Comme une odeur de brûlé?

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Collection J.C Berrar
 
Tout commence le deuxième jour quand le diable se fait mégot pour enflammer, sous le nez du service d’ordre, le portique pompeux qui marquait l'entrée vers la ville. Izdior, qui n’a pas quitté le secteur, recule son chevalet pour mieux saisir la scène. Flaire-t-il un présage?
Point n’est besoin d’être un expert en triangulation pour localiser cette fois le photographe. Il s’est installé à hauteur du monument aux morts, pour avoir du recul. Il peut ainsi voir de plus près la foule pétrifiée qui assiste à l’embrasement. Sur la gauche de sa photo, on reconnaît l’entrée de l’actuelle avenue Foch (Kaiser Wilhelm Ring) et, au fond, le beffroi non terminé de la future gare.
Le cliché que Franz avait pris la veille nous montrait des messieurs sur leur trente et un avec des dames sous leur ombrelle. Il se dégage de leur société une touche assez Belle époque mais sans la familiarité légère que Renoir a si bien capté. Nous voyons des demoiselles coincées, des enfants qui filent doux et des ecclésiastiques à la douzaine. Un monde conformiste et discipliné, qui se déplace à petits pas. On ne sent pas la plage sous les pavés.
Sont-ils français, ces gens, ou sont-ils allemands? Pour être plus précis, sont-ils des Mosellans de Metz ou des Messins du Mecklembourg? impossible de le savoir. Ils sont venus, par curiosité pour voir passer un chapelet de dignes monseigneurs dans les rues de leur ville. Seul un ennemi de la religion oserait dire de ces Messins-là qu’ils n’ont pas l’air très catholique.
Sa majesté Guillaume II a même fait, pour l'occasion, une fleur à l’évêque de Metz. Il a autorisé des processions en ville. Leur interdiction restait en effet l’une des dernières mesures d’esprit laïque encore en vigueur en Allemagne. Le fameux "Kulturkampft" de Bismark, conçu pour garder l’église à distance, avait subi, depuis longtemps, un démaillage en règle, sous les coups de boutoir de la Papauté.
 

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Collection J.C Berrar


   Le pape Léon XIII avait maté Bismark. Metz avait pu construire un portique grandiose pour accueillir les officiels.

En ce jour d'août 1907, c’est donc un Sacré vent qui souffle de l’est… Les éminences qui se succèdent à la sortie de "l’ancienne gare" ne ressemblent guère aux habitués de la ligne, dont le poitrail batailleur disparait souvent sous les décorations. Il s'agit au contraire de souriants prélats dont la main droite est molle à force de bénir nos chers Mosellans…. Pour les aider à grimper dans les carrioles, des cochers conscients que Dieu les regarde n’osent pas les pousser au cul comme ils le font avec le commun. Et l’on gagne au petit trot l’hôtel Terminus, en passant sous le fameux portique, celui qui doit cramer le lendemain.
Franz Idzior n’était qu’un petit photographe astucieux qui avait eu la chance d’arriver au bon moment. On ignore s’il savait lire. Mais comme il devait posséder l’art que l’on prête aux coiffeurs pour cuisiner la clientèle, il s’était probablement laissé dire que les autorités de son pays n‘avaient pas seulement choisi Metz pour y tenir un Congrès eucharistique…
Et s’il s’agissait, pourquoi pas? d’un coup de génie de l’Empereur pour recadrer les 20 000 Messins francophones restés sur place en 1871, ces Mosellans imprévisibles qui recommençaient à penser de travers?
Le calcul impérial reposait probablement sur l’idée que la plupart de ces insoumis restaient de sages catholiques. Il pensait que le pouvoir d’intimidation d’une manifestation religieuse de l’ampleur de celle de Metz, toute allemande qu’elle était, les placerait dans une position fausse, fiers patriote ou fiers croyants, un choix duquel, en bons chrétiens, ils ne pourraient que sortir les yeux baissés.
Au début, ils avaient donné l’impression d’accepter l’annexion, ou plutôt, ne pouvant la combattre, ils l’avaient mise au fond de leur poche avec un mouchoir par-dessus. Mais depuis la mort du gouverneur allemand Manteufel, connu pour trop fermer les yeux, Berlin voulait reprendre la main. Metz vivait dans un stress silencieux. La population restait triplement bloquée, par la langue, par la religion, et par les rancoeurs de la guerre... Comme la cité ne disposait pas encore de réseaux sociaux, cette calamité moderne... des conformismes silencieux s’opposaient du regard dans les rues, et jusque sur l’Esplanade, devenue le symbole névralgique de leur confrontation permanente.
 
