J’ai imaginé Martine le coeur battant, ouvrant bien plus tard à Paris ce document devenu relique et dont la dernière page s’arrêtait brusquement, comme au bort d’une falaise, vers l’horizon d’une terre inconnue, un versant qui ne regardait que son père et sa vie privée.
Après l’armistice de 1945, au lieu de remonter dare dare en Moselle comme la majorité des expulsés, il avait en effet choisi de rester sur place au centre de la France, et d'y vivre un avenir civil dans cette Auvergne qu’on avait dit ”zone libre” sous Pétain et qui ne l'était pas restéelongtemps.
Le voyage que retrouvait Martine, son père l’avait rédigé chaque jour sur un carnet qui ne le quittait pas, d’une écriture penchée aux syllabes soudées, signe classique d’une sensibilité qu’on maîtrise. Elle avait toujours su que cet objet dormait depuis dans la table de nuit de ses parents mais elle n’aurait jamais osé le lire. Jusqu’à ce matin de 2013 où Maryse, sa maman, le lui avait confié, quatre années après la mort de son époux.
De juin 40 à février 41, sous les piqués de Stukas hargneux comme des frelons, il revivait les sept mois de sa campagne de France, avec un flegme quasiment socratique. Conscient que la moindre bombe pouvait lui passer le goût du pain, il s’interdisait toute envolée lyrique et banalisait par le menu sa mésaventure, en n’oubliant jamais d‘ajouter chaque fois que la soupe était bonne, comme un pied de nez à l’occupant.
Aucune Pénélope ne devait l’attendre autour d’Aboncourt, vu qu’au lieu de ”remonter” en Moselle après l’armistice comme la plupart des expulsés, il avait décidé de rester au centre de la France, jusqu’à la fin d’une guerre dont il n’avait aucune idée, dans une zone qu’on disait libre et qui ne le resta pas longtemps.
Sous la molesquine racornie du carnet, la rédaction de cette ”Débacle” de 1939-40, paraissait quasiment distanciée. Elle contrastait avec celles qu'on trouve souvent, où les témoins ont tendance à se mettre en scène. Ulysse raconte au premier degré, imperturbable, réservé, sans jamais libérer ses humeurs. Alors que la lourdeur de l’humiliation paralyse les mémoires de dizaines de milliers de Mosellans lâchés comme lui sur les routes, l'un d'entre eux brosse un panorama en demi-teinte et sans enluminure de son voyage forcé. Comme si ce gentleman eût trouvé peu élégant d’en rajouter dans le désastre, il relativise au maximum ses propres misères, par compassion pour ses proches ou par respect pour ses copains.
Il s'appelait Ulysse, bon d'accord ! Mais du fait de ce sacré prénom, le récit n'en garde pas moins la dimension d’une Odyssée... La comparaison n'ira pas plus loin. Bien que plutôt charmeur et très adroit de ses mains, bien que têtu comme son antique homonyme, notre héros mosellan ne se mettait jamais en colère ! Or chacun sait qu’Ulysse vient de ”odussomai” qui signifie en grec se fâcher.
Grâce au pieux réflexe de Martine Olivier-Brasseur en ressuscitant son père, nous avons un regard réel, et non mythique, sur le chaos global des guerres et le bouleversement profond qu’elles entraînent chez les gens les plus anonymes. Sous la fausse banalité d'un moment d'histoire, on perçoit une vibration humaine qui échappe aux historiens.
Aboncourt aujourd'hui
A la mort de son père en 1934, notre Lorrain était devenu chef de famille à quinze ans. Amoureux de Metz, il se "tapait" régulièrement à vélo les côtes de Saint-Julien et de Saint-Hubert et n’aurait pu rater en 1930 le passage du Tour de France. Doté d’un CAP de comptable, il s’intéressait à tout. Hubert de Wendel, alors Père Noël du secteur, lui avait laissé un coin de jardin dans sa maison d’Hayange pour qu’il y construise un petit avion, monoplace et grandeur nature. C’est dire que l’espace ne lui faisait pas peur. Il faillit en oublier la miniature galbée des œufs de Fabergé qu’il modelait à la chaine, en étant devenu grand connaisseur.
