Les fruits amers d’Oradour (suite)

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Ce repli rendit impossible toute discussion positive à propos du futur. Il était évident que la tragédie était une affaire nationale de par son envergure. Mais comment l’Etat pourrait-il aménager ces lieux dès les années cinquante pour que la France de l’an 2000 vienne encore s’y recueillir? En faire un cimetière virtuel, un musée, un centre historique? Oradour prit en horreur les bataillons de concepteurs et de mesureurs venus tirer des plans sur ses ruines, comme s’ils se sentaient chez eux. Mais le pire survint quand on essaya de leur expliquer la présence de "boches de l’Est" dans cette compagnie allemande.

On ne pouvait exiger de la societé limousine une idée bien claire de ce qu’était l’Alsace-Lorraine, attendu que le reste de la France n’y comprenait rien non plus. Tétanisée par l’exceptionnelle cruauté de l’événement sur son propre sol, elle n’était pas mûre pour admettre que les "malgré nous" alsaciens jugés à Bordeaux, aient pu s’être trouvés à Oradour malgré eux.

Parler à leur propos de circonstances atténuantes était donc déjà scandaleux. Oser les considérer comme des êtres "responsables mais pas coupables", c’est-à-dire admettre qu’ils étaient des coupables subjectivement innocents, cet exercice de haute voltige injuriait tous les morts d’Oradour. Le fait que ces tueurs fussent embarqués dans un engrenage diabolique ne changeait rien à la nature de leur crime.

Drapé dans une intransigeance digne de l’antique, la population du bourg savait que l’opinion française partageait pleinement son attitude. Il avait existé, à la Libération une compassion fusionnelle entre la France et Oradour. Tous les dimanches, à la sortie de la messe, des centaines de maires de nos villes et de nos villages déposaient des milliers de gerbes devant les monuments aux morts. Et dans chaque allocution, des plus officielles aux plus rustiques, le nom du bourg limousin était prononcé.
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Oradour savait pourtant que sa position de village martyr n’était due qu’à un hasard funeste. La population ne pouvait oublier que dans un Limousin devenu maquisard, elle avait, comme tout le monde, gardé profil bas durant les quatre années de Vichy. N’en déplaise aux Nazis qui parlaient de représailles, elle était bien placée pour savoir que le nombre de résistants au mètre carré dans Oradour n’était pas supérieur à la moyenne française, c’est-à-dire assez peu. Bien mieux, certains rescapés ne pouvaient chasser de leur esprit une pensée qu’ils n’osaient rendre publique. Ils se demandaient en effet ce qui avait bien pu motiver la décision allemande, et se disaient qu’ils avaient peut-être payé pour d’autres. Cela voulait-il dire qu’ils se sentaient doublement des victimes par le fait qu’ils n’avaient rien fait pour mériter un sort pareil?

Ils n’avaient pas oublié non plus qu’en 1944, alors que les maisons fumaient encore autour de l’église, l’administration de Vichy, de plus en plus compromise, avait perdu la bonne occasion de se taire en manifestant sa réprobation, même si l’on peut juger que celle-ci, pour une fois, était sincère. La monstruosité absolue de l’attaque mettait certes l’Etat collaborateur en porte à faux, mais il ne pouvait ignorer que des miliciens français étaient au parfum du carnage. Vichy laissa timidement entendre que cette fureur était typiquement étrangère aux manières françaises, un dérapage en somme, "comme on en trouve hélas dans toutes les guerres", un acte de barbarie exceptionnel, comme les Français en seraient incapables, ben voyons.

