Seuls les nazis s’y retrouvaient

 

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Ma première réaction à la Une du MAG fut de ne pas broncher. Comme on dit en Egypte, lorsque les ouettes sont arrivées, peu importe de savoir quand vont passer les cigognes.

L’exode est un gros mot valise. L’exode de quoi ? Des évacués ? des fuyards ? des expulsés ? Seuls les nazis pouvaient s’y retrouver sous le marteau-pilon de l’année quarante alors que les Mosellans des frontières, n’ayant cessé de courber le dos dans les gares, le long des routes ou du hasard des chemins creux, avaient perdu le nord, la mémoire et leur latin.

Cette confusion à propos des dates n’est pas nouvelle, mais l’information a changé. Aujourd’hui, la presse garde avant tout un œil sur l’horloge. On prend de plus en plus souvent de petites libertés avec des chiffres, en se disant que le lecteur rectifiera.

Il s’agit d’un pressentiment que connaissent tous les historiens du dimanche, votre serviteur y compris. A mesure que nos années passent, nos mémoires ont des trous.

C’est dommage car la notion d’exode est assez vague en 2020. Le terme englobe un départ massif, au bout d’une situation intenable. En 1945, une chatte, même frontalière, ne risquait pas d’y retrouver ses petits

Dès que l’on remonte le temps, la vérité de 39-40 est élastique. Le départ peut être instinctif (Je les connais, les Boches.) ou bien il le fruit d’une influence (Notre curé s’en va et notre maire aussi.) ou bien  une résignation amère (On sera mieux dans les Charentes.) ou bien la peur (Sauve qui peut !).

A la fin de l’été 40, le retour ferroviaire, organisé par les Allemands, sera le point d’orgue de la tragédie. (Schnell…) Mais il s’opère, pardon de l’écrire, à coup de bottes dans le train.

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Entre ”les exodes” de septembre 1939 à mai 1940 et ”l’exode” de septembre 1940, il n’y a pas photo, seulement le calendrier ingérable d’une année disloquée. L’évacuation est un départ provisoire, sur ordre des autorités françaises, alors que l’expulsion est un départ définitif sur ordre des occupants.

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Mais alors, pourquoi les lecteurs bien vivants du MAG d’aujourd’hui n’ont-ils pas tiqué sur ces “80 ans“ dans un titre ?

Parce que le temps passe… Nous sommes en 2020. Le récit douloureux des parents et des grands parents, déjà prudemment retenu à l’époque, ne se chuchote aujourd’hui que dans la pudeur des cimetières quand le ciment des tombes laisse remonter, le temps d’une larme, une émotion qu’on avait oubliée.

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Le fameux ”travail” de mémoire était une guerre contre l’oubli mais les enfants des années cinquante, devenus seniors durant les Trente glorieuses, ont fait des stocks de nouveaux souvenirs. 

Mentalement, ils ne baignent plus dans le genre frontalier refoulé, mais plutôt dans le flou d’un monde qui dérape. Des tours de Manhattan aux champignons de Tchernobyl, du glacier qui fond au pangolin qui mijote, des barbus qui s’entretuent aux fous qui s’agitent, des noyés de Lesbos aux yachts de Saint-Tropez, l’histoire compliquée de leur département n’est plus à l’échelle. L’éparpillement de leurs témoignages se délaye dans nos bibliothèques. Quant aux plus jeunes, ils ne lisent plus et préfèrent labourer dans le foutoir étroit d’un portable.

Reste une troisième catégorie, celle des ”Français de l’intérieur” qui n’ont jamais rien compris au statut local et donc ne risquent pas de lever un sourcil. Bien incapables de s’étonner en apprenant qu’on avait compté 100 000 expulsés en mai 40… (alors que c’était en automne) ou que l’on ait avait massacré des civils dans l’église d’Oradour en juin 40… (alors que c’était en 1944).

Un détail, quoi ! On ne va quand même pas en faire un fromage !