Ainsi commence la campagne de France de notre mosellan. Le 6 juin 1940, il a dans son portefeuille une feuille de route qui l’enjoint de gagner le dépôt de chars 511 à Bourges, mais déjà dans sa sacoche suffisamment de répartie pour réagir d’Ithaque au tac.
Surtout, pas de vagues... Nulle question de Cyclope, encore moins de sirènes, mais seulement l’errance d’un jeune voyageur pépère qui s’adapte intelligemment aux provocations hasard, du moment qu’il n’y peut rien.
Faute de mieux, il note tout… Le 9 juin, aux adieux d’Aboncourt, c’est la dernière partie de belote avec les copains. Direction Bettelainville, quatre heures d’arrêt à Vigny, ça commence mal. Enfin Metz le 10 juin, Buffet de la Gare jusqu’à 5 heures du matin, et départ à 13h37 vers Paris.
La gare d’où partaient les conscrits
Le début du carnet
A Lérouville, la DCA les protège de 46 bombardiers allemands avec 200 bombes au menu. Il reçoit un éclat de pierre dans le bras gauche. (Sa fille se souvient du trou qui en gardait la trace, pas très loin de l’épaule).
Le dépôt de locomotives a flambé. Le Génie se met au travail et l’on repart à 21 heures. Le nez à la fenêtre, Ulysse garde un œil sur tout ce qu’il découvre. Même la nuit, dit-il, beaucoup de réfugiés sur les routes. Il voit tout et prend des notes… Aucun chien écrasé, en bouillie au bord des rails, ne pourrait échapper à sa curiosité.
En Gare de l’Est, métro vers Austerlitz. Des milliers de parisiens attendent un train, assis sur les trottoirs. Comme si le moral n’était pas assez bas, on a lâché une épaisse fumée sur la capitale, pour éviter les bombardements précis.
Après avoir serré la main de Georges qui rejoint Versailles et celle de Roger qui file à Angoulême, Ulysse n’a plus qu’un seul copain, Emile Ils arrivent à Vierzon à 22 h, au restaurant de la Croix-Rouge. Il bavarde avec la serveuse qui est la fille de son futur lieutenant. Le 12 juin, à 6 heures, il retrouve un copain de Courcelles-Chaussy au buffet de la gare de Bourges avant de gagner la caserne Carnot dont il appréciera les couchettes.
Mais déjà, vers 10h, départ en car vers le camp de Lazenay. Il y a beaucoup de Mosellans ici. Ah j’oubliais… A 18h, la soupe est bonne. Le 13 juin, à 5h15 debout là-dedans ! Le jus est servi par les anciens. A 7 heures, rassemblement pour l’habillage avant une autre soupe. Radioscopie pour tout le monde et resoupe à 17 heures, toujours excellente. A 19h, on écoute les informations au Foyer, devant une canette de bière dont par distraction, notre chroniqueur a sans doute oublié la marque. Il va se coucher rapidement car dit-il, on craint une alerte de nuit !
La débâcle à Bourges
Le 14 juin en effet, alerte générale à 2 heures du matin… Il court vers les tranchées. La DCA tire. Fin d’alerte à 4 heures et tout le monde au lit. A 5h45, rassemblement, repos, rapport et toilette à 8 heures. Nouvelle alerte de 10h à 11h. Même pas le temps de faire un peu d’exercice. Grâce à dieu la soupe est toujours bonne à 11h15. Belote jusqu’à 18h après une petite promenade digestive. Au lit à 21h30. Le 15 juin, alerte habituelle à 1 heure du matin. Rien ne se passe et l’on se recouche. Il inaugure une nouvelle pipe qu’il vient d’acheter à un Jurassien. Balade dans Lazenay. La nuit est calme, écrit Ulysse avec philosophie.