En vérité, les Préfets de Vichy, même les moins compromis, savaient depuis la fin 1942 qu’ils auraient un jour des comptes à rendre. Ils auraient bien voulu profiter du chaos d’Oradour pour ramener la collaboration Pétain-Hitler à sa dimension politique, de manière à ne pas la confondre avec les pulsions fascistes. Pour eux, Pétain avait certes choisi la paix allemande, mais c’était pour sauver le pays... Le maréchal ne voulait certainement pas tuer des Français innocents… Oradour pouvait donc permettre, de par son inhumanité imprévisible, une remise à plat des erreurs passées, une rupture du cauchemar, un signe du ciel, l’occasion d’une opportunité historique, en somme l’interface inespéré du futur, où viendraient se dégonfler toutes les humeurs et rancoeurs nationales, dans un grand moment d’unité sacrée, au delà des haines et des idéologies.

Ce calcul était d’un angélisme cynique, mais il n’était pas idiot. Le temps qui passe modifie tout, les historiens le savent. Il pouvait donc modifier l’image d’Oradour. Alors qu’à la Libération, la fascination du massacre figeait les sensibilités en interdisant toute controverse, on vit, dans les années qui suivirent, un lent glissement de certains secteurs de l’opinion, qu’elle fut locale, régionale ou nationale, vers des positions contradictoires, du repli sur soi vers l’imagerie d’Epinal, de la récupération au révisionnisme. Oradour n’était plus intouchable. Des partis-pris de l’avant-guerre revinrent colorier les commentaires. La vérité de tous finit par s’adapter à la vérité de chacun.
 

Or la vérité alsacienne était différente. Dès que s’ouvrit le procès, une vague d’indignation grossit à Strasbourg avant de déferler sur la France. La province par trois fois annexée ne pouvait admettre que l’on jugeât ses fils. Et quand les treize enrôlés de force furent déclarés coupables, la vague alsacienne devint un tsunami.

La politique avait partout repris le dessus. La guerre froide, avait provoqué dès 1947 l’éclatement des fraternités de la Résistance. Dorénavant, sur la carte électorale, l’Alsace se retrouvait à droite et le Limousin à gauche… On vit même la France libérée s’inspirer un moment du piètre entrechat de Vichy pour tenter à son tour de faire d’Oradour un carrefour du pardon. C’est dans climat pacificateur que la majorité des parlementaires mosellans finit par approuver en 1953 l’amnistie des enrôlés de force alsaciens.

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On oublia la vérité mosellane. Les Lorrains du nord s’étaient sentis poussés dans le dos, par les plus influentes voix de l’Etat, mais la posture excessive des Alsaciens, déjà hostiles à l’idée d’un procès, avait réveillé autour de Metz une humiliation à fleur de peau, vue l’habitude qu’ont toujours eue les voisins de parler de la Moselle à sa place. Ses élus s’inclinèrent pourtant presque tous, dans l’impossibilité où ils se trouvaient d’échapper aux pressions.

A Strasbourg, on s’invectivait au contraire. La région était devenue le champ clos des extrêmes. Autour du faux-vrai procès de Bordeaux, le RPF et le PC trouvèrent, dans l’explosif dossier des enrôlés de force, l’accroche inespérée d’un combat électoral sans merci.

La droite alsacienne monta les enchères. Les "malgré nous" étaient des victimes. Bien sûr, mais à quel pourcentage? Cent pour cent? Cinquante pour cent? Alors qu’au même moment, les Communistes menaient l’opération inverse en Limousin en récupérant le martyre de juin 1944.

Les enrpôlés alsaciens ne comprirent pas immédiatement qu’ils étaient l’objet d’un marché de dupes, dont les apparences les font encore souffrir, du moins les rares qui restent. Il eut suffi qu’au procès de Bordeaux, on les vit adopter une attitude moins butée pour que l’opinion française ne soit pas condamnée pendant plus de soixante ans à trainer comme un passif les fruits amers d’Oradour. On aurait certainement trouvé le moyen d'un pardon.

Il eut suffi qu’au lieu de crier au scandale du seul fait qu’on osât les poursuivre en justice, ils aient dit clairement à la barre: "Nous ne nous prétendons pas des victimes, et nous comprenons qu’il serait choquant de le clamer en regardant au fond des yeux les gens d’Oradour. Et pourtant nous resterons marqués jusqu’à la fin de notre vie." 

