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Je suis allé revoir Simone Schihin dans sa maison de Scy-Chazelles parce qu’elle avait témoigné, en 1995, dans mon livre "La parole retrouvée". Ce qu’elle racontait dans sa lettre m’avait scotché. A la parution de l’ouvrage, le rédacteur en chef du "Patriote résistant" avait écrit un papier qui me montrait qu’il l’avait été aussi.

"J’ai été particulièrement touché, disait-il, par le témoignage évoquant l'odeur des cadavres d'un train de déportés qui, en juillet 44, empuantissait la gare de Novéant… Les survivants ne pensaient sûrement pas qu'en cette terre alors réputée allemande, il y avait des concitoyens qui frémissaient face à l'horreur, qui se demandaient quelle aide ils pourraient apporter..."

Aucun doute: c’est au témoignage de Simone Schihin qu’il pensait. Sa réflexion permettait d’associer, dans un même regard, les souffrances de ces malheureux à la frustration des Mosellans qui les voyaient passer sans pouvoir rien faire. Loin de s’opposer, cette souffrance et cette frustration s’ajoutaient au contraire, pour constituer la mémoire de Novéant.

Avant 1939, Simone avait déjà l’étoffe d’une sacrée bonne femme. Le genre d’esprit ouvert qui n’a peur de rien et peut parler de tout. Plutôt espiègle, elle ne ratait jamais une occasion de s’amuser avec les gens de son âge. Ainsi, au tout début de l'annexion, nantie de ce courage un peu primesautier que les jaloux appellent de l’inconscience faute de pouvoir l'imiter, elle faisait encore le pitre à la Poste. Mais déjà, malgré son goût pour la provocation douce dans le milieu tatillon et un peu coincé de ses collègues de l'administration allemande, la demoiselle du guichet savait jusqu’où aller.

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En fait, Simone garderait longtemps un lourd secret sous son image de jeune fille enjouée. La voici, l'air de rien en 1947, déguisée en garçon dans une colonie de vacances, entre deux copains déguisés en fille. La guerre est déjà loin...

Dès le départ des Allemands, elle était devenue à Novéant une conteuse capable de rappeler avec humour les ruses de Sioux qu’inventaient les passeurs. Le petit côté Asterix au temps des Romains... Chaque nuit, il fallait cornaquer des prisonniers évadés vers les bois d’Arnaville à la truffe des chiens et sous le nez des douaniers... Mais Christine Jasniewicz, l’aimable aide-soignante qui maintenant l'assiste et donc la connaît bien, confirme que sous la carapace de fantaisie existait une autre Simone, plus secrète, et traumatisée à jamais.

Quand on lui demandait de raconter les horreurs dont elle avait été le témoin, elle refusait cette fois de dire un mot, en assurant qu’elle en était incapable. Malgré ses 21 ans et son caractère bien trempé à l’époque, rien ne pouvait sortir de sa bouche sans la faire éclater en larmes. Ce silence de Simone, c’était sa part de mystère. Elle dut batailler longtemps, j’imagine, avant de me l’écrire en 1995, pour le livre.

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Simone Lhuillier, devant la gare de Noveant, avec deux amies.

Ne pouvant supporter les règles que lui imposait l’occupant dans son travail d’institutrice, elle avait donc préféré se faire embaucher à la Poste, qui se trouvait à l’époque à une bonne cinquantaine de mètres au sud de la gare, tout au début du quai d’arrivée. (Voir la carte aerienne, plus loin). Simone était donc au coeur d’un endroit névralgique, où la tension était quotidienne, tout comme l’était aussi, au nord de la gare, de l’autre côté du pont qui rejoint Corny, un large éventail de voies parallèles prévu pour les marchandises. Cet espace niché entre la route et Moselle, se rétrécissait à mi-chemin de Dornot.

Quand j’avais reçu la lettre de Simone je n’avais pas immédiatement perçu la gravité de son témoignage. Elle commençait en effet son manuscrit dans sa verve habituelle, en me racontant une histoire incroyable. Sa tête de turc était le général Carl Heinrich von Stülpnagel en personne…

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Simone avait promis à sa mère et à sa soeur de ne jamais raconter ce qu’elle avait vu.

C’était au printemps 42, me disait-elle, alors qu’il venait d’être nommé commandant militaire de la Wermacht à Paris. Profitant d’un arrêt de son train special, il avait marché sur le quai vers la poste en bousculant la piétaille sur son chemin. Et il avait demandé assez vertement une formule de télégramme au guichet où travaillait la jeune fille. Simone, plutôt choquée, n’avait même pas levé les yeux.

"Faites la queue comme tout le monde!"