Le dimanche 16 juin, des bombardiers s’approchent. Ulysse et sa chambrée courent à l’abri, sous une grotte. La soupe est servie plus rapidement car les cuistots n’ont pas eu le temps de tout éplucher. Grand seigneur, Ulysse pardonne. A 20h un ordre arrive : Préparez les valises… On s’assoit dessus jusqu’à 2 heures du matin et puis tout le monde se recouche…
Le lundi 17 juin, Bourges voit passer plusieurs divisions du VIIe corps d’Armée, puis du Ier et du XVIIe mais de plus lourds bombardements commencent. Cinquante morts à l’aéroport et 350 blessés. Tout le monde comprend que les Nazis ont franchi la Loire. Le maire discute avec le gouvernement de Bordeaux mais le chef de cabinet du ministre rappelle les ordres de Pétain : Bourges doit être défendue. Le soir, à la radio, le même Maréchal, cette fois avec un m majuscule, affirme d’une voix chevrotante qu’il faut cesser le combat…
A 22h, la ville est enfin confirmée ville ouverte. Les blindés s’en vont. Resteront pour la défense quelques malheureux Sénégalais sacrifiés. Ulysse touche en catastrophe une capote, un casque, des souliers fins, un étui à revolver et une musette. En attendant bien sûr la soupe qui cette fois risque d’être froide, vu que les Boches sont à 12 km. Les camions démarrent à 20 à l’heure, sur des routes encombrées de civils qui gélifient la débâcle. Un avion les mitraille à Saint-Florent mais ça n’empêche pas notre Mosellan d’acheter du pain à des gens de La Châtre. Il écrit que ces braves gens n’ont pas voulu être payés.
Tartiner n’est jamais du bonheur sous les bombes. En route vers le sud-ouest ! Ils gagnent à vive allure les contreforts du Massif central. Arrêt dans une ferme isolée, couverte de chaume. Au petit matin du 18 juin, de l’eau à la place du café. Direction Confolens, vers des gares dont le nom est une invite : La Croisière, Chateauponsac, Bellac… Des jeunes filles apportent la limonade. On casse la croûte sans sortir des camions, et l’on s’affale plus tard au bord de la Vienne.
Le 19 juin, toilette dans la rivière. Ulysse, toujours curieux, se balade jusqu’à Ansac pour voir ”le plus petit nain du monde” dont on vient, en catastrophe, d’abréger la soirée prévue à Orléans. Ce genre de tournée mondiale, venue d’Inde le plus souvent, était déjà une poule aux œufs d’or bien avant l’invention du Guinness des records. Il n’y pas de mal à ça, dira plus tard un Chinois, quand on vend au public du sentiment.
Le 20 juin, lors d’un arrêt, quartier libre jusqu’à midi et la soupe encore, mais sur le pouce. A 17h, il faut continuer à pied, ce qui change tout. Quinze heures de marche jusqu’à Verteuil dans la nuit. A Moussac, le groupe est en sueur. On enfile ses petites laines avant de se coucher sur l’herbe, avec une toile de tente par-dessus. Mais Vichy essaie déjà de les récupérer.
Toujours pas de nouvelles des Trois Frontières... Le mythe de l’Alsace-Lorraine a révélé depuis longtemps sa viduité. Eparpillés dans l’hexagone, les expulsés de 1940 vont bientôt se retrouver avec une mémoire en vrac. Nul n’osera plus tard raconter ce qui lui est arrivé. Et si la majorité des Mosellans exilés en France intérieure veulent regagner leur département, quelques-uns le feront avec une épouse au bras.
Le 21 juin départ à 4h 30, mais à nouveau dans un train… Direction Angoulême et Chalais à 11 h. Les tankistes sont applaudis et se demandent pourquoi sans doute. Enfin c’est la Gironde, par, Saint-Aiguin, la Roche-Chalais et les Eglisottes, de bien jolis noms. Des demoiselles apportent leur vin… dans un arrosoir.
