Début décembre 2020, la pensée d’un Noël à double tour et d’un Réveillon coincé n’enchantait personne. La Lorraine broyait du noir en imaginant des fêtes en pantoufles.
Il aura suffi que Denis Hilt m’envoie les deux “spatz“ à la proue de ce blog pour que ma dépression s’efface. Ils ne sont pas très bavards, ces oiseaux rescapés de 14-18 et pourtant, dès que je les ai vus, j’ai pensé au Cid de Corneille, la scène 2 fameuse de l’acte II... Un défi implacable : “A moi, Comte, deux mots !“ Deux orgueilleux qui se toisent… “Ote-moi d’un doute“. Mais dans ce moment de vérité, la malice de Rodrigue est évidente. Un traîneur de sabre ordinaire n'aurait jamais su comment aiguiser sa verve pour bien asticoter don Diègue avec des vers !
Les deux matamores que m’a fabriqués Denis sont devenus fûtés, comme Rodrigue. Ils n’ont plus aucune envie de se regarder en chiens de faïence mais se méfient encore. Ils savent qu’après la guerre, c’est comme après l’amour, le premier qui cause dit une bêtise..
Leur tango silencieux nous distille un état d'âme que l'on perçoit rarement dans les cérémonies du souvenir. L’ombre d’un doute se répand sur leur épopée d’Epinal.
Les gens de Moselle, à ce propos, sont vaccinés. Ils savent que le bleu horizon pouvait être germanophone mais le vert de gris francophone à l’inverse. Passons.
Denis Hilt a dû beaucoup s’amuser à Montigny en modelant dans sa glaise mes deux spatz en état second. Leurs petites pattes en ont plein les bottes. Séparés, ils restaient un drame. Ensemble, ils deviennent les santons d'un diorama breughelien
Seul un Mosellan pouvait imaginer nos deux lilliputiens dans une telle gadoue métaphysique. Sous le casque où ne tournaient que des certitudes, l’idée leur vient enfin qu’ils se sont fait avoir.
C’est du moins ce que j’ai ressenti. Qu’ils entrent donc, par la grande porte, dans l’iconographie de “Moselle humiliée“…
D’autant que je viens de vivre autour de Sainte-Croix un happening de même nature. Dans l’un des minibus qui roulent gratis entre la Préfecture et Pompidou, un inconnu assis face à moi me regardait à bout portant. Nous étions certes, grosso mod, à 400 000 kilomètres l’un de l’autre, vu que chacun était dans la lune. Mais comme c’était la même…
J’ignore quel éclair d’empathie nous a liés comme les deux spatz de Denis. Je me suis dit brusquement que sous son masque bleu, mon inconnu du minibus cachait un visage humain. Et s’il a cessé de me regarder dans les yeux, c’est qu’il a pensé que j’en avais un aussi. Tout comme les piafs ont la même tête de moineau.
Notez que chez moi, un piaf auvergnat s’appelle un “friquet“, alors que mon inconnu avait plutôt l’air d’un “pieurot“ du sud mosellan.
Côté distanciation, c’était raté. Nos deux nez bleus s’étaient mélangés dans la vitre où des dentelles de buée s’étalaient sur une tartine de Corona. A l’extérieur, dans un glissement de vitrines closes, la vie défilait en petite vitesse et c’est la rue qui faisait le trottoir.
Je n’ai pas osé demander à mon Messin si on ne s’était pas déjà vus. A l’arrêt place de la République, nous nous sommes enfuis, chacun de son côté.
C'était prudent mais depuis, du haut du 83, je m’exerce à deviner, sous les masques bleus, qui sont les "spatz" et qui sont les "pieurots".
JG décembre 2020