Soufflé, le général n’avait pas bronché. Avec cette humilité de façade que les hommes de pouvoir sont capables d'afficher pour la galerie afin de se prouver qu'ils sont comme tout le monde, il avait consenti à prendre sagement son tour derrière une demi-douzaine de soldats allemands médusés. Mais il était sans doute furieux, vu qu’au moment de payer, il avait catapulté une pièce de monnaie sur le bout du nez de l’insolente, comme un gosse éjecte une bille, bien prise entre le pouce et l’index. Moyennant quoi, elle lui avait rendu la différence en saupoudrant d'une poignée de petite ferraille son poitrail clinquant de décorations. Le geste auguste de la semeuse avait fait sensation.

Alors qu’en fevrier 2012, donc soixante-dix ans plus tard, je lui rapporte cet épisode, le visage de Simone s’éclaire. Elle me décoche en souriant un bout de mémoire encore tout frais: "Ah celui-là, dit-elle, il l’avait bien cherché."

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Karl Heinrich von Stülpnagel

Dès que ses collègues lui eurent dit qui était le bonhomme, la postière crut son heure arrivée. Ce Bavarois avait-il de l’humour? Malgré les représailles qu’il avait menées contre la Résistance, lui restait-il, quelque part, un sens de l’honneur? Avait-il été épaté par le culot de la jeune fille? Ou bien, Simone avait-elle eu seulement de la chance?

On sut plus tard que Stülpnagel avait fait partie, en juillet 44, du complot contre Hitler. Rappelé à Berlin, il tenta de se suicider à Vacherauville, près de Verdun, et fut suffisamment ranimé par les sbires du Tribunal du Peuple pour qu’il puisse finir pendu à un croc de boucher.

Cette aventure incroyablement baroque, n’était, on l’a vu, que le début de la longue lettre de Simone. Mais la suite était bien différente. "Je n’ai rien dit à propos d’un autre souvenir, continuait-elle. En juillet 1944, je travaillais toujours à la "Reichpost". Les trains de déportés s’arrêtaient ordinairement avant la gare, donc juste en face de notre bâtiment. Il y avait un jardin et c’était tout de suite la voie ferrée."

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C’est de cette fenêtre, au fond du jardin, que la jeune postière avait compris ce qui se passait sur la voie, au début du quai, côté sud.

"Ce jour-là, on n’entendait que l’aboiement des SS qui ouvraient les wagons à coups de nerfs-de-boeuf. Ceux qui ne descendaient pas assez vite, ils les frappaient à terre et ce n’était pas soutenable. C’est alors qu’un soldat allemand s’est présenté à mon guichet, assez jeune, livide. "Où je vais?" me demanda-t-il et je ne comprenais pas trop ce qu’il voulait dire. Je ne savais pas s’il était un Allemand ou un incorporé lorrain qui voulait s’enfuir.

Je lui ai montré la cabine téléphonique et je suis retournée dans mon local du téléphone à l’arrière. Il y avait un train que je n’avais pas encore vu, mais le bureau fut soudain envahi par une odeur épouvantable. J’ai aussitôt repensé au gars dans la cabine. Il avait vomi partout, il était vraiment effondré. Je lui ai demandé de sortir et il l’a fait en se confondant en excuses.

"C’est l’horreur," me dit-il. "Vous en avez de la chance de n’être pas allemande. Moi, j’ai honte de mon pays". Mais honte de quoi? Je retourne au téléphone et soudain je comprends. La Gestapo de Novéant appelle Metz, en expliquant qu’on ne pouvait pas laisser repartir le train, tant son odeur était pestilentielle. "A cause des épidémies". La Gestapo de Metz a répondu qu’ils allaient envoyer un camion de chaux vive."

Quand le camion est arrivé, Novéant a encore demandé s’il "fallait faire le tri" et mettre les cadavres dans un ou plusieurs wagons, "pour regrouper les vivants dans les autres." J’ai entendu Metz qui répondait: "Pas question. Jetez la chaux sur tout le monde!" De toute façon, ils seront tous morts avant d’arriver."

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Et Simone n’avait pas tout dit: "Quelques jours après cette tragédie, j’ai entendu à nouveau des cris douloureux par la fenêtre... Des voix d’enfants qui pleuraient, des appels au secours, "Maman, Maman!" C’était encore un train et j’en avais les tripes qui se nouaient. Une fois de plus, la Gestapo de Novéant appelle celle de Metz et lui dit: "On ne peut pas faire entrer ce convoi dans le Reich. Les gosses crient tellement qu’ils vont ameuter la population. Déjà ici, les gens de la gare se posent des questions."

Metz a répondu: "Sortez rapidement le train du village, et mettez-le du côté de la gare de marchandises, direction Dornot. Arrangez -vous pour qu’il n’y ait aucune maison en face, stoppez le train et là, vous..."

"Je n’ai pu entendre la suite car quelqu’un est venu au téléphone. Je ne savais pas ce qu’on allait faire de ces pauvres gosses. Il était presque 18 heures, et c’était la fin de mon service. Je me suis précipitée à vélo vers le lieu où devait aller le convoi. Mes parents avaient juste à cet endroit un grand parc, entouré de murs. Je me suis couchée dans l’herbe après avoir caché mon vélo et j’ai vu le train qui arrivait doucement... J’avais le dernier wagon bien en face de moi. Une poignée de types de la Gestapo est arrivée en gesticulant et ils ont fait glisser les portes... Il y a eu d’abord comme un immense cri de joie, de soulagement. Les pauvres gosses croyaient qu’on allait les délivrer, ils allaient avoir un peu d’air."

