Qui veut du champagne?

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C'est alors qu'un long cheminement commença dans les crânes... L'Alsace n'aime pas qu’on se mêle de ses affaires. Elle n'a jamais eu besoin des Lorrains et des Champenois pour se sentir un pays de Cocagne et ça ne la gêne pas de nous le chanter en français.

"Que notre Alsace est belle avec ses frais vallons.

L'été mûrit chez elle, blés, vignes et houblons.

Hopla! Blés, vignes et houblons."

Tout le monde ne peut pas en dire autant. La Lorraine s'agita ainsi plus mollement, car c'est dans sa manière. On ne sait jamais ce qu'elle pense. Mais la Moselle, comme une mouche dans la toile d'araignée, risque de raviver de vieux états d'âme, son mental encoconné dans les fils touffus de son ancienne allégeance alsacienne.

Alors que pour les Meurthe-et-Mosellans, les Vosgiens et les Meusiens, l’idée d’aller demain sur les bords du Rhin, pour discuter dans quelque bureau casque à pointe de la Place Adrien Zeller, va seulement réveiller de petits fantasmes franchouillards.

Quant aux Champenois, ravis semble-t-il d’accrocher leur blason à l’Alsace-Lorraine, sans savoir que dans l’Est, cette expression ne signifie rien du tout, on ne va pas en dire du mal vu qu’on les connaît peu. Ils seront accueillis à bras ouverts et il leur faudra un certain temps pour comprendre où ils ont mis les pieds.

Nul ne peut deviner la suite. Certes, le remembrement cavalier de notre hexagone s'y prend d'une drôle de manière mais ça ne veut pas dire qu'il sera sans effet. On souhaite de tout cœur le contraire. La seule chose dont on est certain, c'est qu'on ne va pas s'ennuyer. Tout pari sur l'avenir est forcément un peu magique... Mais la magie est toujours drôle quand elle se nourrit du hasard.

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Comment ne pas penser au jeu de bonneteau? Vous savez, quand un manipulateur pose délicatement un dé, puis trois cornets sur la table… Il les retourne pour montrer qu'ils sont vides. Ensuite, il place ostensiblement le dé sous l’un d’eux et fait glisser l’ensemble des trois sous ses mains agiles de manière à ce qu’il devienne impossible d’en suivre le trajet. La preuve? Ce sacré dé n’est jamais à l’endroit où l’on croit qu’il est.

Remplacez-le par la Moselle et brassez le tout sans modération... Si l’on soulève, l’un après l’autre, chacun des trois cornets, l’alsacien, le lorrain ou le champardennais, vous pouvez être sûrs qu'elle ne sera jamais dessous! C'est ce qu'on appelle le particularisme mosellan.

Ce jeu n'est pas nouveau. Il m’a fait penser à ce mois de mars 1969 lors duquel débarqua, au Rectorat de Strasbourg, une délégation mosellane, assez remontée depuis mai 68... Elle voulait obtenir la création d’une Université à Metz et s'attendait à une volée de houblon vert. Je vois encore le recteur Bayen prendre soudain le micro, comme s'il allait soulever un cornet sur une table de jeu... Le grand bonhomme nous avait soufflés. "Vous voulez une Université? demanda-t-il à la cantonade… Eh bien, prenez-là!"

Gageons qu’en 2015, le recteur de l’Académie de Strasbourg dirait cette fois aux Messins: "Vous croyez qu’on veut à nouveau vous piquer l’Université? Eh bien, gardez-là!"

Et les Mosellans répondraient: "Ce serait de bon cœur, Monsieur le Recteur mais c'est Nancy qui a les clés! Entre nous, ils ne sont pas près de les lâcher! Alors, si ça vous dit, reprenez-là!"

