Quinze années en quarantaine

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Manfred a retrouvé un ancien portrait du jeune Paul avec sa mère. Il a aussi découvert une photo réalisée bien plus tard à Metz, où l’on voit l’architecte, costumé comme pour une solennité, s'efforcer de faire prendre la pose à ses deux chiens… Se moquait-il amèrement de lui-même? Ou bien voulait-il signaler, par l’humour désabusé de sa mise en scène, que ses amis à quatre pattes seraient un jour les seuls à ne pas le trahir?
La bonne Fée de la réussite avait pourtant fait l'effort d'aller repérer ce fils de charpentier aux marches de la Pologne. Né en 1848, Paul-Otto-Karl n’attendait alors de la vie que la saine fierté de pouvoir continuer son père. Jusqu’au jour où, la main droite amputée par quelque scie sauteuse, il s’aperçut qu’il y avait gagné, dans la gauche une adresse compensatoire. Conscient de son regard de lynx au bout des doigts qui lui restaient, le jeune archiviste Tornow avait le coup de crayon si pointu qu’à vingt ans, il passait déjà pour un dessinateur hors pair.
Devenu plus tard un brillant architecte, dans un milieu où les meilleurs d’entre eux convergeaient vers Metz pour y bâtir la "nouvelle ville", Tornow jouit bientôt, à la cour de Guillaume Ier, d’une réputation européenne, bien qu'orientée plutôt vers l'archéologie monumentale. Il s’attira ainsi le copinage éclairé du Kaiser, le futur Guillaume II, dont l’idée fixe était à l’époque de redonner sa patte gothique à la cathédrale de Metz, façon plutôt musclée de rappeler aux fiers Gaulois qu’elle était germanique.

Paul, doué d’un tempérament de gagneur, dut vite s’apercevoir que le futur empereur était un être instable, et qu’il se cherchait surtout une épaisseur culturelle pour le jour où il exercerait le pouvoir sans le regard de Bismark dans son dos. Ils s'appréciaient pourtant, car le Kaiser souffrait d'une paralysie de la main gauche qui, dit-on, le rapprochait sentimentalement du jeune menuisier mutilé. Par contre, l'architecte devenu adulte se sentait probablement aux antipodes des calculs lourdement visionnaires de son protecteur. Quand en 1874, il fut choisi par le chantier messin, cette réserve probable ne l'empêcha pas de se réjouir du désir qu’avait son cher Guillaume de redonner de l'élégance au vaisseau. 

Il connaissait l'aspect géopolitique du dossier. Un siècle plus tôt, en effet, pour des raisons inverses mais tout aussi primaires, un architecte du Roi de France avait garni, c’est le mot, la base de la Cathédrale sous une lourde moussaka dorique, pour faire barrage à la germanité…
En collègue respectueux des usages, ou par charité chrétienne, Tornow se contenta de mettre l'œuvre de Blondel au rancart, sans trop gloser sur le massacre culturel que son auteur avait signé. Il proposa même gentiment de caser ailleurs l'essentiel de ce qui en restait puis il passa aux choses sérieuses. Car il savait lui, que sous l'affreux portail à la grecque, il existait à l'ouest une ancienne porte, que Blondel avait murée, en quelque sorte. Et c'est dans son espace retrouvé que, grâce au feu vert impérial, l'actuel portail du Christ Roi fut conçu, dessiné puis et sculpté, avant d'être ouvert en pleine lumière. Tornow avait offert aux Messins ce que la majorité d’entre eux n’avaient jamais demandé.
 
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Les ouvriers prennent la pause devant l'ancienne porte géante que cachait, depuis près d'un siècle, l'affreux portail de Blondel.
 
 
Guillaume en parut satisfait jusqu’à cette nuit de 1877 où deux ou trois lourdauds du protocole, désignés pour fêter sa venue, trouvèrent le moyen de détruire le toit de la Cathédrale en déclenchant maladroitement leur feu d'artifice à sa hauteur. On imagine les moqueries scandalisées des citoyens qui tournaient en bas... Une fois digérée l’insulte faîte à leur patrimoine, ils se servirent de ce piteux bouquet final pour se refleurir le moral. Ils virent dans ce couac impérial le doigt vengeur du Graouilly et ricanèrent à chaque occasion devant la "lourdeur" des travaux déjà entrepris. Ce qui, à propos de la Cathédrale, était un comble, alors que Tornow n’avait pour idéal que de l’alléger de sa gangue inopportune.
Il resterait pourtant visé dans la caricature que les Messins allaient faire dorénavant de son chantier "kolossal". Des dizaines d’anecdotes circulèrent à son propos dans la vieille ville, des racontars souvent assez drôles que les derniers Messins purs et durs connaissent encore aujourd’hui par cœur. Comme celle de la statue de Guillaume en prophète Daniel.
 