Ils auraient ajouté, devant une salle d'audience hostile: "La seule action qu’on pourrait nous reprocher, c’est de n’avoir pas avoir eu assez de courage pour refuser d’être enrôlés. Facile à dire... Est-on un criminel quand on obéit? Nous n’étions certes pas des héros, mais seulement de jeunes adultes captifs. Nous avons commis une action abjecte, mais pourquoi ne pas admettre que nous serions morts si nous avions désobéi? Pourquoi sous-estimer le fait que nos familles auraient payé cher notre insoumission?"

"Il est vrai que nous restions des êtres libres et nous avions donc, théoriquement, la possibilité de refuser. Mais qui d’entre vous peut jurer qu’il aurait désobéi dans un chaos pareil? L’instinct de survie nous a fait choisir de rester en vie. C’est la forme la plus humaine de la lâcheté."

"Nous avons fait le Mal… Nous demandons pardon aux familles d’Oradour, en souhaitant qu’elles puissent comprendre un jour le drame exceptionnel dans lequel la folie nazie nous avait placés"

Cette déclaration, ils ne l’ont jamais faite. L’opinion majoritaire de l’époque en Alsace ne l’aurait pas permis. La presse allemande, qui lisait chaque jour, à la loupe, les comptes-rendus de Bordeaux, ne rata pas l’occasion de s’étonner du verdict de clémence. Elle nous gratifia, non sans cynisme, d’une leçon de droit élémentaire: "Si les Alsaciens engagés à Oradour n'étaient pas coupables, dit-elle, les soldats allemands qu'on juge aujourd'hui pour crime de guerre ne l'étaient pas non plus".

Cinquante ans plus tard, dans un livre écrit en 2003, un professeur alsacien donnait doctement son avis à propos des soldats enrôlés… Certes il admettait qu’ils s’étaient trouvés dans une vilaine affaire, mais il ne pouvait s’empêcher d’ajouter que leurs dépositions, lors de l’enquête, prouvaient "néammoins" qu’ils avaient agi "à contre-cœur".

Le choix des mots, parfois, est plus fort que le choc des photos. Il y a, dans ce "néammoins" toute l’élasticité de la parole oblique. Quant au "contre-cœur", il fallait le trouver. On a envie d’ajouter: "Encore heureux! "…

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Dans cette histoire compliquée, la Moselle, comme ses élus, se trouvait prise en porte à faux, alors qu’on aurait pu s’attendre à la voir montrer sa solidarité du fait de ses 30.000 "malgré-nous". Mais elle garda profil bas. Pas le moindre communiqué, pas le moindre geste. La crainte qu’elle ressentait d’être assimilée à la posture alsacienne était évidente, même si elle ne pouvait l’exprimer. Son silence, en effet, n’était pas clair non plus. Il reposait sur deux vérités contradictoires:

D’abord un réflexe de justice. A Oradour, il n’y avait pas de Mosellans dans la compagnie allemande. Les seuls Lorrains dont on parlait dans les journaux étaient plus d’une quarantaine de braves gens du pays Messin, réfugiés en Limousin en 1940, et qui avaient péri dans l’église. Ensuite, une gêne d’ordre moral: les Malgré-nous mosellans, bien qu’absents au massacre, savaient très bien, au fond d’eux-mêmes, que le hasard aurait pu les pousser en juin 44 vers l’engrenage d’Oradour, aux côtés, ou même à la place, des Alsaciens.

Pour l’Etat, l'effacement immédiat des condamnations semblait la seule solution pour sortir du dilemme par le haut. Mais pour la Moselle, la décision passait mal. Il faut se souvenir de la réaction de Raymond Mondon, député-maire de Metz: "Pourquoi, avait-il dit aux Alsaciens, assimiler ces douze hommes à tous les "malgré nous" d'Alsace-Moselle?" Il n'acceptait pas cette posture juridique et demandait que justice se fasse, sans intervention du Parlement.