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Bref. Le seul intérêt de la prochaine partie, c'est de voir comment le dé mosellan va pouvoir se cacher sous les trois gobelets à la fois, en ayant l’air d’être sous aucun! Sa force lui vient du fait qu'il n'est pas un dé ordinaire vu que le chiffre 2 figure sur ses six faces… Pour symboliser, sur les tapis verts, une Moselle germanophone qui ne vient à Metz que pour voir les matchs de foot et une Moselle francophone qui passe par Sarreguemines quand elle ne peut pas faire autrement. Et pourtant les gens s'aiment bien.

D'où la question? Par quel cheminement, ce canard jaune à deux têtes pourra-t-il, dans la prochaine assemblée régionale, profiter du jeu relancé en devenir le joker? La Moselle, par son ambiguïté sociologique, ne serait-elle pas la passerelle idéale pour amener les neuf autres colocataires à comprendre ce que signifient vraiment mille ans de coupure linguistique?

Ou bien, marginalisés dans ce nouveau découpage, les Mosellans francophones et germanophones finiront-ils par délayer leur dualité pour se ratatiner comme deux têtes de Jivaro?

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Notez que les Mosellans n'ont jamais eu de blocage fondamental avec les Alsaciens. Les seconds prennent les premiers pour des sournois qui les prennent en retour pour de grandes gueules et alors? Si Schengen n'est pas en Alsace, c'est qu'il était difficile de faire autrement! Mais il ne faut pas non plus en faire une montagne. L'affinité mesurée que les vaillantes populations de l'Est affichent les unes envers les autres ne les empêche pas d'être au top sur toutes ces histoires d'annexion. Dans la nouvelle région, qui va dorénavant couvrir quarante pour cent des frontières françaises, elles vont devenir des expertes, même si le francique ne sera jamais de l'alaman.

Tandis que les Nancéiens, toujours un peu bloqués côté teuton, vont ressentir au plus souple de leur mémoire reptilienne des bouffées de Saint Empire romain germanique Ont-ils réalisé qu’ils pourront dorénavant se faire traiter de Schpountz chaque fois qu’ils vont commander une choucroute au champagne dans une brasserie de la France de l’intérieur?

Quant aux Champardennais, malgré l'évident plaisir de siéger dans un grand ensemble, ils devront en arpenter les travées avec une bouteille de brut dans la serviette et le Guide pratique du Droit local sous le bras, du moins s'ils veulent, sur le sujet, avoir l'air d'en savoir plus que les Nancéiens.

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Pour trinquer à la nouvelle assemblée régionale du Grand Est, il va falloir aux élus réunis une sacrée dose de bonne humeur. Rien de mieux, chacun le sait dans les instances, qu’une bonne blague en fin de séance en marchant vers le bar. On s’enverra aussi des mots drôles qui courront comme des lapins vers les réseaux sociaux.

L'ennui, c'est que les Mosellans sont bien connus pour ne pas savoir plaisanter avec leur histoire. A part eux, personne ne la connaît. Ce qui fait dire méchamment à leurs voisins qu’ils n’ont pas d’humour.

Alors que les Alsaciens, au contraire, passent pour en avoir un, mais si particulier qu’ils sont les seuls à le comprendre. Du moins, ils savent faire rire à cause de leur accent.

"Quelle est la plus petite fleur du monde?

- Est-ce que je sais, moi?

- Hé bien, c'est la pichiclette, car elle n'a que deux pétales!"

Tout conducteur mosellan qui met trop mollement sa flèche à Strasbourg en engageant son 57 dans l’avenue des Vosges, est certain de se faire klaxonner. Mais au lieu de répondre du tac au tac quand il se fait traiter de "jarnière!", il attend de rentrer à la maison pour se jeter sur un dictionnaire. Où il lira: charnière n.f. petit gond.

Sur le Net, il y a ainsi des centaines de blagues alsaciennes brutes de colombage. Pour trouver les lorraines, il faut farfouiller dans les grimoires… L’esprit est certes plus vif dans les vallées ouvrières qui soufflent du Pays haut, mais le reste serait plutôt du genre agricole, surtout vers les Vosges.