La cité n’est plus qu’un théâtre d’ombres mais les civils allemands, bien que maîtres de la place, ne sont pas forcément arrogants… On en voit beaucoup d’assez débonnaires et qui souffrent de la morgue prussienne. Dans le monde familier des faubourgs, on s’invente quotidiennement des gestes de bon voisinage. Partout vivent des mariés sans états d’âme, père allemand et mère française, qui ont déjà eu le temps de faire des enfants. Mieux vaut ne pas trop le dire trop fort, mais l’annexion est devenue vivable… Sur le plan social surtout.
Des photos comme celle de "l’ancienne gare", Franz Idzior aurait pu en faire ailleurs... dans Gartenstrasse (la rue des Jardins), ou dans Felsenstrasse (la rue des Roches), ou dans Gerbegraben (la rue des Tanneurs) ou encore dans Stationstrasse (la rue Taison)… autant de lieux clos où perdurait la complexité messine… Et s’il l’avait fait, au lieu de braquer seulement le va-et-vient des carrosses, il eût immortalisé des vibrations bien différentes.
Il aurait certes vu des quinquagénaires bougons qui changeaient de trottoir quand ils voyaient arriver le vert de gris d’une patrouille, mais aussi de petits cafés où des collègues, venus pour la pause, se fichaient bien de savoir qui était l’occupant et qui était l’annexé, pourvu que la bière y soit bonne.
Il aurait certes vu des gradés obséquieux dont la visière semblait avoir été inventée pour mettre en valeur un profil de ganache, mais aussi des cousins germains tranquilles qui s’étaient crus sur la Côte d’azur la première fois qu’ils étaient arrivés en Moselle pour y faire des marks. Des gens qui avaient fini par aimer sincèrement la ville et ses habitants.

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Collection J.C Berrar

Les soldats, qui se sentaient comme chez eux, s’en allaient souvent nager dans la Moselle
 
Franz Idzior était du même bois et son incrustation messine était banale. Comme beaucoup de soldats démobilisés, il avait choisi de rester messin en 1905, hors studio mais à son compte, tel un free-lance au gré du vent… Les blanches pentes du Saint-Quentin, avaient vite remplacé dans son imaginaire les marais glauques de son enfance, chaque fois qu’il les regardait du Saulcy en patinant sur le bras mort de la Moselle.
Les francophones ne devaient pas trop aimer ce derviche habillé de noir que l’on voyait souvent tourner autour du zim-boum-boum des fanfares, mais tous avaient repéré sa taille fine, sa chaîne de montre et sa tignasse couleur de jais. La blancheur de son col cassé, sous un teint caramel et donc assez peu slave, lui donnait plutôt l’élégance lustrée d’un corbeau des Balkans. On croisait le beau gosse, dix fois par jour dans Rohmer strasse (la rue Serpenoise), son appareil sur l’épaule et sa petite valise à la main.
Il immortalisait tout ce qu’il voyait: les rues de la ville, les assemblées d’anciens combattants, les rangs d’oignons dans la cour des écoles, les cercles de fêtards au teint rouge, les entrées du Temple ou les sorties de la messe, les chantiers tapageurs de la nouvelle ville, l’armée de l’Empereur sous tous les angles et bien sûr les baptêmes et les enterrements. Il allait même frapper dans les maisons allemandes pour proposer la photo de famille avant de finir la soirée dans la fumée de quelque brasserie, où des troufions assoiffés qui rentraient du bain se tassaient dans des alcôves et chantaient fort en se tenant par le cou. Pendant ce temps-là, le petit peuple de Metz vaquait…

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Collection J.C Berrar

Figure messine incontournable, Franz n’était pas devenu riche, d’où sa panique en 1919 à l’arrivée des Français. Condamné à disparaître, il tenta bien de se recycler en photographiant des poilus, au pied même des statues déboulonnées où il avait croqué, un an plus tôt, ses copains d’avant l’armistice. Il ne pouvait qu’être mis à la porte par un préfet Mirman, dont la subtilité politique dépassait rarement les limites du Saint-Quentin.
En 1923, Franz gagna Sarrebruck en espérant revenir à Metz, sait-on jamais? Comprenant en 1927 que ce rêve était impossible, il choisit Trêves pour y mourir vingt ans plus tard, à 64 ans. La ville allemande lui sait gré d’avoir laissé dans les archives des cahiers de photos devenues depuis des reliques.