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Sur cette rare photo, prise à l’époque par un Novéantais, on a une idée de l’énorme trafic quotidien sur la gare de marchandises. L’endroit où Simone s’était cachée se trouve tout à gauche du document, au bord de la route donc à quelques dizaines de mètres du train.

"Hélas, poursuivait Simone dans sa lettre, ils se sont fait repousser à l’intérieur à coups de crosse, et l’un des Allemands a saisi l’un des petits. Il avait tout juste trois ans, et la brute l’a pris par les chevilles. Il l’a tiré du wagon, la tête en bas, et s’est mis à le cogner violemment contre la porte. Le gosse a d’abord crié puis il est devenu inerte, et son petit corps a été jeté dans le wagon avec les autres... Le Gestapo aboyait des menaces, et il y a eu un grand silence. On a refermé les portes sur les enfants terrorisés."

Chaque fois que j’ai relu ce passage de Simone, j’ai repensé à l’ignoble phrase de Robert Brasillach, écrivant à propos des Juifs dans la presse parisienne de l’époque: "Débarrassez moi de tout ça, et n’oubliez pas les petits!"

"Je n’ai pas pu regarder davantage" terminait la lettre. J’aurais voulu rester cinq pieds sous terre. J’étais anéantie, couchée dans le parc. J’ai attendu que le train reparte. Il était plus de 20 heures, le silence était complet. Je n’ai pas pu remonter sur mon vélo tant je tremblais. Quand j’ai tout raconté à ma pauvre mère, elle m’a fait jurer de ne pas le dire, à qui que ce soit, car les Allemands me descendraient s’ils savaient que j’avais tout vu. Je n’en avais jamais parlé, depuis 1944, sauf en famille. Même aujourd’hui, ces souvenirs me hantent."

Ce témoignage de Simone aurait pu être entendu au procès de Nuremberg, s'il avait été connu. Alors qu'on reparle du rôle de la SNCF à l'époque, il fait réfléchir.

Deux TGV valaient bien une courbette

Il y a du nouveau. Déjà, en 2011, le président de la SNCF avait bien fini par admettre que son entreprise avait acheminé les trains jusqu'à la frontière. Mais les mots de Guillaume Pépy étaient pesés. On se mettait à sa place, d’autant qu’il n’y était pour rien. Et puis, l’esprit de corps, ça existe.

C'était dur à sortir, mais c'est sorti quand même: "La SNCF de l'époque était certes réquisitionnée par l'occupant. Elle n'en était pas moins un rouage de la machine nazie d'extermination. Elle a pris part à cette mécanique de l'inhumain".

Pour expliquer cette lâcheté bien-pensante de 1940 à 1944, il faut la recadrer dans le climat de soumission que distillaient alors sur la France les élites du pétainisme ambiant. Et puis, les dangers étaient bien réels à la base. Des cheminots messins du Sablon risquaient leur peau pour maintenir un courrier clandestin entre les Mosellans expulsés en France et leur famille annexée. En gare de Novéant, pourtant truffée de sbires, des lampistes courageux allaient, au point du jour, explorer la voie au sud de la gare, pour ramasser les messages jetés dans la nuit. De petits bouts de papier froissés en boule qu’on faisait parvenir aux familles, par toutes sortes de moyens. Mais au plus haut niveau, la SNCF de Vichy n’avait jamais montré la moindre réticence officielle à faire circuler ces trains.

La SNCF de 2012 s'est donc sentie obligée d'aller plus loin. C'est-à-dire qu'elle a fini par présenter ses excuses. Seuls seront étonnés, par sa contrition tardive, les usagers qui n'avaient pas lu le journal. Sinon, ils auraient su que des élus américains menaçaient de torpiller un projet français pour la construction d'une ligne de TGV en Floride. Aux yeux des juifs américains descendants des disparus d'Auschwitz, c'était du donnant-donnant et il faudrait s'excuser d'abord, Même réaction chez des Californiens pour un autre projet de même nature. L’esprit de corps, c'est bien joli, mais les affaires aussi.

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Cette sculpture minuscule, véritable portrait-robot du Tzigane tel qu'avant- guerre on se l'imaginait encore au théatre, fut jetée par la lucarne d'un wagon de déporté à l’arrêt, juste sous les pas d'un cheminot de Pagny-sur-Moselle. Il la ramassa rapidement car il y avait des gardes, et l'examina minutieusement. Mais il ne trouva, au dos, que des initiales et un mot qu'il ne put jamais faire traduire. Le cheminot attendit quelques minutes mais le train repartit vers l’Allemagne.

La gare de Novéant est un lieu de mémoire, au dessus duquel continueront de planer des ombres.