Ulysse ne cesse de remplir son petit carnet avec la froideur d’un greffier, alors que les copains du wagon préparent en baillant leurs couchettes. On avance doucement vers Bordeaux-Benauge, après une longue station sur le pont, ce qui donne le temps à notre chroniqueur de décrire un gros navire au port. A 9 heures, c’est Bordeaux avec un repas froid dès 11 heures, à l’arrêt juste en face d’un wagon restaurant ! Un capitaine un peu gêné leur fait passer des légumes chauds, des plaques de chocolat et des conserves. A 14h, le convoi repart vers les Landes On change de voie et de locomotive car le réseau électrique ne va pas plus loin…
”Depuis Bordeaux, on ne voit plus que des pins,” découvre Ulysse. Le casse-croûte de 18h à lieu sous les arbres. Quatre heures plus tard, on va dormir dans un garage mais le 24 juin, les tankistes ont compris que la guerre était finie. L’ennemi est partout mais l’armistice est signé… Maintenant, les copains sont d’accord pour dire qu’il serait quand même idiot de se faire avoir. On pourra toujours se tirer par la suite, commente Ulysse.
Le 25 juin, il faut absolument quitter la nouvelle zone allemande. Soupe du matin à 10h30, et départ discret dans les pins. La petite troupe campe à Labrit, comme son nom l’indique.
Le 26 juin, encore vingt kilomètres dangereux. Réveil à 4h30 et 20 km à marcher pour sortir de la nasse, avec des arrêts de trente minutes. La ligne de démarcation n‘est plus qu’à deux kilomètres. Avec deux ampoules au talon, Ulysse y voit forcément plus clair : Une fois de l’autre côté, on ne sera plus des soldats. Si l’ennemi arrive, il ne pourra plus nous faire prisonniers.
Ils passent en effet la ligne et des camions les emmènent au château de Saint-Martin-de-Noël où le cantonnement est prêt. Ulysse se déchausse avec délectation. Les 27 et 28 juin, alors que la France vacille, rebelote au château, en grignotant des biscuits. L’ombre des pins est devenu plaisir princier. Mais après quelques quarts de bouillon, il faut déjà, le 29 juin, partir en direction du Gers.
Prenez une carte, une loupe et votre respiration, car vous en aurez besoin. En pleine débâcle, alors que des trains de réfugiés se croisent dans tous les sens, Ulysse prend des notes... De la fenêtre du wagon, rabaissée en guillotine, son regard découvre les arrières chavirés de la France profonde. Le crayon sur l’oreille. Il note le plus petit clocher, pour ne pas lui faire de la peine. Son geste répétitif me fait penser à la main du bouddhiste effleurant au Tibet une rangée de moulins à prière. Comme une déclaration d’amour à tous ces gens qui souffrent.
Saint Justin, Villeneuve-de-Marsan, Saint-Gein, Aire-sur-Adour, Barcelone sur Gers, Saint Germe, Marciac et voici les Pyrénées… Tillac, Miélan, Saint-Michel, Saint-Elix-Theux, Viozan, Ponsan-Soubiran, Monlaur-Bernet, puis enfin Chélan…
A 11h30, baignade au bord du Gers. Ulysse ne risque pas d’oublier le moment plus poétique de la soirée : Pâtes, saucisses chaudes et coucher à 20h. Le 30 juin, c’est un dimanche. Notre Lorrain ne rate pas la messe, dite à la mémoire des soldats alliés tombés le mois précédent. On dépose une gerbe au monument aux morts, et le rituel devient doucement vichyssois.
Ulysse se dit que le moment est enfin venu d’informer plus sérieusement la famille. L’ennui, c’est qu’Aboncourt est très loin de Chélan, et déjà dans un autre monde.