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Un article du "Lorrain » en 1930 revient sur une histoire mille fois racontée.

Ces méchancetés n’étaient que du folklore. Tornow d’ailleurs, ne se sentait pas concerné. Il s’en fichait peut-être, n’ayant vécu, pendant dix ans, qu’entre les bureaux du pouvoir et ses chantiers. Jusqu’au moment où l‘Empereur, désireux de chamarrer sa tunique, changea d’avenir comme de chemise. Du jour au lendemain, sa belle idée fixe passa du gothique au rococo-rhénan au point qu’entre lui et son architecte entêté, un dialogue déséquilibré ne cessa plus de donner chaque fois au premier l’occasion d’humilier le second. Le pauvre Tornow apprit enfin sa disgrâce en 1906 lors d’un dernier entretien très cruel à Courcelles-Chaussy. Viré comme un cocher à la consternation de son entourage, il remonta tristement vers les hauteurs de Scy-Chazelles, à 58 ans.
Comment lui en vouloir de s'être senti amoureux du pays messin au sortir d'un tel fracas? Comment s'étonner que, douze ans plus tard, il ait maintenu sa préférence à la fin de la première annexion? Alors que tous ses compatriotes s'enfuyaient dans le chaos... Quel était-donc son crime?

Les Français le mirent à leur tour aux oubliettes comme l’avaient fait les Allemands. Dès que fut signé l’armistice, les historiens n’osèrent pas trop se pencher sur quarante-huit années de réalité messine. Sous la pression des revanchards de 1919, ils s’interdirent d’aborder le sujet autrement qu’en images d’Epinal, alors que tous les Mosellans demeurés sous la botte savaient eux, malgré leur joie d’être enfin libres, qu’il faudrait pas mal nuancer. Ils avaient bien dû s’adapter aux nouveaux maîtres dont le système, soit dit en passant, s’était montré socialement très en avance. Mais il ne fallait surtout pas le dire.
Quand Paul Tornow se retrouva seul dans une ville enfin libérée, peut-être s'attendait-il à ce que l'on vienne l'en féliciter? Alors qu'il ne pouvait être question de lui tresser le moindre laurier officiel du côté français. Comme les Allemands, de leur côté, ne pensaient qu’à faire leurs valises, notre éminent créateur se retrouva cette foid coupé de tout entregent.… On a même le sentiment que dans sa condition amère, il souffrit moins de sa disgrâce en Allemagne que de la froideur des Mosellans redevenus français. L’un après l’autre témoins de sa lente descente aux enfers prenaient discrétement leurs distances.
Cette mise en perspective était nécessaire avant d’imaginer ce que fut la longue souffrance de Tornow. Celle d’un homme au sommet de la réussite, conscient de son pouvoir et de sa haute réputation, un notable qui certes profitait du système, mais n’avait rien d’un envahisseur. Peu porté sur la politique, il ne ressentait aucun scrupule à changer, aux yeux des paroissiens messins, l’image de leur cathédrale, vu qu’il avait conscience de l’embellir. Peut-être même se croyait-il valorisé à leurs yeux de pouvoir le faire? Il savait qu’on le traitait de démolisseur dans les sacristies du diocèse mais il n'ignorait pas non plus le regard bienveillant de Mgr Dupont des Loges.

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 Vers 1910, alors qu’on voyait venir à l'horizon la grande boucherie de 14-18, il se disait encore beaucoup de mal de Tornow dans les chaumières du Pays messin. On savait qu’il n’était plus en cour. On ajoutait qu’il s’était mis à boire plus qu’il n’est permis au bon chrétien, encore qu’il n’a jamais été besoin d’embellir une cathédrale pour chercher l'infini au fond d'un verre.. On prétendait même, allez savoir? qu’avant sa disgrâce impériale, avait un peu puisé dans la caisse.

Il dut s’habituer à voir changer de trottoir ceux des Français qui jusqu’alors n’avaient pas eu peur de lui serrer la main. L’écho de certains orages conjugaux, capté de loin aux persiennes du village, descendit régulièrement des hauteurs du Saint-Quentin.

C’est alors qu’il a peut-être connu l’humiliation de se sentir naïf. Les Chinois ont un proverbe qui dit qu’il faut toujours laisser une marche à l’adversaire qui tombe. Metz n’avait rien laissé à Paul Tornow, déjà touché en plein coeur de ne plus pouvoir approcher l’Empereur autrement qu’en demandant audience, alors qu'ils plaisantaient au début comme deux gamin.