 

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Ma première réaction à la Une du MAG fut de ne pas broncher. Comme on dit en Egypte, lorsque les ouettes sont arrivées, peu importe de savoir quand vont passer les cigognes.

L’exode est un gros mot valise. L’exode de quoi ? Des évacués ? des fuyards ? des expulsés ? Seuls les nazis pouvaient s’y retrouver sous le marteau-pilon de l’année quarante alors que les Mosellans des frontières, n’ayant cessé de courber le dos dans les gares, le long des routes ou du hasard des chemins creux, avaient perdu le nord, la mémoire et leur latin.

Cette confusion à propos des dates n’est pas nouvelle, mais l’information a changé. Aujourd’hui, la presse garde avant tout un œil sur l’horloge. On prend de plus en plus souvent de petites libertés avec des chiffres, en se disant que le lecteur rectifiera.

Il s’agit d’un pressentiment que connaissent tous les historiens du dimanche, votre serviteur y compris. A mesure que nos années passent, nos mémoires ont des trous.

C’est dommage car la notion d’exode est assez vague en 2020. Le terme englobe un départ massif, au bout d’une situation intenable. En 1945, une chatte, même frontalière, ne risquait pas d’y retrouver ses petits

Dès que l’on remonte le temps, la vérité de 39-40 est élastique. Le départ peut être instinctif (Je les connais, les Boches.) ou bien il le fruit d’une influence (Notre curé s’en va et notre maire aussi.) ou bien  une résignation amère (On sera mieux dans les Charentes.) ou bien la peur (Sauve qui peut !).

A la fin de l’été 40, le retour ferroviaire, organisé par les Allemands, sera le point d’orgue de la tragédie. (Schnell…) Mais il s’opère, pardon de l’écrire, à coup de bottes dans le train.

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Entre ”les exodes” de septembre 1939 à mai 1940 et ”l’exode” de septembre 1940, il n’y a pas photo, seulement le calendrier ingérable d’une année disloquée. L’évacuation est un départ provisoire, sur ordre des autorités françaises, alors que l’expulsion est un départ définitif sur ordre des occupants.

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Mais alors, pourquoi les lecteurs bien vivants du MAG d’aujourd’hui n’ont-ils pas tiqué sur ces “80 ans“ dans un titre ?

Parce que le temps passe… Nous sommes en 2020. Le récit douloureux des parents et des grands parents, déjà prudemment retenu à l’époque, ne se chuchote aujourd’hui que dans la pudeur des cimetières quand le ciment des tombes laisse remonter, le temps d’une larme, une émotion qu’on avait oubliée.

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Le fameux ”travail” de mémoire était une guerre contre l’oubli mais les enfants des années cinquante, devenus seniors durant les Trente glorieuses, ont fait des stocks de nouveaux souvenirs. 

Mentalement, ils ne baignent plus dans le genre frontalier refoulé, mais plutôt dans le flou d’un monde qui dérape. Des tours de Manhattan aux champignons de Tchernobyl, du glacier qui fond au pangolin qui mijote, des barbus qui s’entretuent aux fous qui s’agitent, des noyés de Lesbos aux yachts de Saint-Tropez, l’histoire compliquée de leur département n’est plus à l’échelle. L’éparpillement de leurs témoignages se délaye dans nos bibliothèques. Quant aux plus jeunes, ils ne lisent plus et préfèrent labourer dans le foutoir étroit d’un portable.

Reste une troisième catégorie, celle des ”Français de l’intérieur” qui n’ont jamais rien compris au statut local et donc ne risquent pas de lever un sourcil. Bien incapables de s’étonner en apprenant qu’on avait compté 100 000 expulsés en mai 40… (alors que c’était en automne) ou que l’on ait avait massacré des civils dans l’église d’Oradour en juin 40… (alors que c’était en 1944).

Un détail, quoi ! On ne va quand même pas en faire un fromage !

J’ai toujours eu pudeur à critiquer mes confrères. Ça ne se fait pas. D’autant que durant cinquante années de journalisme, je suis conscient d’avoir écrit pas mal d’âneries, moi aussi. Mais aujourd’hui, notre beau métier se bat pour survivre et nous, ses retraités, avons du mal à imaginer que dans les rédactions, aux heures de clôture, il arrive qu’on récupère les restes au ramasse-miettes dans le seul but de nettoyer la nappe. C’est pourquoi, à la lecture du MAG, je m’étais contenté, confraternellement si l’on peut dire, d’un haussement d’épaule derrière la tête. 

Pas pour longtemps. Le mail d’un lecteur sympa m’a poussé dans le dos. Philippe voulait que je partage son agacement en notant qu’on n’avait même pas songé à rectifier les erreurs. Il ajoutait que depuis quelque temps ”plus d’un correspondant du journal avait du mal à faire la différence entre expulsions et évacuations”.

A force de se taire, il est vrai qu’on finit par s’habituer. Au lancement de ce site, des collègues trouvaient que j’y allais un peu fort en parlant de ”Moselle humiliée”. Il n’y avait qu’un auvergnat de l’intérieur pour oser un mot pareil.