Le Metz de 1907 ne le savait pas encore, pas, mais il allait bientôt tourner la page… La pratique municipale et les mariages mixtes avaient certes désamorcé les rancoeurs au point qu’une petite partie de la bourgeoisie locale changeait en douceur son fusil d’épaule. A l’Hôtel de ville, deux mentalités ennemies oubliaient parfois leur méfiance pour se retrouver par instinct. Quand un promoteur aux idées larges ouvrit un "Palais de Cristal" dans l’actuelle rue Gambetta, et s’empressa d’y creuser, sur deux étages, une piscine des mille et une nuits… quand on y vit plonger, dans un sulfureux tourbillon de bayadères, des moustachus venus des quatre coins d’Europe… la bonne société allemande et la bonne société française se trouvèrent d’accord pour crier au scandale. Leur réaction avait été la même au moment d’honorer la mémoire du sulfureux Verlaine. Quelle horreur!
Le Metz des notables avait donc fait la paix sur des valeurs bien-pensantes. En 1902, le comte Von Villers-Grignoncourt avait même épousé Berthe de Ligniville, une demoiselle de la plus haute lignée lorraine. Le mariage avait eu lieu à Paris, un geste assez culotté à l’époque, sauf quand on avait des relations. Le seul point qui rassemblait encore tous les Messins d’origine était cette future "nouvelle ville". Ils ne pouvaient plus supporter la manie qu’avaient les Allemands de labourer le sud de leur cité pour en faire une capitale moderne. Peu importait à nos Lorrains qu’elle s’annonçât belle et spacieuse. Ils étaient redevenus allergiques aux Teutons
L’Empereur n’avait-il pas rebouché d’un revers de main les fouilles de l’Amphithéâtre romain que venaient pourtant d’exhumer ses remarquables archéologues? Il avait dynamité la Citadelle. Il avait déplacé la Porte Serpenoise comme sur des roulettes. Il avait démoli le fameux portail de Blondel qui défigurait la Cathédrale gothique, faisant hurler à ce propos le choeur des chanoines. Ils auraient pu s’en féliciter s’ils avaient eu du goût.

Le monde change en 1907… Guillaume II vient de retaper à Courcelles-Chaussy une petite résidence secondaire, entendez un château à trois niveaux, quatre tourelles d’angle et un parc en prime. Il pousse dorénavant jusqu’à Metz une ou deux fois par an et comme il est peu habitué, par tempérament, à céder quand on lui résiste, il se mêle de tout et tranche assez vite. Il comprend que toutes ces frustrations d’amour-propre, qui s’ajoutent depuis 1900 les unes aux autres commencent décidément à bien faire…
Il a raison. Elles réveillent en secret l’orgueil en léthargie de la vieille capitale messine. Un orgueil qui s’était déjà montré bien plus tôt quand les députés mosellans, élus pour représenter leur bout de Lothringen au Reichstag, avaient décidé de se mettre un baillon, pour protester contre l’interdiction d’y parler français.

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Collection J.C Berrar

Dès le mois d’août 1908, les invités vont se succéder à l’arrivée de la Nouvelle Gare toute fraîche.
 
On s’agitait beaucoup à Nancy où s’était regroupée, depuis 1871, une bonne partie des élites messines. Celles qui étaient restées à Metz, repliées dans leur Académie nationale comme sur le radeau de la Méduse, continuaient de ramer comme on godille, pesant chaque virgule avant de publier la moindre communication.
Berlin n’aimait pas trop ces complots de bibliothèques et surveillait tout ce qui bougeait. Chaque événement lui donnait l’occasion d’un rappel à l’ordre. Et depuis l’incendie calamiteux du toit de la Cathédrale en 1877, un malheur qui, cette fois, n’était pas dû au diable, mais à des artificiers branquignols dont le tout-Metz s’était gaussé, Guillaume II craignait la moquerie par-dessus tout.
Préssé de remettre à l'endroit l'orgueil messin qu'il trouvait à l'envers, il fit, dans sa bonté, ouvrir à l’Hôtel Terminus la plus prestigieuse opération qui soit: une Exposition de céramiques… Pourquoi pas? L’événement se voulait exceptionnel. Il couvrait la production locale "des temps préhistoriques jusqu’à nos jours" et montrait ce qui se faisait de plus beau dans le monde.
Prévue, dans l’esprit des Allemands, pour honorer le vieux savoir-faire lorrain en l’associant bien sûr au génie germanique, cette expo pourtant somptueuse s’était close en juin 1906 dans une série de malentendus.… La manufacture de Sèvres avait refusé de prêter ses plus belles pièces, tout comme une société de Sarreguemines dont le directeur général ne cachait pas non plus sa francophilie. Même refus hautain à Nancy, chez Gallé, Daum et Majorelle.