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Dès l’arrivée des troupes françaises en 1919, un commissaire de la République, un barbu forcément, comme tous les messieurs importants de l’époque, débarqua dans Metz pour mener l’épuration. Elle concernait des milliers d'Allemands, pour ne point parler de ceux qui étaient déjà partis. On a vu que Tornow, confiant dans les bonnes relations qu’il gardait dans les bureaux, ne s’attendait pas à figurer en tête de liste. Il Malheureusement pour lui, l'architecte tomba sur Léon Mirman.

Ce brillant personnage était d’une nature assez fluctuante, côté suite dans les idées. Après Normale sup et une agrégation de mathématiques, le futur préfet avait débuté sa carrière politique en bon pacifiste, allant jusqu’à refuser d’être incorporé… Un genre plutôt mal vu à l'époque. Mais quand, en août 14, il fut nommé en Meurthe-et-Moselle, il changea son fusil d’épaule en voyant les atrocités allemandes du début.

Installé à Metz, le Préfet Mirman se mua en super Jacobin, missionnaire en chef de la reconquête.. Visiblement peu doué pour la sociologie politique, il ne comprenait pas qu’il faille, en 1919, réintroduire prudemment les valeurs françaises dans la tête de trois générations de Mosellans qu’on disait "bochisés". Sa plus grande stupidité fut d’avoir mis en prison Victor Demange parce que le bouillant fondateur du « Républicain Lorrain » avait osé sortir le même jour un journal équivalent en langue allemande! Le retour de la France dans l’Est mosellan frontalier devait pourtant bien passer par le dialecte germanique, ce "Platt" que parlaient encore la majorité de ses habitants, attendu que la bonne moitié du département ne comprenait plus le français!

Mirman voulut bouter le pauvre Tornow vers la frontière mais dût revenir sur cette expulsion. Aux yeux du pouvoir, cet homme déstabilisé restait pourtant était le bouc émissaire rêvé. Les rares amis mosellans qui fréquentaient l’architecte intriguèrent un moment pour calmer le grand Epurateur. Ils firent valoir qu’il n’était pas très élégant de chasser de Scy-Chazelles un homme déjà moralement blessé, qui, à part Blondel en peinture, voyait tout le monde assez facilement et n’avait tué personne. Il n'avait pas quitté Scy-Chazelles mais y vivait, depuis 1916, cramponné à la tombe de son épouse comme un naufragé au tranchant d’un récif battu par les vents. Quand l’Etat revint à la charge, Tornow préféra lâcher prise, à moins que son cœur ait décidé pour lui. A ce point de désespoir, plutôt que de coller une ultime adresse allemande sur ses valises déjà prêtes, il choisit dignement de rejoindre sa femme, donc de mourir.

On a donc peu d’informations sur l'impact de son orgueil blessé alors qu’avant lui, tant de notables de la Belle époque ont laissé, de leur vanité, le pitoyable catalogue. La perte de sa main l’avait sans doute affublé d’un complexe, car dans les rares photos, il est toujours pris de côté. Ne reste, comme un indice de sa personnalité, que le poil changeant de sa barbe, dont le galbe parfois broussailleux, au gré de ses colères, prend alors la verdeur bourrue d’un faune. On la dirait surgie du gibus, comme une énergie qui déborde. Son portrait reste un masque.

 
Seul l'ami Dujardin lui resta fidèle
 
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Le fameux atelier installé durant dix ans contre la cathédrale. On y voit Dujardin, assis à gauche, en costume foncé.

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Tornow, tout excité, montre son projet cathédral au fils du Kaiser. Derrière le Kronprinz, Dujardin semble rêveur.
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Deux extraits de la lettre de candidature de Dujardin à l’Académie nationale de Metz montrant assez bien son caractère effacé, voire timide. Alors qu’on le faisait passer pour un Communard!


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Les deux amis devant leur second chef-d’œuvre, le temple de Courcelles-Chaussy. Tornow est au premier rang, tout à droite, en costume clair. Dujardin est derrière lui.