Il écrit une lettre passe-partout dans le genre qui n’agacera pas les vainqueurs, en espérant que les postiers de Pétain auront assez de pouvoir pour la leur confier par-dessus la frontière. L’intime de sa modeste aventure, il se la garde pour plus tard, dans ses calepins. Je l’imagine en train de rêver en interrogeant les étoiles. Et maintenant, comment vais-je me sortir de ce piège absurde ? ”Dans le Gers écrit-il, c’est plein de grenouilles qui nous empêchent de dormir.”
Durant le mois de juillet 40, il ne se passe rien, c’est étrange, à part un match de foot au bout duquel nos tankistes désœuvrés battent les Belges par 3 à 1, avec l’aide il est vrai des aviateurs. La troupe s’endort chaque soir avec une petite boule au ventre. La fausse paix annoncée dans le flou n’a rien de prometteur, même si la montagne est belle.
Une autre vie commence à Chélan
Ulysse écoute Pétain à la radio et apprend que le régiment sera dissous bientôt. Il est reversé pour six mois dans les Chantiers de Jeunesse, une invention toute fraîche de Vichy, sous l’autorité du nouveau ministre de la famille. Dès le début d’août, le groupe fait sa mue à Chélan où il reçoit sa nouvelle adresse : patrouille 8 du groupe 11
Tout le monde va se baigner, quoi faire d’autre ? Mais l’instruction a changé. Autour de Mont Astarac, on lui apprend la marche à pied ferme et les marques extérieures de respect... Il étudie le morse, l’orientation et le code de la route. Ça peut servir un jour. Le 14, il reçoit une lettre qui lui apprend que son ami Georges est prisonnier.
A la fin du mois, c’est le départ de Chélan par le train, direction Lombez où il séjourne une semaine. Messe à la Cathédrale avant un nouveau départ en fanfare. Et le moulin tibétain qui repart, direction Samantan, Mézeril, l’Isle Jourdain, Mérenvieille, Brax, Pibrac, Colomiers, Toulouse où ils font une pause, puis Lacourtensourt, Castelnau d’Estrafond, Grisolles, Montauban, Montpezat, Cahors, Gourdon, Souillac, Brive-la-Gaillarde, Saint Sulpice, Limoges, Guéret.
On est déjà mi-septembre… Lavaufranche, Treignat, Huriel, Domerat, Montluçon, Saint-Bonnet-de-Rochefort, Gannat, Saint-Germain-des-Fossés, Saint-Jérôme-du-Puy, La Palisse, et Saint-Germain-l’Espinasse, où ils passent la nuit. Après avoir godillé si longtemps d’un aiguillage à l’autre, Ulysse relit mentalement sa liste tout en crapahutant sur les 17 kilomètres d‘un versant des Monts de la Madeleine. Le sommet l’attend à 1164 m. C’est tout de même plus haut que le clocher d’Aboncourt.
Impressionnée en 2014 par les notations méticuleuses de son père, Martine comprendra enfin pourquoi il était un as de la carte Michelin.
Le village des Noës
Le camp où il finira par se poser, se nichait dans la forêt de l’Assise, proche de l’Allier mais côté Loire, au mitan des deux départements. Après avoir coupé du bois, on se retrouvait chaque soir autour d’un grand feu pour parler du Maréchal, même ceux qui n’en avaient pas envie. Dans les baraques des Noës, une sourde guerre psychologique avait commencé entre une majorité de jeunes qui acceptaient la défaite et les rares qui écoutaient de Gaulle à la radio...
A la sortie de l’hôpital de Renaison, pour les consoler d’avoir été vaccinés, le fermier prévenant qui les hébergeait leur avait offert un thé au rhum et une bonne soupe avant de les informer que l’hiver serait dur. En réponse, ils l’avaient aidé à vendanger. Ulysse n’oublie pas de noter à cette occasion que l’ordinaire en septembre a fortement diminué dans les assiettes.