Les 2 350 700 Lorrains passent, nous l’avons vu, pour renfermés. Mais sur les 1 045 800 d’entre eux qui sont mosellans, 300 000 parlent Platt, à la maison, en deuxième langue pourrait-on dire. Ce qui fait plutôt d’eux des renfermés ouverts. Ils disposent en effet, sous chaque proverbe, d’une malice à usage interne, que la grosse majorité de leurs voisins romans ne comprend pas et qui leur permet dans la chaleur des veillées, de balancer quelques sous-entendus qui font sourire les mémés qui tricotent. Alors qu'au sud lorrain, on peut tomber encore dans les conneries patriotiques à la Déroulède.

Attention. N’en déduisez pas que les gens de Moselle-Est abusent de leur parler francique. C'est plutôt qu'ils se gardent bien d’utiliser le français pour se moquer gentiment des Messins. Comme ils disent: "Si un balai neuf balaie bien, un balai vieux peut aller dans les recoins…" Le plus drôle quand on leur demande comment ils font pour discuter avec un Alsacien, ils répondent qu'ils se parlent en français.

Pas sectaires en somme, mais seulement Lorrains de grand sens pratique, disposant toujours d'une évidence au bout de la langue. Du genre: "S’il pleut de la saucisse et qu’il neige de la choucroute, prions le ciel pour que la météo ne change pas. Et s’il pleut en mai, c’est qu’avril est passé." C'est imparable.

Pour les mêmes raisons, les vieux Messins, dont la bonne moitié fait semblant d’oublier le Platt des grands-pères, n’aborderont jamais les retrouvailles de 1945 avec un beau-frère frontalier. Ils auraient trop peur de beûgner ou de se prendre une quiche. Du bonneteau, vous dis-je.

En somme, en Lorraine, on plaisante prudemment, mais pas avec n'importe qui. A la différence des Parisiens qui adorent se moquer des autres et appellent ça de l'esprit. A celle aussi des Alsaciens, qui pensent que leur accent les valorise.

Les Champenois, on les suppose ouverts. Comme ils sont nés plus près de Paris, ils devraient se croire plus futés que nous dans l'Est. Ils disent dans leur publicité qu’une coupe de champagne donne l’esprit. On verra bien. Le crémant, pour eux, c'est probablement de la limonade même s’ils ont tout intérêt à ne pas le chanter sur nos toits. Et s’ils le chantent, cela voudra dire qu’ils sont encore plus bêtes que nous. Mais il faut attendre un peu avant de savoir ce qui les fait rire. Et leur pays est beau. C'est toujours ça de gagné.

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Evidemment, tout ce folklore régional local n'est pas forcément du Woody Allen, mais le troisième degré, ça s'apprend. On connaît la répartie célèbre:

"Tu te vois comment après la mort, Woody?

- Je ne crois pas en l’au-delà, mais j’emmènerai quand même des sous-vêtements de rechange"

On peut donc transposer malgré tout. Supposons que je l'appelle au téléphone:

"Cette histoire d'ACA, qu'en pensez-vous, Woody?

- Je n'y crois pas vraiment mais je me chercherai quand même une chambre de bonne à Strasbourg!"

J'ai récemment compris que toutes ces comparaisons ne voulaient rien dire, quand le "Républicain Lorrain a titré à la une du 4 août 2015, à propos de la fameuse écluse d'Arzviller enfin reconstruite: "Le plan incliné remonte la pente".

Vous voyez bien qu’en Moselle on a de l’humour!

Pour en donner la preuve exquise aux Champardennais, on me permettra de citer, toute honte bue, un extrait de "L'accent de mon père". Dans ce roman, publié en 2002 et depuis longtemps épuisé, j’avais casé une histoire très connue, et très authentique, dans la région de Boulay. Un pataques qui dit tout.

Deux mots d’abord pour situer le chapitre... Un forestier nommé Aloyse Muller rend visite à un collègue nommé Ludwig auquel il veut faire connaître son fils Frédéric. Ce dernier, professeur d'histoire, a été profondément ébranlé par les malheurs qu'a subis la Moselle entre 1939 et 1945, et son père en particulier. On est bien plus tard, à la fin des années 1970.