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Collection J.C Berrar

La France revancharde n’avait pas oublié von Haeseler que les Allemands appelaient "le gardien de la Moselle" jusqu’à sa retraite en 1903. L’ancien commandant de la Place avait décidé de la vivre en pays messin mais sa tête d’Indien continuait de passer à Paris pour un épouvantail.
 
Le chanoine Collin, qui ne ratait jamais l'occasion d'égratigner le pouvoir depuis son bureau du "Lorrain", avait trempé résolument sa plume dans l'encrier prévu pour les proses au second degré. Il engageait en effet les visiteurs à méditer sur la forte signification ethnique de ces vieux meubles et vieilles vaisselles dont il trouvait la beauté "suggestive". Il poussa même le bouchon jusqu’à demander à l'Empereur de dire aux Mosellans son grand respect pour l’art français. Autant suggérer que sa Majesté s’en fichait pas mal.
Lors du grand diner de clôture, auquel assistait une dizaine de céramistes venus de France, la qualité des digestifs transforma certaines poignées de main en politesses de chiens de faïence. Un notaire eut même l’aplomb de porter un toast en français "à la patrie perdue". Bref, on avait montré les couteaux, faute de pouvoir casser la vaisselle.
La même année 1906, un autre vent, mais venu de l’ouest, avait soufflé cette fois sur Metz un pollen consolateur. Les deux premiers jours de septembre, Buffalo Bill installait son fameux cirque rectangulaire, bordé de tentes et de gradins, sur un terrain militaire du Ban-Saint-Martin.
La chevauchée pétaradante des cowboys et des Indiens tournait en boucle à ciel ouvert… Quatre représentations colorées qu’amplifiait le souffle très américain du "show", rappelèrent aux Mosellans que l’homme libre a besoin d’espace. On peut penser qu’ils remontèrent le moral des plus pessimistes, en leur donnant le sentiment de n’être pas scotchés pour toujours aux marches du sévère empire romain germanique.