A Metz, on le redit, le silence fut lourd. La presse mosellane se garda de polémiquer alors qu’en Alsace, toute la population suivait ses mentors. Des commentaires messins, il y en eût très peu. C'était l'aveu, très mal vécu d'une dépendance. Comment les "malgré nous" mosellans auraient-ils pu oser demander la parole alors que, dès le départ, à cause d'un raidissement limousin et d'une récupération politique en Alsace, tout début de dialogue avait disparu?

En février 1953, pourtant, une vingtaine d’associations patriotiques, exprimant le reflet quasi total de l’opinion mosellane après la guerre, rédigèrent à chaud un communiqué dont la subtilité d’analyse contrastait rudement avec les manières à l'emporte pièce qui dominaient à Strasbourg:

"Les associations tiennent à rappeler que parmi les victimes de l’annexion de fait par le Reich allemand, la Moselle, dont on a fort peu parlé au cours des récents débats, occupe sans conteste, la peu enviable première place, ayant payé de 350 000 expulsions ou déportations en masse son attachement à la patrie, avant de subir, comme l’Alsace, la honteuse incorporation de force …

Se refusent à assimiler les treize accusés condamnés à Bordeaux avec l’ensemble de l’Alsace dont ils ont si souvent partagé le sort malheureux et dont ils connaissent mieux que personne la fidélité à la patrie qui lui doit tant de grands Français.

S’élèvent contre ces mouvements de protestations qui risquent de jeter le discrédit sur toutes les populations de l’Est et qui ont eu, hélas, pour résultat tangible, outre un profond malaise, la mise en liberté de coupables régulièrement condamnés". (Voir "Il faut lire les journaux")

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Un profond malaise... C'était le moins qu'on puisse dire. Mais la discrétion des Mosellans à propos d’Oradour, dès 1953, conduisit les Alsaciens à gérer seuls le dossier. Et comme, entre temps, la situation politique était devenue plus calme, le souvenir des "malgré nous" prit bientôt l'allure rébarbative d’un cactus, oublié au fond d’un tiroir au Ministère des Anciens combattants. Il n’en ressortit que dans les années 1990, à la faveur du renouveau de curiosité historique en France et plus tard, du désir réel qu'avait une nouvelle municipalité strasbourgeoise d'adopter une position moins désobligeante, comme un début de contrition à propos d'Oradour. Alors que, durant des années, très peu de livres avaient paru sur les enrôlés de force, on dirait qu’aujourd’hui, les derniers survivants tiennent à revenir sur leur amertume. 

Entre temps, les "malgré nous" alsaciens ont perdu leur farouche unanimité du début. Deux associations rivales n’ont cessé depuis d’échanger des communiqués. Quand l’une des deux décida d’organiser un pélerinage à Tambow, en août 1998, le ministère proposa ses bons offices à l’ensemble des enrôlés de force en rêvant qu’ils profitent de l’occasion pour se réconcilier... Des urnes contenant de la terre alsacienne et lorraine avaient même été préparées pour être déposées dans le carré français du camp.

On n’avait pas prévu que les organisateurs alsaciens du pèlerinage envoient en Russie, quelques jours plus tôt, un groupe de jeunes volontaires pour préparer le terrain. Peu concernés, semble-t-il, par les conflits internes de leurs ainés, ils s’étaient habillés en costume alsacien, tout comme les jeunes filles russes qui les tenaient par la main… Et pour faire bonne mesure dans ce folklore, ils avaient installé un nid de cigogne au dessus du camp. 

Voyant que le ministre était arrivé, on décida de commencer la cérémonie, en oubliant que la délégation de l’association rivale, grossie d’un groupe de Mosellans, n’était pas encore au rendez-vous... Quand elle se montra enfin, après 3000 kilomètres et cinq minutes de retard, un jeune maître de cérémonie refusa aux Mosellans de venir eux-mêmes déposer leur urnes. "Pas la peine, leur dit-il, on s’en est déjà chargé."