Mais quel patchwork, cette drôle d’époque !

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Prenez Joseph Herber. Évacué en 1939. Il m’avait raconté son retour à Contz via un sévère écrémage en gare de Saint-Dizier. Les nazis avaient pris les commandes. C’était 22 septembre 40. Il avait 14 ans.

”Je n’oublierai jamais le retour en autobus vers le village... Les Allemands avaient déjà germanisé tous les poteaux indicateurs et nous traversions des localités familières aux noms inconnus, en noir sur des panneaux de bois peints en jaune : Manom était devenu Manhoffen, Cattenom Kattenhoffen. 

”Soudain, ma mère a crié car elle avait revu les rochers du Stromberg. Tout le monde pleurait. Nous arrivâmes à Gauwiesen, l’ancien Gavisse, où l’aubergiste Dresse nous fit des signes de bienvenue. Ce fut ensuite Berg an der Mosel et notre cœur battit plus vite. Chacun voulait voir de loin si sa maison tenait toujours debout ... Kouck lei... kouck loh, regarde ici, regarde là !!

Le bus en pleurs arrivait enfin au terme de son voyage et l’on découvrait une dernière pancarte : Sierck-Niderkontz. C’était le nouveau nom du village. Dorénavant notre village… Dans les maisons, il y avait des cochons qui bouffaient tout. Ma mère se lamentait en disant qu’on aurait dû rester dans la Vienne.”

Comment douter que ces Mosellans malmenés se soient tus par instinct ? Les nazis maitrisaient l’exode dans son ampleur. Ils tenaient les aiguillages d’une poigne sereine alors que des centaines de milliers de civils déboussolés n’avaient cessé de passer d’un quai à l’autre.

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Certains étaient partis qui auraient dû rester.

Et d’autres étaient restés qui auraient dû partir.

Les premiers tenaient droit mais après Saint Dizier.

Ils ont vite compris qu’ils devraient s’aplatir.

Alors que les seconds, humiliés pour la vie.

N’en revinrent jamais de n’être point partis.

Quant à ceux qu’on chassa, plus tard, vers l’intérieur.

Ils ont vécu quatre ans avec la rage au cœur.

Le 20 octobre 2007, lors d’une Journée départementale de la Mémoire à Montigny, j’avais prudemment démarré mon propos, m’attendant au pire… Dans ce public de 500 Mosellans certes courtois mais très concerné, je pensais en trouver un qui me demanderait de quoi je me mêlais.

”Depuis la Libération, des milliers de souvenirs personnels, qui auraient pu s’envoler vers les plus lointaines bibliothèques, sont restés accrochés aux clochers des villes et des villages, comme de petits ballons dérisoires. Chaque disparition d’un témoin représente ainsi, l’éclatement discret de l’un de ces ballons. Des grappes de mémoires contrariées se sont évanouies, l’une après l’autre, pour retourner au grand silence de la terre, et l’on ne saura bientôt plus rien de ce qui s’est passé il y a un siècle.”

PS. J’entends déjà des Mosellans qui pensent que cette histoire de MAG est encore un coup de Nancy... Ils ont tort pour une fois. C’est une blague, mais je n’ai pas pu résister. 

 

JG

octobre 2020

 

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Notre homme n’est que le plus brillant d’une brassée de milliardaires orgueilleux. Qu’ils s’appellent Elon Musk ou Jeff Bezos, Steve Jobs ou Marc Zuckenberg et j’en oublie, on a envie de rappeler à ces surdoués que ronge une saine jalousie le ridicule d’un projet Mars à l’échelle humaine.

Elon y croit mais déjà Bezos biaise. « Je dis à mes amis qui veulent coloniser le coin : Allez d’abord passer un an au sommet de l’Everest et dites-moi si vous vous y sentez bien, car c’est un paradis à côté. »

On a compris. Il n’y a pas le feu. Malgré la philanthropie un peu lourde qui nourrit leur combat de coqs, on aimerait prier ces messieurs de reporter de quelques années une virée qui doit durer un siècle, alors que la Terre est présentement bien malade. Mais ce serait un manque de tact.

Une poignée de décideurs goguenards arrive dorénavant dans les salles de contrôle. Ils tournent autour, les mains dans les poches et des sous partout. Finies les effusions rituelles, quand après avoir planté leur fusée, des rangées d’ingénieurs en bras de chemise se levaient d’un bond pour s’applaudir comme des gosses, le cœur lavé de toute jalousie. C’était beau.

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Finement, pour masquer la chaude odeur des affaires, les financiers du futur tartinent sans pudeur leur barbe à papa métaphysique sur notre vieil humanisme galiléen. C’est d’une patte voluptueuse qu’ils jouent avec Mars comme un chaton avec une pelote de laine.

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Vous comprendrez qu’en voyant le plus secoué de ces agités ne plus pouvoir fermer l’œil, même avec des boules dans les oreilles, je souris. C’est bien fait pour lui.