J’ai toujours eu pudeur à critiquer mes confrères. Ça ne se fait pas. D’autant que durant cinquante années de journalisme, je suis conscient d’avoir écrit pas mal d’âneries, moi aussi. Mais aujourd’hui, notre beau métier se bat pour survivre et nous, ses retraités, avons du mal à imaginer que dans les rédactions, aux heures de clôture, il arrive qu’on récupère les restes au ramasse-miettes dans le seul but de nettoyer la nappe. C’est pourquoi, à la lecture du MAG, je m’étais contenté, confraternellement si l’on peut dire, d’un haussement d’épaule derrière la tête. 

Pas pour longtemps. Le mail d’un lecteur sympa m’a poussé dans le dos. Philippe voulait que je partage son agacement en notant qu’on n’avait même pas songé à rectifier les erreurs. Il ajoutait que depuis quelque temps ”plus d’un correspondant du journal avait du mal à faire la différence entre expulsions et évacuations”.

A force de se taire, il est vrai qu’on finit par s’habituer. Au lancement de ce site, des collègues trouvaient que j’y allais un peu fort en parlant de ”Moselle humiliée”. Il n’y avait qu’un auvergnat de l’intérieur pour oser un mot pareil.

Mais quel patchwork, cette drôle d’époque !

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Prenez Joseph Herber. Évacué en 1939. Il m’avait raconté son retour à Contz via un sévère écrémage en gare de Saint-Dizier. Les nazis avaient pris les commandes. C’était 22 septembre 40. Il avait 14 ans.

”Je n’oublierai jamais le retour en autobus vers le village... Les Allemands avaient déjà germanisé tous les poteaux indicateurs et nous traversions des localités familières aux noms inconnus, en noir sur des panneaux de bois peints en jaune : Manom était devenu Manhoffen, Cattenom Kattenhoffen. 

”Soudain, ma mère a crié car elle avait revu les rochers du Stromberg. Tout le monde pleurait. Nous arrivâmes à Gauwiesen, l’ancien Gavisse, où l’aubergiste Dresse nous fit des signes de bienvenue. Ce fut ensuite Berg an der Mosel et notre cœur battit plus vite. Chacun voulait voir de loin si sa maison tenait toujours debout ... Kouck lei... kouck loh, regarde ici, regarde là !!

Le bus en pleurs arrivait enfin au terme de son voyage et l’on découvrait une dernière pancarte : Sierck-Niderkontz. C’était le nouveau nom du village. Dorénavant notre village… Dans les maisons, il y avait des cochons qui bouffaient tout. Ma mère se lamentait en disant qu’on aurait dû rester dans la Vienne.”

Comment douter que ces Mosellans malmenés se soient tus par instinct ? Les nazis maitrisaient l’exode dans son ampleur. Ils tenaient les aiguillages d’une poigne sereine alors que des centaines de milliers de civils déboussolés n’avaient cessé de passer d’un quai à l’autre.

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Certains étaient partis qui auraient dû rester.

Et d’autres étaient restés qui auraient dû partir.

Les premiers tenaient droit mais après Saint Dizier.

Ils ont vite compris qu’ils devraient s’aplatir.

Alors que les seconds, humiliés pour la vie.

N’en revinrent jamais de n’être point partis.

Quant à ceux qu’on chassa, plus tard, vers l’intérieur.

Ils ont vécu quatre ans avec la rage au cœur.

Le 20 octobre 2007, lors d’une Journée départementale de la Mémoire à Montigny, j’avais prudemment démarré mon propos, m’attendant au pire… Dans ce public de 500 Mosellans certes courtois mais très concerné, je pensais en trouver un qui me demanderait de quoi je me mêlais.

”Depuis la Libération, des milliers de souvenirs personnels, qui auraient pu s’envoler vers les plus lointaines bibliothèques, sont restés accrochés aux clochers des villes et des villages, comme de petits ballons dérisoires. Chaque disparition d’un témoin représente ainsi, l’éclatement discret de l’un de ces ballons. Des grappes de mémoires contrariées se sont évanouies, l’une après l’autre, pour retourner au grand silence de la terre, et l’on ne saura bientôt plus rien de ce qui s’est passé il y a un siècle.”

PS. J’entends déjà des Mosellans qui pensent que cette histoire de MAG est encore un coup de Nancy... Ils ont tort pour une fois. C’est une blague, mais je n’ai pas pu résister. 

 

JG

octobre 2020