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Collection J.C Berrar

"Le souvenir français", fondé à Paris en 1888, venait d’ailleurs de refaire surface en se déclarant, l’année d’avant, comme une association d’utilité publique, avec pour mission de transmettre le flambeau du souvenir aux générations successives. Tout le monde à Metz avait bien compris de quel flambeau il s’agissait.
C’était bien la mémoire mosellane qui se requinquait à l’horizon, comme un début d’orage. Les bouderies ne suffisaient plus. Un ouvrier lithographe nommé Jean-Pierre Jean venait de découvrir, la même année 1906, les restes de trois officiers français oubliés au cimetière de Vallières. Encouragé par la décision parisienne, il avait lancé l’idée d’un Monument en Moselle, pour honorer tous les poilus morts à la guerre. Les Allemands, pris de court par cette démarche à double tranchant, avaient eu la finesse de l’accepter en se drapant de magnanimité. Mais très vite, ils s’en voulurent.
En octobre 1908, à Noisseville, dans une terre qu’ils croyaient germanique, ils durent en effet assister au spectacle inouï de 120 000 personnes en grand émoi dont les vibrations nationalistes venaient sans arrêt tournoyer autour de leurs casques à pointe. Croyant impressionner la sensibilité mosellane sur l’air bien connu "du brave combattant qui honore le brave combattant d’en face", Guillaume s’était bel et bien trompé.
Ce qui n’empêcha pas ses conseillers de tenter un nouveau coup, qu’ils pensaient plus subtil encore. On ne sait qui eut l’idée d’inviter Gabriel Pierné, car ce n’était pas une bonne idée… L’Association musicale messine se voulait sincère mais on ne pouvait douter qu’elle était contrôlée par le pouvoir. Devenu célèbre à Paris, le musicien messin était touché qu’on pense à lui, et l’on pouvait comprendre. Depuis qu’en 1871, sa famille avait quitté la ville alors qu’il avait 7 ans, il souffrait de cet abandon, tout comme le jeune Verlaine à la même époque.
Sa mémoire brutalisée avait forcément nourri, durant sa carrière de compositeur et de chef d’orchestre, une sensibilité particulière qui l’avait, en 1902, poussé à écrire une sorte d’oratorio légendaire, une oeuvre énorme baptisée "La croisade des enfants. Prévue pour 450 choristes, elle avait d’ailleurs été chantée dans plusieurs pays d’Europe. Et même en Allemagne, évidemment par des Allemands.
Le 30 avril 1907, l’auteur eût dès sa sortie de "l’ancienne gare", l’intuition qu’il avait mis le pied dans un traquenard, à voir le peu d’empressement que montraient les vrais Messins à l’endroit de ce concert. Pierné n’avait pas réalisé qu’il allait diriger son œuvre en terre allemande alors que dans son esprit, un public en majorité francophone profiterait certainement de l’occasion pour lui offrir la chaleur d’une retrouvaille.
Les 500 choristes étaient cette fois des cousins germains. Et le public aussi en majorité. Il manquait au concert, malgré la qualité de l’ensemble et la voix pure de 200 enfants, une vibration française qui, à Metz, eût pris du sens. Quand on lui demanda de monter sur scène, l’auteur, rouge de confusion, comprit qu’il s’était fait piéger. "Le Lorrain" ne manqua pas de souligner la cruauté de cette manipulation, afin que ses lecteurs en savourent le manque de tact.
Et voilà que le 10 juillet 1907, donc juste avant le Congrès des évêques, c’est celui des champions cyclistes, pour la première arrivée d'une étape du Tour de France à Metz. Les deux événements n’ont d'ailleurs rien à voir puisque cette fois, on peut tâter le biceps des visiteurs. Les coureurs étaient certes passés l'année précédente, mais en trombe, lors d'un court contrôle à Woippy, lors de l'étape Lille-Nancy.
L’épreuve n’était alors qu’une pétaudière joyeuse où s’inscrivaient parfois des touristes en diletante. Un certain Henri Pépin de Goutaud avait même embauché deux compères pour le pousser dans les cols… Il les invitait le soir à la table des meilleurs hôtels.
Un Tourangeau de 26 ans, Emile Georget avait gagné l’étape messine mais il fut plus tard pénalisé pour avoir changé de vélo. C’était la première fois que le Tour s'arrêtait dans un pays étranger, soulignait-on à Paris, en insistant sur "étranger", forcément. Il se nichait dans le choix de cet adjectif une complicité moqueuse car le public survolté ne se sentait pas étranger du tout!
De cette arrivée assez baroque, les Allemands ne retinrent au début que l’aspect diplomatique, qui prouvait au monde entier la réalité de leur frontière. Ils s’amusèrent de sa tonalité pagailleuse, "Ah ces Français! décidément…" Mais bientôt, d’une année à l’autre, ils s’aperçurent de leur erreur.
La "Lorraine sportive" avait eu assez de culot pour accueillir dorénavant au clairon les étapes de 1908,1909 et 1910. L'épreuve était devenue le cheval de Troie des revanchards. Guillaume II piqua une colère et mit fin à l’expérience. C’est ainsi que les coureurs font... quatre petits Tours et puis s’en vont...

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Collection J.C Berrar

Pas de chance pour Emile Georget en 1907... Encore moins pour le Tour en 1910, dont ce sera le dernier passage à Metz. Le comte Zeppelin est déçu, lui qui aimait le sport mais pas trop les clairons. Il félicite le vainqueur de l’étape, un certain Trousselier, comme on salue la famille à la sortie d'un enterrement.