"Aloyse, bien que très touché par les recherches de son fils, eût bientôt le sentiment que Frédéric n’aurait pas assez d’estomac pour digérer longtemps de la tragédie à haute dose. Mais il n’en fut point choqué. En père non-conformiste, il s’était toujours démarqué de la cohorte des anciens combattants heureux, ces chantres de la virilité qui passent leurs médailles à l’antirouille et se désespèrent d’avoir engendré une progéniture un peu tendre.

Pour lui, la guerre était toujours le fruit de la stupidité humaine. Il appréciait l’héroïsme, mais seulement chez les civils et la profonde mélancolie qui couvait dans le regard de Frédéric le faisait souffrir. Or il avait un besoin carrément viscéral du sourire de son fils. C’est donc tout naturellement qu’il se souvint de Ludwig, un collègue rencontré à Boulay lors d’un dîner d’anciens et dont il appréciait depuis la réputation d’amuseur.

L’autre avait, en effet, un don extraordinaire et quasi unique dans la région. Il pouvait faire rire en même temps les Mosellans du nord à propos de ceux du sud et les Mosellans du sud à propos de ceux du nord. Lors de cette soirée fameuse, ils s’étaient bien amusés ensemble, une douzaine de francophones d’un côté de la table et une douzaine de germanophones de l’autre au point qu’Aloyse considérait la rencontre comme un exploit. Que dire, un exploit? Une œuvre d’art. De l’humour maison, mais entre initiés.

Lorsqu’on demandait à Ludwig d’où lui venait ce culot, il répondait: "Je suis né coincé entre la Nied française et la Nied allemande. Chaque fois que je dois rentrer le ventre pour passer entre les deux, j’ai mal aux côtes et ça me donne envie de rire."

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Au téléphone, Ludwig était d’accord pour recevoir les deux Muller et il fut facile de le trouver. Il demeurait à l’entrée de Boulay, dans l’une de ces épaisses maisons lorraines au toit bas, coupée en son milieu par un long couloir. Les meubles du salon étaient nappés d’un fouillis plutôt accueillant mais les chats visiblement dérangés se firent prier pour abandonner les fauteuils.

Tandis que le maître des lieux sortait du buffet une bouteille de mirabelle, Aloyse lui résuma le propos de son fils, son désir de retrouver l’histoire de la famille et l’angoisse qui commençait à l’envahir en collectant des témoignages trop cruels.

 "J’ai besoin de toi, pour le dérider un peu. dit-il à Ludwig, Rien que pour lui montrer que cette sacrée terre de Moselle n’est pas toujours sinistre… Tu le sais bien, toi, que nous portons un masque. Quand il nous arrive de rigoler, on le fait entre nous.

- Ouais, coupa Ludwig. Mais c’est rare…

- On est comme ça. Les gens de l’intérieur disent qu’on est des introvertis. Allez! Raconte-nous ta fameuse histoire.

- Ah, je vois ce que tu veux dire... Mais attention, je ne l’ai pas inventée. Elle s’est même passée tout près d’ici.

- Il est arrivé quoi, au juste? coupa Frédéric.

- Jeune homme, pour moi, c’est du grand folklore local, à propos d'une formule magique... Alors, si vous êtes d’accord, on va en ville ensemble.

Frédéric avait cette fois l’impression que ce Ludwig se fichait de lui… Ils marchèrent néanmoins vers le centre de Boulay jusqu’à l’entrée d’une épicerie et l’autre, avec un petit air mystérieux, le poussa dans le dos.

- Et maintenant écoute-moi. Tu vas t’approcher de la patronne, et tu lui diras seulement ces trois mots: Macker est français!

Frédéric se raidit. Il avait l’impression qu’on voulait l’embarquer dans quelque farce paysanne et il se méfiait de l’humour robuste. Les phrases rituelles n’étaient pas son genre non plus. Mais le regard de son père l’empêcha de se rebeller.