Hubert Reeves, de sa belle voix ronde, s’en est amusé aussi. Vouloir coloniser l’espace confine selon lui à un aveuglement bienheureux, au sens d’imbécile. On n’y arrivera jamais vu qu’on serait mort avant.

Elon devrait plutôt mettre un point d’honneur à déblayer les 3000 casseroles qui tournent pour lui en escadrille autour de la Terre en encrassant nos téléphones. Vu qu’on en prévoit dix fois plus dans les années qui, viennent.

 

Et notre Thomas qui fait le Charlot

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Pour donner une âme à ce monde étrange, la France a trouvé un medium lumineux, capable de réchauffer notre moral en berne, Thomas Pesquet.

Quand on l’a vu jongler avec la terre dans la station spatiale, je n’ai pu m’empêcher de penser au Charlot du « Dictateur », dans la célèbre séquence du ballon.

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Mais ça ne va pas plus loin. Dans la peau d’Hitler, il jouait du bout des ongles avec le globe, alors que notre Thomas le caresse de la paume avec une déférence pleine d’empathie.

Elon a certes payé le vaisseau rembourré mais c’est notre Gaulois qui pendant six mois, va rassurer la France. Il est devenu notre ange blanc, bien installé dans la cabine.

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Son sourire renvoie vers celui de Reims mais ils ne boxent pas dans la même catégorie. Du coup, on aimerait quand même savoir ce que pense Thomas de l’autre zozo avec sa planète rouge … Il semblerait qu’il ait déjà mesuré la folie d’Elon en répondant des écoliers captivés...

       Vous allez où comme ça, M’sieur ?

      Sur Mars... Pour les cent prochaines années. On voudrait aller vérifier là-bas, mais on n'en est pas capables, c'est trop loin. La station spatiale, c'est 400 kilomètres, la Lune 400 000 et la planète entre 40 et 400 millions.

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Souhaitons-lui de tout cœur de retrouver dans six mois notre terre si belle et si amochée… Avec un gros dossier sur les cellules souche qui pourra toujours servir dans les pharmacies tant qu’il reste un peu d’oxygène.

Mais quel bonheur de voir tous ces cosmonautes se sourire à bout portant, alors que sur la terre, on agite des drapeaux chauvins dans les stades.

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Du coq à l’âne, quittons la station spatiale et revenons en Lorraine, où nul ne pourrait jurer, avant de l’avoir lue, si l’histoire qui suit est un lézard ou un poisson d’avril. Rappelons-nous que la terre est vieille mais qu’elle n’est pas folle. Elle a seulement faim, de l’avis des oiseaux.

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Plus vieux que moi, tu meurs

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Il y a une quarantaine d’années, il avait suffi d’un coup de pioche pour rappeler aux Mosellans que leur département jouissait d’une haute réputation chez les scientifiques. Alors que les Martiens n’y sont que des zombies.

Un ouvrier avait déterré un pliosaure à Montois-la–Montagne. Il s’agit d’un genre de reptile marin long d’une dizaine de mètres mais au cou court … à ne pas confondre, avec le plesiosaure au cou long, comme chacun sait.

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Il est facile de comprendre que les mâchoires de fer du premier croquaient chaque fois le cou trop long  du second.

Un archéologue amateur de Hayange avait récupéré les morceaux de ce dangereux animal, et l’on sut que, bien avant les Wendel, la bête crawlait sur nos mines il y a 135 000 ans.

Nous ne saurons jamais par quel mystère elle s’est retrouvée en 1986 au Musée d’histoire naturelle du Luxembourg … où l’on vient de décider en avril dernier de le reconstituer mais bref.

C’est là que le hasard, pour une fois, est une aubaine pour nos chercheurs. Ce pliosaure du Grand-Duché, n’est qu’une icône de plus dans le diaporama de la nature, mais il tombe à pic pour remonter le moral des profs mosellans !

Depuis 2012, en effet, l’Université lorraine, après leur avoir plusieurs fois promis de changer les draps pour donner à Metz un peu de mou, continue de garder la couverture jusqu’au menton. C’était pourtant l'occasion rêvée d’arrêter la guerre des capitales.

Alors tant pis ! Montois la Montagne n’étant qu’à cent mètres de la Meurthe-et-Moselle, on se réjouit de savoir que le pliosaure était du bon côté. Pour une fois, l’arrête de ce vieux poisson lorrain, c’est Nancy qui l’a dans l’os. JG. mai 2012

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"La paix des étoiles"

Ce n’est pas un hasard, mais la preuve que les petits Lorrains gardent les pieds sur terre. Si Elon Mesk avait le malheur de tomber sur leur film d’animation,  plein de fraîcheur et très pointu, il aurait du souci à se faire. Sa planète rouge n’est pas pour demain, encore moins la veille. Tant mieux pour tout le monde.