Le mois suivant, ce n’est pas à vélo, mais dans sa "trente chevaux" avec chauffeur, que Barrès se promène avec son ami de Brem dans la campagne messine… L’écrivain, qui séjourne à Charmes pendant l’été, a passé régulièrement la frontière à Novéant, où il dort deux nuits chez son ami. Les deux Maurice ne manquent pas de sujets de conversation.
Leur balade a lieu du 23 au 25 août 1907, quelques jours après la clôture encore toute fraîche du Congrès eucharistique… On n’a pas encore eu le temps de décrocher les oriflammes aux balcons des rues messines.
Barrès voit d’un mauvais œil la tentative allemande de récupération du milieu messin catholique. Il arrive avec un gros carnet dans la poche car il sait que le problème est compliqué. Une partie de la population messine recommence à rêver de la France mais une autre, d’origine rurale, a des idées d’autonomisme sous l’influence des petits curés. La séparation de l’Eglise et de l’Etat est vue dans les paroisses comme un épouvantail.
D’un village à l’autre, l’écrivain prend des notes et s’inspire… Gorze, Augny, Sillegny, Arry… Et Metz enfin, la dernière nuit, dans Spiesstrasse (la rue des Piques) à l’Hôtel de la ville de Lyon. L’écrivain dit à ses amis son intention d’écrire "un petit roman messin"… Deux ou trois plumes amies du "Lorrain" sont dans la confidence. Les Allemands les ont repérés, mais ils le laissent tranquille. Le "petit roman" sortira en 1909. Juste le temps de l’écrire.
Bonjour Colette Baudoche! La Moselle tient sa Jeanne d’Arc! On verra surgir un peu partout, dans les villages et les quartiers, de petites sociétés de musique ou de gymnastique dont les défilés martiaux ont de plus en plus de mal à cacher leur patriotisme. Les regards sont noirs sous les casquettes blanches.
La plus vivace de ces cohortes est bien sûr la "Lorraine sportive", dont le prosélytisme imprévisible finira par indisposer en 1911 jusqu’au Président de Lorraine. Le comte von Zeppelin-Aschhausen a pourtant la réputation d’être un libéral mais pour lui aussi, trop c’est trop. Nous sommes à la fin de l’effet Noisseville.

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Collection J.C Berrar

A voir l’air réjoui des vétérans, quand l’Empereur venait les saluer, on devine que l’idée ne leur était pas encore venue de devoir faire la valise un jour…

Considérons l’ensemble des événements de 1906 à 1909… Les retrouvailles en peau de chagrin à la frontière, les chantiers qui font exploser la ville, la Porte Serpenoise qui part sur des roulettes, les députés bouche cousue au Reichstag, l’Académie de Metz tenue à l’oeil, les couacs mondains de l’Expo céramique, l’appel d’air de Buffalo Bill, le "Souvenir français" qui a de la mémoire, le succès monstre de Noisseville, l’humiliation de Gabriel Pierné, le gros clin d’oeil du Tour de France, le voyage de Barrès sur les hauteurs messines, les casquettes blanches de "Lorraine sportive" et les allusions calibrées du chanoine Collin… Il y a le feu.
Si l’on ajoute, pour faire bonne mesure, la rage des vieux Messins en apprenant que la population de Nancy a doublé depuis 1871 au point d’abriter 120.000 habitants, alors que la leur a fondu de moitié, l’addition de ces frustrations fait bien de 1907 une année charnière. Chaque Messin qui réfléchit ne peut s’empêcher d’être fasciné par cette actualité qui s’emballe, comme on regarde, par le hublot, l’intérieur tournoyant d’une machine à laver.
La guerre de 1914 est proche. Replié à Paris dès la déclaration, le chanoine Collin oubliera vite ses fléchettes à l’eau bénite pour tirer cette fois au canon sur les Boches. Ses retrouvailles avec Barrès sont d’une telle complicité qu’on ne saura jamais lequel des deux a coaché l’autre… Dès 1919, ils se sentent les dépositaires d'une vérité mal connue. Ils s'écrivent, ils se parlent, ils se cherchent, ils refont l’histoire, comme si Metz avait vécu ces quarante-huit années d’annexion sans en garder la moindre marque.

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Collection J.C Berrar
A Paris, le chanoine bat le rappel des patriotes.

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Collection J.C Berrar
A son retour en Moselle, il est devenu l’homme fort.

Leur principal aveuglement sera de faire l’embargo sur l’évolution de la société civile allemande depuis un demi-siècle. Ils n’en diront même pas du mal, ils l’ignorent. A leurs yeux, tous ces colons chassés de Metz l’avaient bien cherché. D’ailleurs, c’était du lourd, du brutal, du boche! Quant à la situation délicate des Mosellans germanophones, elle ne les émouvra jamais. Au nom de la revanche, nos deux patriotes inventent un Metz plus français qu’avant, alors que ce n’est pas vrai.

