Alors que les sombres images du chaos tourmentaient encore le sommeil des malheureux survivants d’Oradour, cette communauté en désarroi comprit que le temps était venu de redescendre sur terre… En 1946, les familles apprirent en effet, au hasard d'une affiche, qu'une loi d'une effarante maladresse les privait du droit de cultiver leur jardin, autour de leurs anciennes maisons calcinées.
L’administration voulait sans doute leur faire comprendre qu’elles vivaient depuis 1944 sur un lieu de recueillement national et que leur tragédie ne leur appartenait plus. Comme si elles n’en étaient pas conscientes, suprême injure… Alors que chaque pierre roulant des ruines, chaque taillis au bord du chemin, chaque fruit des vergers survivants, devenait, au simple regard, un fragment de mauvaise mémoire. La moindre pomme oubliée au fond d'un panier pouvait ainsi, au petit matin, replonger un jardinier d’Oradour dans la déprime.
S’il s’était seulement agi pour l’Etat de sacraliser le périmètre élargi du massacre en recouvrant ses pourtours d’un linceul de gazon, la population aurait pu l’admettre. Mais l’administration des Domaines n’avait pas de ces hauteurs… Devenue par adjudication, la boutiquière assermentée des vergers, elle confirma en 1948 qu’elle se réserverait dorénavant la cueillette et la vente en saison. Bref, on allait brader, lors de froides enchères, les fruits d’Oradour. C’est ainsi que l’Etat Français fit son marché au milieu des ruines.
Cet épisode assez mal connu blessa profondément les mentalités locales. Il alimenta une bouderie dont l’amertume ne s’est jamais totalement évaporée depuis. La gaffe à propos des jardins n’était en effet que la première, encore symbolique, d’un chapelet d’actes ratés. Elle fut suivie, en 1953, d’un autre impair, cent fois plus grave, à l’occasion du procès de Bordeaux. Et cette fois, c’est avec la justice que l’Etat fit son marché.
Totalement indignée, la population d’Oradour se referma dans sa coquille, plutôt que de batailler sans fin pour exprimer son ressentiment, un dossier qu’entre parenthèses, elle aurait sans doute eu beaucoup de peine à formuler. Car la représentation mentale qu’elle gardait de sa tragédie, était marquée, elle aussi, par toutes les contradictions de l’époque, dès que l’on touchait à son contexte, c’est à dire la résistance, le pétainisme, les maquis ou la politique. Le seul argument dont les gens d’Oradour se sentaient hélas les seuls propriétaires, c’était leur souffrance. Et c’est sur elle qu’ils se crispèrent.