- Bon, ça va, j’y vais mais vous m’avez dit … Macker? Macker quoi? C’est du chinois, votre truc!

- T’occupes, garçon! Fais seulement ce que je te dis!

Les trois hommes s’approchèrent de la caisse et Frédéric, un peu gêné, lança l’appât en regardant l’épicière dans les yeux.

- Macker est français!

- Helstroff aussi! répondit la dame en souriant, aussi naturellement que si elle venait de lui donner l’heure. D’ailleurs, elle disparut aussitôt dans ses rayonnages.

Ils répétèrent l’expérience un peu plus loin. Chez un boucher, dans un garage, à l’entrée de la mairie, dans une auto-école... Frédéric se prenait au jeu comme un gosse, tout en se demandant ce qui se cachait sous la réplique. Quand il vit le curé sortir de l’église, il fonça vers lui.

- Macker est français!

- Helstroff aussi, mon fils! répondit l’homme de Dieu.

Pour finir, Ludwig les entraîna dans un bistrot, dont le patron ne put échapper à la question. Il répondit comme les autres, à haute voix, et la brève de comptoir amusa toute la galerie.

- Maintenant, je vais vous expliquer, dit Ludwig, en commandant une tournée de blanc de Contz... Il ouvrit une carte Michelin pleine de faux-plis et son doigt, qu’il avait dû fourrer depuis cinquante ans dans bien des secrets, se mit à glisser au ras de la 57. A une vingtaine de kilomètres à l’est de Metz, il pointa ferme.

- Tu vois, au sud de Boulay, deux petits villages sur la départementale 19? Qu’est-ce que tu lis au bout de mon doigt? D’abord Helstroff et ensuite Macker… Ils se touchent presque et ça n’est pas d’aujourd’hui… Ils ont maintenant une mairie commune et leurs maisons, depuis mille ans ou deux peut-être, n’ont pas beaucoup bougé. L’ennui, c’est que la frontière linguistique passe encore entre les deux, sur la crête d’une légère colline qu’il faut grimper pour voir l’autre côté. Ah, j’oubliais de te dire: les gens de Macker sont germanophones, et ceux de Helstroff francophones...

- Je vous vois venir, dit Frédéric.

- Ça m’étonnerait! Tu as beau faire l’historien, tu ne trouveras jamais la raison de cette répartie locale alors que tout le canton la connaît par cœur... Vas-le vérifier toi-même… Il en existe plusieurs versions, c’est dire... Celle que je préfère remonte à décembre 1918, quelques semaines après la fin de la grande guerre. La Moselle, annexée depuis 1870, redevenait française. Vous savez ça depuis longtemps. Vous êtes du coin. Et tu es prof d’histoire…

- Abrège, dit Aloyse en riant. Raconte-lui tout.

Les gens de Macker, comme ceux d’Helstroff, avaient tous été annexés, mais ce n’est pas injuste de dire qu’ils avaient traversé différemment ces quarante-huit années sous la botte. Il était plus facile à Macker de s’adapter à la langue du vainqueur, alors que du côté Helstroff, il devait forcément y avoir des francophones pour qui bouder la langue allemande avait été comme un combat. D’où la gêne assez touchante du maire de Macker à l’idée d’exprimer, dans un français qu’il n’avait jamais appris à l’école, le plaisir ambigu de ces retrouvailles, après tant de mauvais souvenirs dans la tête… Du coup, il avait sagement décidé d’y aller d’un petit discours au sommet de la colline...


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On avait donc vu converger les deux groupes, l’un du sud et l’autre du nord, chacun derrière son drapeau tricolore... La situation était assez baroque, vu que tout le monde se connaissait. Il s’agissait d’un geste fort, rien de plus.

L’ennui, nous l’avons vu, c’est que l’élu ne parlait que l’allemand. On ne pouvait pas lui en vouloir. Sa langue normale, c’était le Platt qui lui ressemblait un peu. Et bien avant 1870... Le brave homme devait se dire qu’après tout, les gens d’Helstroff avaient bien été obligés de l’apprendre aussi depuis le temps.