Maurice Barrès, par l’élégance de sa plume et le chanoine Collin par le coupant de son ironie, étaient certes assez doués pour sonner la charge mais on aurait pu trouver mieux comme historiens dans les années trente... C'est objectivement de leur responsabilité si aujourd’hui, neuf Messins sur dix n’ont qu'une vague idée de ce que laissa, dans le coeur et l'esprit de leurs ancêtres, l’influence culturelle des annexeurs. Pas celle des soldats, bien sûr, qui toujours se récite en caserne, mais celle des Allemands de la société civile qui s’étaient attachés à la ville et l’avaient fait savoir. Ils étaient repartis comme ils étaient venus. On ne savait même pas leur nom.
Et pourtant… Quand en août 1907, Barrès déguisé en conspirateur lisait, dans sa chambre d’hôtel de la rue des Piques, les notes qu’il avait glanées dans l’arrière-pays… quand en fermant les yeux, il inventait les premiers contours d’une sorte de fée française nommée Colette Baudoche, il ne se doutait pas qu’à une centaine de mètres de son encrier, une autre fée de 10 ans nommée Hertha Strauch et cette fois allemande, pouvait trottiner derrière ses parents au sortir de la rue des Roches pour ne pas arriver en retard au Théâtre. Et cette fée-là était en chair et en os.
On ne va pas revenir sur ce qu’elle devint, sous le nom d’Adrienne Thomas car son destin contrarié d’écrivaine est longuement raconté dans notre site. Mais Hertha nous en apprend dix fois plus que Barrès sur la sensibilité messine. Comme lui, elle a d'ailleurs un carnet sur lequel, en juillet 1914, elle notera froidement les travers de son milieu.
La future Adrienne ne fait pas dans la bienséance: "Mes parents ne seraient rien s’ils n’avaient pas d’argent… C’est l’argent qui les gonfle et l’on croit qu’ils respirent". (Ça, c’est une image d'écrivaine...) Elle fait encore moins dans l'héroïque: "C’est venu tout d’un coup, dans l’espace d’une nuit… Les gens veulent tous la guerre et dans notre ville, ils montrent un visage décomposé… Comme les yeux des jeunes gens luisent. Le bahut ne se possède plus. Ils veulent tous y aller!" Elle conclut "Je n’aime aucune patrie… Je ne me soucie plus ni de victoire ni de gloire. Je veux seulement qu’on ne tire pas sur ces yeux, les plus ensoleillés du monde." Hertha avait des copains aussi bien français qu’allemands.
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Collection J.C Berrar

Hertha était réaliste. Il existait du côté allemand des excités pressés d’en finir, tout comme du côté français.