Notre ami Stephane Bubel a réalisé ce petit chef d’œuvre avec, si l'on peut dire, la bénédiction de la Ligue de l’enseignement et le talent des élèves de l’école Sainte-Thérèse de Metz. Souhaitons qu'à l'avenir, ces derniers ne soient pas les seuls à garder un oeil  vigilant sur le projet bidon du tonton Elon.

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30 PAPAb

J’ai imaginé Martine le coeur battant, ouvrant bien plus tard à Paris ce document devenu relique et dont la dernière page s’arrêtait brusquement, comme au bort d’une falaise, vers l’horizon d’une terre inconnue, un versant qui ne regardait que son père et sa vie privée.

     Après l’armistice de 1945, au lieu de remonter dare dare en Moselle comme la majorité des expulsés, il avait en effet choisi de rester sur place au centre de la France, et d'y vivre un avenir civil dans cette Auvergne qu’on avait dit ”zone libre” sous Pétain et qui ne l'était pas restéelongtemps.

Le voyage que retrouvait Martine, son père l’avait rédigé chaque jour sur un  carnet  qui ne le quittait pas, d’une écriture penchée aux syllabes soudées, signe classique d’une sensibilité qu’on maîtrise. Elle avait toujours su que cet objet dormait depuis dans la table de nuit de ses parents mais elle n’aurait jamais osé le lire. Jusqu’à ce matin de 2013 où Maryse, sa maman, le lui avait confié, quatre années après la mort de son époux.

De juin 40 à février 41, sous les piqués de Stukas hargneux comme des frelons, il revivait les sept mois de sa campagne de France, avec un flegme quasiment socratique. Conscient que la moindre bombe pouvait lui passer le goût du pain, il s’interdisait toute envolée lyrique et banalisait par le menu sa mésaventure, en n’oubliant jamais d‘ajouter chaque fois que la soupe était bonne, comme un pied de nez à l’occupant.

Aucune Pénélope ne devait l’attendre autour d’Aboncourt, vu qu’au lieu de ”remonter” en Moselle après l’armistice comme la plupart des expulsés, il avait décidé de rester au centre de la France, jusqu’à la fin d’une guerre dont il n’avait aucune idée, dans une zone qu’on disait libre et qui ne le resta pas longtemps.

Sous la molesquine racornie du carnet, la rédaction de cette ”Débacle” de 1939-40, paraissait quasiment distanciée. Elle contrastait avec celles qu'on trouve souvent, où les témoins ont tendance à se mettre en scène. Ulysse raconte au premier degré, imperturbable, réservé, sans jamais libérer ses humeurs. Alors que la lourdeur de l’humiliation paralyse les mémoires de dizaines de milliers de Mosellans lâchés comme lui sur les routes, l'un d'entre eux brosse un panorama en demi-teinte et sans enluminure de son voyage forcé. Comme si ce gentleman eût trouvé peu élégant d’en rajouter dans le désastre, il relativise au maximum ses propres misères, par compassion pour ses proches ou par respect pour ses copains.

Il s'appelait Ulysse, bon d'accord !  Mais du fait de ce sacré prénom, le récit n'en garde pas moins la dimension d’une Odyssée... La comparaison n'ira pas plus loin. Bien que plutôt charmeur et très adroit de ses mains, bien que têtu comme son antique homonyme, notre héros mosellan ne se mettait jamais en colère Or chacun sait qu’Ulysse vient de ”odussomai” qui signifie en grec se fâcher.

Grâce au pieux réflexe de Martine Olivier-Brasseur en ressuscitant son père, nous avons un regard réel, et non mythique, sur le chaos global des guerres et le bouleversement profond qu’elles entraînent chez les gens les plus anonymes. Sous la fausse banalité d'un moment d'histoire, on perçoit une vibration humaine qui échappe aux historiens.

 

02 ABONCOURT jpg

Aboncourt aujourd'hui

A la mort de son père en 1934, notre Lorrain était devenu chef de famille à quinze ans. Amoureux de Metz, il se "tapait" régulièrement à vélo les côtes de Saint-Julien et de Saint-Hubert et n’aurait pu rater en 1930 le passage du Tour de France. Doté d’un CAP de comptable, il s’intéressait à tout. Hubert de Wendel, alors Père Noël du secteur, lui avait laissé un coin de jardin dans sa maison d’Hayange pour qu’il y construise un petit avion, monoplace et grandeur nature. C’est dire que l’espace ne lui faisait pas peur. Il faillit en oublier la miniature galbée des œufs de Fabergé qu’il modelait à la chaine, en étant devenu grand connaisseur.

28 LAVION

Ainsi commence la campagne de France de notre mosellan. Le 6 juin 1940, il a dans son portefeuille une feuille de route qui l’enjoint de gagner le dépôt de chars 511 à Bourges, mais déjà dans sa sacoche suffisamment de répartie pour réagir d’Ithaque au tac.

Surtout, pas de vagues... Nulle question de Cyclope, encore moins de sirènes, mais seulement l’errance d’un jeune voyageur pépère qui s’adapte intelligemment aux provocations hasard, du moment qu’il n’y peut rien.