C’est donc en allemand qu’il s’était réjoui d’être Français mais ça n'avait pas duré longtemps... Dans l’esprit de revanche qui grondait encore dans leurs veines, les francophones d’Helstroff avaient rouspété immédiatement. Une bronca spontanée avait couru d’une oreille à l’autre. Après tout, la France avait quand même gagné la guerre! Il ne fallait quand même pas pousser.

"Et merde! avait soudain lancé une voix. Un jour pareil, il aurait pu faire un effort pour causer comme nous!"

Destabilisé par le tour que prenait la fête, le brave maire de Macker avait fourré dans sa poche le papier qu’il avait si bien préparé. On le vit appuyer une main sur sa poitrine... Et soudain, rassemblant le peu de connaissances qu’il avait de la langue de Molière, il avait crié comme pour s'excuser, avec un accent à couper au couteau:

"Je parle allemand mais ma coeur est français!"

Il voulait dire "mon cœur", évidemment, et tout le monde à Helstroff l’avait compris, sachant que l’orateur était fâché avec la grammaire. Mais c‘était plus fort qu’eux. Alors, ils avaient fait semblant de comprendre de travers. Macker français? Il ne fallait pas exagérer quand même... Dans la seconde qui avait suivi, un vieux râleur avait répondu dans l’hilarité générale:

- Helstroff aussi!

Et les autres avaient repris ce cri du cœur sur l’air des lampions: Helstroff aussi! Helstroff aussi!, mais pas méchamment. Ils riaient même de bon coeur tandis que les gens de Macker se demandaient ce qui se passait. Et c’est depuis ce jour historique que l’échange ressort régulièrement dans les conversations boulageoises.

C’est quand même incroyable, dit Aloyse à Frédéric… Oberling n’est qu’à une quarantaine de kilomètres et pourtant, je te jure qu’avant de rencontrer Ludwig, je n’avais jamais entendu cette histoire… Je défie un Français de l’intérieur d’y comprendre quelque chose. C’est vraiment de l’humour au ras du clocher, du vrai mosellan, du pas méchant. Avec une morale derrière tout ça: il faut savoir garder la mesure quand on veut se moquer d’un accent. Qu’en penses-tu, Frédéric? Ça ne te rappelle rien?

- Ça va, Papa… Admets quand même que cet innocent calembour n’a plus de sens aujourd’hui, sauf pour les gens d’au moins soixante ans.

- Je ne suis pas de ton avis. La répartie d’Helstroff, c’est du diamant, de la culture populaire à l’état pur. Rends-toi compte... En 1919, il aura suffi d’un Mosellan trop émotif et d’un autre qui n’avait pas la langue dans sa poche pour meubler la mémoire collective. Si j’étais le maire d’Helstroff et Macker aujourd’hui réunis, je mettrai cette embuscade phonétique sur le blason de ma commune. Comme un clin d’œil de tolérance.

L'épouse du cafetier s’était approchée de la table: "Attention à ce que tu leur racontes, Ludwig... Et vous aussi, le petit Monsieur dont j’ignore le nom. C’est bien joli de faire des discours mais il ne faut pas tout mélanger. J’ai tout entendu…"

Un silence et elle continue: "Moi, je suis d’Helstroff. C’est quand même ceux de chez nous qui se moquaient de ceux de Macker, pas ceux de Macker qui se moquaient de ceux de chez nous!

- Personne ne s’est moqué de personne, dit Frédéric, en prenant sa voix de professeur. C’était juste un moment d’humour partagé. Vos voisins étaient Français autant que vous.

- Je ne dis pas le contraire, dit la dame.

- Alors, où est la différence?

- Est-ce que je sais moi? On était tous des Français pareil, mais disons que ceux d’Helstroff, ils l’étaient un petit peu plus."

JG. 2011