Il se passe quelque chose. Bizarrement, le commandant convoque les Alsaciens et les Lorrains pour les inciter à ne pas s’évader. Notre conscrit d’Aboncourt comprend que certains l’ont déjà fait, mais il ne sent pas l’affaire. Vaguement malade, il préfère calfeutrer ses douleurs près de la cheminée. Pour rassurer une commission militaire allemande, le capitaine aumônier veut faire chanter tout le monde en chœur et les allergiques au vert de gris profitent de la corvée pour jeter leur rage sur le tas de bois mort.
La seule compensation est d’aller jusqu’à Renaison pour acheter du pain et du chocolat. Le fromage de chèvre, on le trouve dans les fermes. Ulysse a l’occasion de rencontrer une famille lorraine en exil. A 21 ans, il ne sait toujours rien de la sienne et le moral ne va pas fort, même quand il allume un “Voltigeur“ en grillant des châtaignes. L’hiver devient de plus en plus dur.
La reprise en main s’accentue
On distribue des sabots et des pantoufles en cuir. Des séminaristes du groupe entonnent un jour les ”Vêpres des morts” et l’on trouve assez facilement des volontaires pour redessiner la route avant la prochaine visite du Maréchal…
Ulysse s’est fabriqué une boite à tabac. Il descend souvent jusqu’à Saint-Just-en Chevalet, au cœur du pays d’Urfé, avec deux ou trois copains. Un jour, au soir d’un aller-retour boueux de 32 kilomètres sous une pluie battante, l’ordinaire devient sublime. Choux-fleurs pour tout le monde, sardines, gruyère, chocolat et pommes. La cerise sur le gâteau, c’est que le Chef est de Saint Avold. On peut certes causer du pays mais les nouvelles sont angoissantes. 800 villages de Moselle ont opté pour la France, une sorte d’exil volontaire. 80 à 100 000 personnes sont expulsées.
A l’inverse, la nourriture s’améliore au camp. Haricots verts et viande en sauce, confiture et petites madeleines. Le moral revient, sous quarante centimètres de neige. On va descendre à ski la ”Loge des gardes”. Ulysse essaie de savoir où se trouvent sa mère et sa soeur dans le chaos.
Ulysse, très débrouillard, retrouve sa mère et sa sœur
Quand il a enfin des nouvelles de Blanche-Flavie et Olga, il est écœuré d‘apprendre qu’elles ont tout laissé dans Aboncourt, leur maison, leurs biens et forcément leurs tombes au cimetière. C’est un bouleversement déchirant. Les deux femmes sont arrivées en zone libre et demandent asile.
Il se renseigne et finit par savoir qu’elles sont réfugiées à Blond, au nord de Limoges, chez une dame Veuve Bonnaud. Le village avait recueilli les premiers Mosellans expulsés, comme beaucoup d’autres en Haute-Vienne. Il est à une quinzaine de kilomètres au nord de Limoges alors qu’Oradour-sur-Glane est à six kilomètres au sud… Le nom de ce gros bourg paisible est peu connu à ce moment-là.
Le 10 décembre, il frappe à la bonne porte et l’émotion est grande. Blanche-Flavie et Olga veulent tout savoir. Lui aussi. On prend des photos, on passe la nuit à discuter du sort des gens d’Aboncourt mais il faudra regagner la Loire dans quelques jours.
Les "Chantiers de Jeunesse" s’installent à Chatel-Guyon
Le 14 décembre, il prend le tramway vers Limoges et retrouve à la gare son copain Roger qui a quitté Paris le 20 juin et veut remonter par le train en Moselle… Il parait que les Allemands sont d’accord. L’intuition d’Ulysse lui dit le contraire. Il apprendra plus tard que ce fameux train n’est jamais arrivé.
Noël arrive. Il reçoit un colis de Blond et réveillonne au mousseux avec son chef. Au douzième coup de minuit, il est le premier à lui souhaiter une bonne année 1941 ! On reparle à nouveau de la libération des Alsaciens Lorrains. Ils peuvent remonter quand ils veulent mais ne savent pas qu’on les attend à Saint-Dizier. Tous ses camarades s’en vont et lui, pas fou, reste seul, soi-disant pour attendre un colis.
