personnes. Était-ce beaucoup ? Etait ce peu ? Le comte Zeppelin, qui adorait le madère et la bicyclette, offrit aux dirigeants du Tour des gâteaux dans son salon.

Il leur fit visiter les monuments de 1870 alors qu'ils n'en demandaient pas tant. On sut que les coureurs étaient restés pensifs à la vue de ce public lorrain faussement contenu par des casques à pointe à l'air bonasse, mais quadrillé par des mouchards en culotte de golf. Berlin, trouvant le comte Zeppelin trop francophile, mit fin à ces coups de pub l’année d’après.

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En 1906, Barrès se balade dans la campagne messine. On le contrôle en gare de Novéant sans savoir qu’il prend des notes pour écrire, trois ans plus tard, son “Colette Baudoche“. En 1911, il visite les champs de bataille de 1870, s’offre un discours quasi clandestin et enfume de son talent mortifère une bonne partie de la société mosellane. La francophone du moins, car les rares germanophones qui le lisent sont profondément choqués par son racisme.

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Le monde littéraire d'après l'armistice n’est pas toujours conquis en France par ce phraseur tiré à quatre épingles. Paul Léautaud, mauvais coucheur bien connu, supporte mal ce cocardisme revanchard. Non sans humour, et bien qu'il soit très souvent sapé comme un gueux , il ne rate pas l"occasion d'habiller Barrès pour l'hiver.

“La leçon des morts, l’enseignement des morts, l’obéissance aux morts, la terre et les morts, la petite patrie… Idées inintelligentes, philosophie d’esclave. Je doute de l’intelligence d’un homme, d’inventer des niaiseries pareilles.

Telle était l’ambiance du temps d’Emile et Marie. Pleine de rendez vous manqués. En 1918, on avait osé enfiler des bas blancs au mollet galbé des demoiselles, et notre petit zouave était heureux. Trois anges avaient dissipé les bruits de botte mais pas pour longtemps. Mai 40 avait sonné la fin de la récré. Ce n'est qu'en 1957 qu' Emile et Marie passeront le relais à Marc dans un monde totalement changé.

Aujourd’hui, en octobre 2021, que nous dit au fond la photo ? Nous parle-t-elle de l’Europe ? On aimerait bien. Les turbulences vénéneuses du Covid ont rouillé depuis deux ans les ressorts psychiques qui faisaient tourner les rêves. La frilosité des diplomaties européennes freine toute envie d’imaginer le futur. L’horizon parait vide, et la nature en a horreur.

En Moselle, le besoin pourrait en effet venir de chercher dans le regard voilé de trois enfants une nostalgie du temps passé, au risque de voir la mémoire bousculée de cinq générations remonter à la surface, comme une bouée libérée du fond. Quitte à réveiller les passions d’un chauvinisme qui bouge encore ?

Un Français de l’intérieur n’ayant jamais entendu parler de la première annexion ne pourra jamais ressentir l’émotion qui dort sous la photo de l'exilé qui rentre à la maison. Un Messin, s’il y arrive facilement, peut en rester troublé.

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N’empêche, s'il rentre en 2021 de l'hopital après son troisième Pfitzer dans le gras de l’épaule, pourrait-il encore entendre ce que disaient vraiment les cloches en 1945 ?

En cas de rechute, une cuillerée de Déroulède le matin et une le soir suffiront normalement pour en passer l’envie. Le nationalisme se soigne facilement.

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La vie continue. Le magasin Losson fait aujourd’hui la joie des touristes allemands qui bavardent dans le petit train en astiquant leur appareil photo. Au tournant de la Place Saint Louis, toute la chenille se lève d’un bond pour en mitrailler la vitrine.

JG sept 2021