Ne demandez pas non plus à l’ancien maire de Phalsbourg la manière avec laquelle la candidature de sa ville mosellane, aux frontières de l'Alsace, fut proprement contournée lors d’une habile partie de billard à trois bandes dans les couloirs départementaux. Il voulait construire dans sa localité le Mémorial d’Alsace-Moselle, qui se trouve aujourd’hui à Schirmeck, sur l'autre versant de la ligne bleue des Vosges, comme par hasard. C'est de la petite histoire, mais c'est crispant.

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Le dernier fruit amer est tout frais, si l'on peut dire. Robert Hébras, l'un des six derniers témoins d'Oradour, l'aura cueilli le 22 novembre 2011 dans un cinéma de Strasbourg. Agé de 86 ans, cet homme de bonne volonté voulait, assez naïvement, tendre la main au noyau dur des "malgrénous" alsaciens qui déjà s'étaient dits choqués par son récent livre témoignage.

On venait de projeter un film sur son histoire mais quand la lumière revint dans la salle, elle n'éclara pas les esprits. L'honnête débat qui devait suivre s'embourba dans un brouhaha désobligeant même si des voix courageuses osèrent rappeler au rescapé que tous les Strasbourgeois n'étaient pas cramponnés à la position intransigeante de certains "malgré nous" alsaciens. Robert Hébras repartit le coeur gros vers son Limousin avec sa déception dans la poche et un mouchoir par dessus. ( Voir "Il faut lire les journaux").

Et très bizarrement, quelques jours après cette projection choquante, d'autres événements, que l'on supposerait anodins, s'en vinrent à nouveau nourrir l'interminable controverse d'Oradour.
 
Début décembre, un politicien français que l'intransigeance d'Angela Merkel avait indisposé plus que de coutume, ne put retenir sa "petite phrase." Sans faire dans la nuance, il vit en effet dans cette fermeté allemande le signe annonciateur d'un retour aux bonnes vieilles méthodes de l'occupation. En ajoutant qu'il détestait la "politique à la Bismark."

Trois jours plus tard, comme par hasard, une incroyable nouvelle nous arrivait d'Allemagne: Le Tribunal de Dortmund avait décidé de reprendre ses investigations sur le massacre d'Oradour... La preuve? il avait perquisitionné dans les maisons de six anciens SS allemands... Ces braves retraités auraient aujourd’hui autour de 85 ans et vivraient à Berlin, Hanovre, Cologne ou Darmstadt. Deux d’entre eux nieraient encore... Et les quatre autres auraient perdu la mémoire. C'est normal à cet âge.

Une information aussi capitale, probablement ventilée depuis quelque cervelle berlinoise pour calmer la fureur des Gaulois, exigeait malgré tout des Allemands un humour dont ils n'ont peut-être pas perçu le côté béton. Car il leur en fallait pour secouer, sans rire et dans l'urgence, les miettes d'une vérité oubliée depuis soixante sept ans!

Du moins, savons-nous dorénavant que Bismark n'était pas dans le coup...

Jean-Jacques Fouché a commenté pour nous ces étranges rebondissements: "L'épisode judiciaire de Dortmund est probablement un reste de mauvaise conscience. Car il était très possible de retrouver les membres de la compagnie SS qui a fait le "coup d'Oradour"… Les archives se trouvent dans des dépôts en Allemagne (Berlin, Potsdam) en France (Vincennes) et à Washington. Il fallait mettre de la bonne volonté pour ne pas le savoir!

"J’ai moi-même, dit-il encore, trouvé ces noms il y a 15 ans, dans des archives allemandes, dont un microfilm est en accès libre à Vincennes (Archives de la Défense) et une copie se trouve à Oradour.

J'avais même exposé dans le Centre de la mémoire, et publié dans le catalogue de l'exposition permanente, cette liste des noms des officiers, sous-off et soldats des 3 sections combattantes présentes à Oradour le 10 juin 44... Que dire de plus? Même en l'absence de prescription, l'exemplarité d'un procès pénal pour crimes de guerre est devenue dérisoire, plusieurs décennies après le crime.