Le destin de Paul Tornow, dont on a aussi raconté la vie dans ce site, nous permet de mieux mesurer les pulsations de l’époque... Son histoire est celle d’un jeune Allemand, hélas manchot et complexé, qui devient amoureux des cathédrales et ne peut les imaginer autrement que radieuses. Il rajeunit celle de Metz, encore que rajeunir n’est pas le terme qui convienne. En fait, ce grand architecte, par ailleurs du type affectif rugueux, s’est contenté de lui rendre sa beauté gothique, massacrée par l’orgueil gallican.
Il est peu probable qu’il se soit trouvé le 6 août 1907 devant "l’ancienne gare" pour regarder passer des évêques, vu qu’il était protestant. Et comme en outre il venait d’être viré l’année d’avant par Guillaume II, on ne peut que l’imaginer ce jour-là aussi déprimé qu’il l’était la veille. Ses ennemis ont persiflé plus tard en racontant qu’une fois reclus à Scy-Chazelles dans sa maison devenue tanière, il ne noyait pas toujours son humiliation dans la limonade. Mais ce genre de calomnie était bien dans le ton de la politique messine après 1919.
Son adjoint Auguste Dujardin en savait quelque chose. Faute de pouvoir le traiter d’alcoolique, on en fit un Communard. Il est, dans notre site, le troisième Messin d’envergure que la prose du "Lorrain" a réussi à dézinguer dans la mémoire locale. Homme timide et dessinateur doué, il était condamné à montrer sans arrêt son passeport, étant l’un des rares Français venus travailler dans une Moselle devenue allemande. Pour une cervelle revancharde, c’était en effet le monde à l’envers. Les Messins se méfiaient de ce traitre aux manières délicates, alors que certains Allemands le voyaient en espion. Sa fidélité à Paul Tornow l’avait poussé vers la disgrâce. Mais comme il était fervent catholique, il pointait peut-être sa barbichette dans la photo d’Idzior du 6 août 1907.
Adrienne Thomas, Paul Tornow et Auguste Dujardin ne sont hélas que les trois d’une longue liste. Il existait à l’époque à Metz des centaines de personnalités germaniques dont la mentalité pacifique aurait pu finir par dissiper la rancoeur locale si la guerre ne les avait pas renvoyés chez elles. Des gens dont on aurait pu au moins retenir les noms au lieu de les passer à la trappe en 1919.
Trois fortes pointures marqueront encore l’annexion messine. Le premier, Alfred Pellon, était déjà en 1907, un esprit ouvert à toutes les cultures... Il avait 33 ans. Les deux autres deviendraient de vrais écrivains mais ne le savaient pas encore. Ernest-Moritz Mungenast n’avait en effet que neuf ans et Agnes Ernst-Weiss deux de plus. Les deux jeunes Allemands ne révélèrent que bien plus tard, grâce à l’écriture, la pesante nostalgie qui leur taraudait le cœur, et qui datait du temps qu’ils couraient derrière leurs cerceaux.
Pellon l’avait ressentie avant eux, en bon francophone devenu Allemand. Formé aux Beaux-arts de Munich, il avait lancé, à son retour à Metz une sorte d’atelier d’artistes au sein duquel sa mentalité imprévisible abordait tous les genres, de la peinture à la sculpture, en passant par le théâtre, la musique et la poésie. Imprégné de culture germanique, il n’en gardait pas moins l’amour des manières françaises, comme s’il conservait dans ses veines le goût d’un monde qu’il n’avait pourtant pas connu.
En 1919, il fallait fuir… Pellon fit ses valises à 45 ans. Mungenast n’en avait que 21 et Agnes Ernst 23. Ils retournèrent en Allemagne avec une mentalité de victimes mais ce n’était pas l’avis du coriace Préfet Mirman.
L’enfance messine de Mungenast servit de référence affective à son personnage du "Magicien Muzot, une oeuvre poétique dont le style parfois compassé lui donne paradoxalement de la couleur et un charme. Elle reproduit en effet le ton de l'époque, comme une profonde plongée dans le petit peuple messin
L’enfance dorée d’Agnès Ernst-Weiss, qui s’était construite à Lessy, la détourna du romanesque en la poussant vers le récit. Elle écrivit bien plus tard "So War in Lothringen", mais la douleur de son exil l’avait rendue imprudente. Pour embrasser plus vite les Mosellans qu’elle avait aimés, elle revint à Lessy dès la fin de 1940, quelques mois après les wagons de l’armée allemande… On peut noter la même naïveté politique chez Mungenast, dont la prose un peu trop héroïque durant la seconde annexion de 40 à 45 donna un moment aux nazis la tentation de le manipuler.
Un autre cercle germano- messin qui se démarquait de la morgue militaro-prussienne était celui des peintres. Des gens comme les Alsaciens Edmond Rinkenbach et Henri Becke, l’Allemand Albert Marks, les Allemandes Lika Marowska, Lou Albert-Lazard ou Anna Kaiser, les Mosellans annexés Fernand-Pierre Coustans, Léon Nassoy ou Raymond Louyot, ou encore le Suisse Jacques Hablützel se retrouvaient souvent.
Ils existaient bel et bien, tous ces gens! Le soir de Buffalo Bill, je les imagine assez facilement sur les travées, tous ensemble mais chacun avec sa bière. De même, pouvaient s’y trouver des sculpteurs comme Otto Hildebrandt, Karl Meyerhuber, ou le Mosellan Telemon Guérin, le beau-frère de Dujardin. Car tous ces gens avaient l’esprit libre. Ils avaient depuis longtemps chassé de leur esprit la panoplie des fiers guerriers qu’on leur avait appris à l’école.

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Collection J.C Berrar

A l’heure où Franz Izdior prenait sa photo historique, il se trouvait donc à Metz des artistes et gens d’influence capables de laisser la rancune au vestiaire pour parler librement de culture, dans des cercles permis, mais mal vus du pouvoir. Il s’inventait dans cette faune, qui passait parfois pour bohême, une philosophie du monde capable d’imaginer le XXe siècle autrement qu’avec des canons. On parlait de l’avenir, faute de pouvoir trop causer du passé. Pour la première fois, depuis la défaite de 1870, Metz retrouvait des réflexes de capitale. Metz n’était pas que des casernes.
Malheureusement, peu de gens l'ont su.

JG. Janvier 2014.