Si l’on prend du recul sur la vie de Tornow, on ne lui voit qu’un ami solide, son adjoint. Rien ne prédisposait pourtant les deux hommes à s’entendre aussi bien, et leur fidélité garde un côté bouleversant. Tornow passait pour avoir un sacré caractère alors que Dujardin n’aurait pas fait de mal à une mouche. (Découvrir ou relire, depuis la page d’accueil, notre article "Dossier délicat » sur le sculpteur calomnié)
Parisien bardé de diplômes, esprit touche à tout, et cependant timide et complexé, il avait même poussé la prudence jusqu’à taire ses compétences pour ne pas éveiller, chez l’impressionnant patron qui l’embauchait, le soupçon d’une future concurrence.
Mais ils avaient les mêmes goûts et la même spiritualité, ce qui cimenta leur entente instinctive, en bons croyants. En 1891, on les vit même partir bras dessus, bras dessous, pour visiter les cathédrales de Champagne, de Bourgogne et d’Ile de France… Paul bourrait sa sacoche de dessins et d'épures. Auguste prenait des photos… On imagine les deux barbus, le chapeau melon à la main, attendant au pied d’un pilier que la nef soit vide pour en arpenter les contours obscurs sans trop intriguer les fidèles. Dujardin était catholique et la presse messine fit de lui un Communard, ce qui était plutôt mal vu chez les croyants.Tornow était protestant et elle en fit un maniaque de l’ésotérisme. Ils se bâtirent une amitié de trente ans et décidèrent d'ignrerer ces calomnies. Sans jamais se disputer semble-t-il.
 
Le mari de la sœur du grand-père de mon père…

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Chez les Voltmer en 2012: De droite à gauche, Manfred, Ulrike, Sebastian et Arabelle.

A deux pas de la frontière sarroise, pour gagner leur villa tapie dans un vrai bunker de verdure, il faut suivre un chemin mystérieux comme le décor d'un conte de Grimm. Manfred Voltmer se souvient du jour de 2010 où Lothar Birk, un historien sarrois ancien garde de corps d’Adenauer, lui avait téléphoné:

"Cher monsieur, je vous contacte au nom d'un collectif de chercheurs mosellans qui, depuis quatre ans, cherche à retrouver la piste de votre famille...

- De ma famille, dites-vous, mais pourquoi?
- Anna-Maria Voltmer, ce nom ne vous dit rien?
- Une parente sans doute. Il faudrait que je recherche...
- En effet, mais rien d’autre? Madame Tornow?
- Non, je ne vois pas...
 
Manfred apprend que la dame en question était en fait la sœur de Joseph Voltmer, un violoniste sarrois devenu célèbre, grand dirigeant d’orchestre à son époque. Erich, son petit-fils (donc le père de Manfred) fut rédacteur en chef de la "Saarbrücker Zeitung" et président de l’association sarroise des journalistes.
Mais le plus important, c'e'st la suite. Anna-Maria, née près de Coblence, s’était mariée en 1870 avec Paul Tornow, un célèbre architecte…
La suite, c’est une assez curieuse cérémonie expiatoire au cimetière de Scy-Chazelles, comme une étrange réparation... Le geste fait penser à la réaction des Juifs quand ils retrouvent un Juste. Sauf que la cérémonie fait coup double. Grâce au travail d'une équipe bénévole, Scy-Chazelles a sauvé l’honneur de Tornow. Mais Tornow a sauvé l’honneur de Scy-Chazelles.
Les Voltmer sont une tribu souriante et très occupée qui vit depuis 25 ans à dix minutes de Sarrebruck, dans un Spicheren très français bien qu’à deux pas de la frontière. Une commune dont près du quart des 4000 habitants sont, comme eux, des résidents allemands… Le prix du terrain au mètre carré n’y est pas pour rien, c’est la vie.
Manfred est un vrai pro du métier, connu pour ses films et ses photos. Son épouse Ulrike, d’abord pianiste et chanteuse, est aujourd’hui psychothérapeute. Leur fils, Sebastian, est un spécialiste mondial de l’astrophotographie. Tous, friands de contact humain, ont la même curiosité pour le mystère des gens.
Dans la salle où je suis reçu, il ne reste pas un centimètre de mur sans quelque souvenir épinglé, toujours de beaux objets colorés rapportés d’autour du monde. Rentrés d’un récent voyage à Shangaï, Manfred et Ulrike terminaient, quand je les ai vus, la co-production d’un film avec les Chinois sur la thérapie à l’hôpital. Avec Sebastian, et son amie Arabelle Strassner, ils laissent l’impression d’une équipe en ordre de bataille que l’histoire de Paul Tornow, bien que surgie de nulle part, pourrait entraîner vers des enquêtes futures.
Encore que... pour des raisons faciles à comprendre, les historiens allemands, Sarrois y compris, gardent aujourd’hui une certaine réserve. Ils marchent sur des œufs avant de toucher de trop près à la première annexion. Ils attendent d'abord que les Français les y invitent… Le terrain n’est pas totalement déminé! Les archives sont pleines de rancoeurs qui dorment.
 