En ce qui concerne l’épisode de Strasbourg, conclut Fouché, ce qui m'attriste le plus, ce sont les idioties revanchardes de certains Alsaciens: "C'était bien mieux du temps d'Adolf!" et "Faites nous un BON film sur les "malgré-nous", cette dernière phrase entendue lors du débat qui suivit la projection du film. Hébras me paraît avoir été piégé. Sans une préparation très musclée intellectuellement, avec des historiens, il ne pouvait que se trouver en mauvaise situation dans ce cinéma de Strasbourg.

Pour expliquer sa démarche, je pense qu’après la phase très dépressive qui suivit son exclusion de la présidence de l'association des familles d'Oradour, il a pu retrouver ainsi une valorisation de sa vie - et de sa survie - dans un rôle de témoin privilégié.

Ce n'était pas gagné car dans les années 90, lorsque je travaillais sur place, il était peu accessible C'est d’ailleurs ce qu'il déclare dans le film de Christophe Weber: il en avait par dessus la tête d'être "Le rescapé" ou de répondre à des questions du genre "Comment il va, le rescapé?" de la part de gens qui croyaient lui faire plaisir en s'intéressant à sa santé."

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Décidément, la France n'en finira jamais avec Oradour... Nous non plus, d'ailleurs. Si les vrai-faux condamnés alsaciens de Bordeaux avaient eu, malgré leur sentiment d'être aussi des victimes, le tact de demander pardon aux Limousins, s'ils avaient eu ce réflexe élémentaire par compassion, par respect humain, par humilité peut-être? S'ils avaient eu assez de force spirituelle pour faire ce geste et se libérer d'un poids terrible, l'ensemble des 130 000 enrôlés de force n'en serait pas resté marqué par un sceau de gêne.

Chaque fois que, durant quarante ans, j’ai croisé dans la rue un Mosellan au regard triste, j’ai eu le sentiment de frôler un "malgré nous" que l'amalgame d'Oradour faisait encore souffrir. Il n'en reste plus beaucoup et les autres sont morts en silence. Tous piégés par la vie.

Ils avaient certes peu de poil au menton quand une meute de caporaux hurleurs les sortit du conformisme villageois où ils baignaient à l'ombre des clochers. Au retour de leur enrôlement diabolique, ils racontèrent la seule humiliation racontable, c'est-à-dire leur détresse en URSS dans les camps de prisonniers. Mais cette souffrance leur servit d'écran pour ne jamais parler des expéditions dont ils avaient pu être les témoins lors des sombres orgies barbares dans lesquelles les SS auraient bien aimé les compromettre. Comment auraient-ils pu le faire sans être à leur tour soupçonnés?

Le monde entier a fini par apprendre ce que les "malgré nous" ne pouvaient raconter, par peur de l'amalgame. Mais leur non-dit, que l'on peut comprendre, fut une blessure que ces gosses de vingt ans gardèrent à l’âme. Une blessure qui, durant toute leur vie, n’aura cessé de les tourmenter. Les plus vieux l’ont emportée dans la tombe, comme un secret. Voilà pourquoi, chaque fois qu’en Moselle, à tort ou à raison, j’ai l’intuition de croiser l'un de ces derniers témoins baillonnés, je me sens plein de compassion.

Dans l'est de l'Europe, ils ont dû parfois cotoyer les auteurs des centaines d’Oradour. Des milliers de photos jaunies se cachent encore aujourd'hui en Allemagne, dans les tiroirs de vieillards nostalgiques qui se les montrent entre copains. Le fait qu'il en ressorte une de temps à autre nous prouve hélas que si You tube ou Daily motion avaient existé à l'époque, les soudards n'auraient pas résisté au scoop.
 
Noël 2011.
Jacques Gandebeuf (Photos Claudius Thiriet)