Le Président du Département de la Moselle avait ignoré l'affront et couru vers un téléphone. Pour inviter, d’une voix de miel, le président du Landtag de Sarre, son homologue... Juste pour causer.
Quand deux voisins de ce gabarit trinquent à cheval sur la frontière, c’est déjà comme un bol d’air sous les mirabelliers. Mais quand ils veulent causer en plus, c’est toute la mémoire lotharingienne qui embaume. Avec la même tentation sur le bout de la langue : Pourquoi ne pas cimenter la Moselle et la Sarre pour en faire le premier euro-département de notre vieux continent déprimé ?
Le temps d’y réfléchir que déjà, de Nancy, venait un tir de barrage. Onze écoles d’ingénieurs levaient la main en même temps alors qu’on ne leur avait rien demandé : "M’sieur ! M’sieur ! On n'a besoin de personne !"
C’était le moins qu’on puisse dire, de leur point de vue. Dix d’entre elles, en effet, sont incrustées au gros bateau Nancéien, comme des grappes de moules et si la onzième est messine, elle afficherait plutôt couleur de muraille. Quoi qu'il en soit, le projet d’en rajouter une douzième à Metz leur semblait une énormité.
D’où cette manif spontanée alors que le projet “Mista" baignait depuis des mois dans le bénitier du Président de l’Université. Ces fiers escholiers avaient manigancé leur vote à chaud.
Dès que l’émotion fut retombée dans les journaux, le psychodrame disparut dans les têtes itou. On n'allait pas en faire une affaire d'état... A l’Université, après tout, comme dans les mairies ou les assemblées, il a toujours été normal de marquer son territoire quand une élection approchait…
Sans doute, ont objecté les derniers défenseurs d'une morale en politique, mais au risque de manquer de tact ?
Bof ! répond en 2019 la foule républicaine , il faut avoir un peu d'humour. Après tout, un maire taiseux a le droit de penser à haute voix, un président choqué le droit de libérer un cri du cœur et un demi-quarteron de surdoués le droit de taper sur les doigts du naufragé qui veut monter dans la barque. Ce ne sont là que faiblesses humaines, au premier degré.
Mais attention ! Imaginez que ces gaffeurs n’en soient pas. Qu’ils aient fait exprès, au contraire, de jouer la Moselle au bonneteau ?
Imaginez qu’ils aient voulu tâter de la politique virtuelle, après avoir bien agité les godets. Pour qu’on perde de vue la boule verte, pour que, l’air de rien, le présent frontalier puisse se conjuguer demain à tous les conditionnels… via les détours piégés de la petite phrase, du furtif, de la double détente ou du comme-qui-dirait.
On ne va pas vous raconter la dépêche d’Ems. En juillet 1870, c’est en se servant d’une erreur de traduction repérée au dernier moment que Bismark embrasa l’Europe en faisant croire que roi de Prusse avait congédié notre ambassadeur.
A la Belle époque, même dans "Zig et Puce" ou "la Semaine de Suzette", on savait manier les sous-entendus. C'était le monde d'Henri Collin.
L'ennui, c'était la singularité du chanoine. Né en 1853, et fils d’un gendarme de Clouange, il se sentait mosellan d’une seule pièce et avait forcément beaucoup de mal à se couper en deux entités jumelles chaque fois qu’il rentrait à la maison. Son village, les Allemands l'avaient rebaptisé Kluingen, à une portée de fusil de la frontière linguistique. Allergique au casque à pointe, il était normal qu’il ait peu d’empressement à se réjouir du bilinguisme culturel dans son département reconquis.
Ces contradictions à partir de la séparation linguistique paraissent aujourd’hui dépassées, mais elles font partie de l’histoire de la Moselle et soutiennent encore un pan de la sociabilité messine. De vieux patriotes savourent quotidiennement la ferveur de leur romanité familiale en ignorant son ambiguïté. Bonne raison pour éviter les vagues.
On ne va quand même pas vous réciter la Moselle humiliée… Les Français de l’intérieur que le dossier intrigue n’auront qu’à fouiner dans notre site. Ils essaieront de penser à ce quoi pourrait ressembler un Grand-Est sans germanophones, une Lorraine sans Moselle, une Moselle-Sarre sans Lorrains ou une Université de Lorraine sans Messins...
Avec, en tableau final, trois godets lorrains sans boule verte et des Alsaciens qui, partent en rigolant, sur la pointe des pieds…
Ces réflexions sur la dangerosité du hasard me sont venues en regardant sur Eurosport l’élégant Judd Trump (rien à voir avec Donald) pousser droit ses boules rouges à la finale du championnat du monde de snooker à Sheffield… Parfois, elles rataient le bon trou. Il suffisait d’un cheveu.
Mieux vaut se taire quand le temps est suspendu. On peut seulement souhaiter qu’à une encablure du vaisseau Europe, les Lorrains qui rêvent de monter à bord gardent toujours la même horreur des vagues.
JG.