On lui demande ce qu’il va devenir. Il répond qu’il restera probablement dans les Chantiers de jeunesse. La roue du hasard vient de tourner, d’un seul coup. Les trois dernières lignes du cahier noir le disent : ”Je ne vais plus marquer que les jours les plus importants qui me concernent.” Orphelin de Lorraine, commente Martine avec émotion.
Fin du récit
Du jour au lendemain, Ulysse change de prénom et devient Émile, en mémoire de son père. Il ne quittera plus l’Auvergne durant toute la guerre et commencera une nouvelle vie au Commissariat des Chantiers de Jeunesse à Chatel-Guyon.
Ulysse alias Emile Brasseur y rencontre Marie-Louise Mont, une secrétaire qu’il épousera en mai 1945. La ”bougnatisation est en route” comme on aime dire en Auvergne. Olga s’est mariée avec un Issoirien qui, fort tragiquement, périra noyé dans l’Allier. Elle remonte sur Aboncourt pour épouser Hubert Houillon mais elle meurt en 1954.
Émile et son épouse, les parents de Martine, vivent joyeusement et amoureusement jusqu’en 1947 dans un petit logis de Châtel-Guyon mais l’écart social des deux familles n’étant pas facile à gérer, le couple emménage bientôt à Clermont-Ferrand. Embauché dans un cabinet d’affaires sur recommandation de son beau-père, l'ex-Ulysse entre bientôt à l’EDF où il devient comptable et rejoint dans l’entreprise la Caisse Centrale d’Activités Sociales, bien connue sous le nom de CCAS, organisant les colonies de vacances du personnel. Il termine chef où ses aptitudes font merveille. Il devient pendant des dizaines d’années une personnalité locale, même après sa retraite, jusqu’à son décès en 2009.
Marie-Louise, la maman de Martine
Par sa mère, Martine a des racines à Roanne où ses grands-parents étaient bourreliers-selliers. Ils s’installeront plus tard à Clermont-Ferrand. Mais Blanche-Flavie, sa grand-mère paternelle, mourra en Auvergne, à 54 ans, n’ayant pas surmonté le choc de ces quatre années d’exil
Dès que la Libération lui permet un premier retour dans Aboncourt ou ce qu’il en reste, Émile Brasseur l’Auvergnat retrouve son prénom grec aux yeux de ses copains mosellans retrouvés ! Le village n’est plus alors qu’un décor privé de vibration humaine et qui a du mal à se raconter. L’un après l’autre, les expulsés lorrains remontés de l’intérieur comparent le vrai poids du malheur en lorgnant la maison du voisin qui est resté. C’est humain, mais ce n’est plus le problème d’Émile. Hors d’Aboncourt, pour lui, Ulysse n’existe plus.
Ça ne l’empêchera pas de remonter très souvent dans son village avec Marie-Louise et plus tard leurs deux filles, Marie-Andrée née en 1946 et Martine en 1948, devenues Mosellanes sentimentalement.
Martine est donc une vraie Clermontoise. Elle est heureuse dans cette ville où elle conserve beaucoup d’amis. Au point que depuis son déménagement à Paris en 1970, elle continue de revenir très régulièrement au pied des Dômes.
L’autre versant de sa dualité reste forcément Aboncourt, dont elle apprit lentement les malheurs à mesure qu’elle devenait adulte. On comprend mieux son désir de brosser, de son père, le portrait chaleureux. La couverture de son mémoire montre bien qu’il est destiné à sa famille et aux amis, lorrains ou auvergnats, peu importe.
Tant d’autres Lorrains auront connu pire mais sa démarche nous prouve que sous le détachement le plus apparent peut se cacher un arrachement compliqué. Elle touchera les Mosellans et les Auvergnats. Un gros merci, enfin, à Ulysse… Martine et moi lui savons gré de rappeler un secret subtil : on peut s’attacher au pays qui vous accueille sans jamais oublier celui que l'on a quitté.
JG, septembre 2019