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Manfred voudrait bien retrouver d’autres traces de son ancêtre par alliance… Il est allé photographier, dans de bonnes conditions cette fois, le masque barbu de Tornow qu’a sculpté Dujardin à côté du sien. On peut les voir à la Cathédrale de Metz à condition d’avoir de bons yeux, une échelle, une pile électrique et de la bonne volonté. Comme si on avait voulu les cacher en condamnant plus tard l’entrée du portail occidental qui donne sur le marché couvert… une entrée quasiment impériale au dessus de laquelle ils s‘étaient statufiés avec une fierté bien naïve.(On voit les deux sculptures dans l'extrait de journal que nous publions plus haut). Seuls les spécialistes savent comment se dit entourloupe en droit canon mais la manière est typique des tentatives messines après 1919, pour effacer pieusement la trace des deux amis.

Ulrike Voltmer, avec tout le tact nécessaire, a tenté d’imaginer l’affront que dut ressentir l’architecte à la fin de sa vie en France. Depuis qu’un séjour professionnel dans les hôpitaux lui donne l’occasion de scruter plus avant le secret des visages, elle a regardé longuement le portrait au gibus. Sous le masque, elle voit la confirmation de ce que l’on murmurait à l’époque: un homme bloqué net dans ce qui était sa vie. Ulrike le sent replié sur lui-même. Elle conclut que son regard lui semble "dirigé vers l’intérieur".

Essayons de soulever le masque. Que pouvait-il ressentir de si douloureux?

D’abord, le brusque sentiment d’avoir été floué. Il savait certes, comme tous les gens intelligents, qu’on n’est jamais certain de l’amitié des puissants… Guillaume, au début, aimait lui faire croire qu’il tolérait la contradiction. Tornow osait taper du poing sur la table. Tornow amusait l’empereur, en somme. Il aimait peut-être son protecteur, comme le dompteur aime son lion et ne comprend pas qu'il va se faire manger un bras. L’Empereur manipulait Tornow, c'est évident.

Il aurait du pourtant s’en douter: le jour de l’inauguration du portail du Christ de la cathédrale le 14 mai 1903, la liste protocolaire, à la gauche de Guillaume II, l’avait placé à l’avant-dernière position, au bout de la rangée. Un strapontin, en somme.

Aurait-il éprouvé ce que Marx appelait déjà une prise de conscience politique? L'histoire banale d'un fils de charpentier qui grimpe au sommet de l’échelle sociale mais il se retrouve à la case départ en comprenant qu’il n’a jamais vraiment fait partie du sérail. Dure leçon.

Ou bien, victime de sa transparence? Tous les Messins le connaissaient de vue, même ceux qui le détestaient. Il les reconnaissait aussi, mais seulement par leurs visages. C’était comme un effet de miroir, un rapport artificiel avec la ville. A force d’être vu chaque jour pendant dix ans, à force de tourner autour de la cathédrale et de lever la voix sur les échafaudages, Il faisait partie du paysage.

Le destin douloureux de Paul Tornow échappe aux schémas habituels des guerres, quand le vainqueur chasse le vaincu ou que le vaincu chasse le vainqueur. A Metz, le vainqueur ami des vaincus est lâché par les deux. Sa souffrance n’est pas la blessure d’un soldat, mais l’humiliation d’un civil.

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Le samedi 9 mars 2013, il y avait beaucoup de monde au cimetière de Scy-Chazelles devant la nouvelle tombe des Tornow. Trois associations mosellanes avaient rendu la chose possible, après bien des difficultés. Elles eurent la satisfaction discrète de sentir que tous les Mosellans présents étaient émus. Il devait s’en trouver beaucoup moins le jour de juin 1921 où l’architecte rejoignit son épouse. A part, bien sûr, sa gouvernante allemande, quelque flic de Mirman déguisé en pot de fleur et deux ou trois voisins peut-être, touchés de le voir mener ses chagrins somnambulesques, certains soirs au fond du jardin. On n’en sait rien.
Mais il est difficile d’imaginer que Dujardin n’ait pas fait discrétement le voyage, lui qui depuis le début de la guerre en août 1914, s’était replié, malade, chez sa sœur d’Essey-les-Nancy. Auguste, l’ami de Paul, ne pouvait manquer cet enterrement furtif à la Mozart. Et même si nous n’en avons pas la preuve, nous sommes certain qu’il y était…

 

JG. octobre 2013