Faute de mieux, il note tout… Le 9 juin, aux adieux d’Aboncourt, c’est la dernière partie de belote avec les copains. Direction Bettelainville, quatre heures d’arrêt à Vigny, ça commence mal. Enfin Metz le 10 juin, Buffet de la Gare jusqu’à 5 heures du matin, et départ à 13h37 vers Paris.

06 GARE DABONCOURT

La gare d’où partaient les conscrits

34 MANUSCRIT 3

Le début du carnet

A Lérouville, la DCA les protège de 46 bombardiers allemands avec 200 bombes au menu. Il reçoit un éclat de pierre dans le bras gauche. (Sa fille se souvient du trou qui en gardait la trace, pas très loin de l’épaule).

Le dépôt de locomotives a flambé. Le Génie se met au travail et l’on repart à 21 heures. Le nez à la fenêtre, Ulysse garde un œil sur tout ce qu’il découvre. Même la nuit, dit-il, beaucoup de réfugiés sur les routes. Il voit tout et prend des notes… Aucun chien écrasé, en bouillie au bord des rails, ne pourrait échapper à sa curiosité.

En Gare de l’Est, métro vers Austerlitz. Des milliers de parisiens attendent un train, assis sur les trottoirs. Comme si le moral n’était pas assez bas, on a lâché une épaisse fumée sur la capitale, pour éviter les bombardements précis.

09 LES STUKAS ATTAQUENT

Après avoir serré la main de Georges qui rejoint Versailles et celle de Roger qui file à Angoulême, Ulysse n’a plus qu’un seul copain, Emile Ils arrivent à Vierzon à 22 h, au restaurant de la Croix-Rouge. Il bavarde avec la serveuse qui est la fille de son futur lieutenant. Le 12 juin, à 6 heures, il retrouve un copain de Courcelles-Chaussy au buffet de la gare de Bourges avant de gagner la caserne Carnot dont il appréciera les couchettes.

Mais déjà, vers 10h, départ en car vers le camp de Lazenay. Il y a beaucoup de Mosellans ici. Ah j’oubliais… A 18h, la soupe est bonne. Le 13 juin, à 5h15 debout là-dedans ! Le jus est servi par les anciens. A 7 heures, rassemblement pour l’habillage avant une autre soupe. Radioscopie pour tout le monde et resoupe à 17 heures, toujours excellente. A 19h, on écoute les informations au Foyer, devant une canette de bière dont par distraction, notre chroniqueur a sans doute oublié la marque. Il va se coucher rapidement car dit-il, on craint une alerte de nuit !

08 LA DEBACLE a BOURGES

La débâcle à Bourges

Le 14 juin en effet, alerte générale à 2 heures du matin… Il court vers les tranchées. La DCA tire. Fin d’alerte à 4 heures et tout le monde au lit. A 5h45, rassemblement, repos, rapport et toilette à 8 heures. Nouvelle alerte de 10h à 11h. Même pas le temps de faire un peu d’exercice. Grâce à dieu la soupe est toujours bonne à 11h15. Belote jusqu’à 18h après une petite promenade digestive. Au lit à 21h30. Le 15 juin, alerte habituelle à 1 heure du matin. Rien ne se passe et l’on se recouche. Il inaugure une nouvelle pipe qu’il vient d’acheter à un Jurassien. Balade dans Lazenay. La nuit est calme, écrit Ulysse avec philosophie.

32 MANIUSCRIT 1

Le dimanche 16 juin, des bombardiers s’approchent. Ulysse et sa chambrée courent à l’abri, sous une grotte. La soupe est servie plus rapidement car les cuistots n’ont pas eu le temps de tout éplucher. Grand seigneur, Ulysse pardonne. A 20h un ordre arrive : Préparez les valises… On s’assoit dessus jusqu’à 2 heures du matin et puis tout le monde se recouche…

Le lundi 17 juin, Bourges voit passer plusieurs divisions du VIIe corps d’Armée, puis du Ier et du XVIIe mais de plus lourds bombardements commencent. Cinquante morts à l’aéroport et 350 blessés. Tout le monde comprend que les Nazis ont franchi la Loire. Le maire discute avec le gouvernement de Bordeaux mais le chef de cabinet du ministre rappelle les ordres de Pétain : Bourges doit être défendue. Le soir, à la radio, le même Maréchal, cette fois avec un m majuscule, affirme d’une voix chevrotante qu’il faut cesser le combat…

A 22h, la ville est enfin confirmée ville ouverte. Les blindés s’en vont. Resteront pour la défense quelques malheureux Sénégalais sacrifiés. Ulysse touche en catastrophe une capote, un casque, des souliers fins, un étui à revolver et une musette. En attendant bien sûr la soupe qui cette fois risque d’être froide, vu que les Boches sont à 12 km. Les camions démarrent à 20 à l’heure, sur des routes encombrées de civils qui gélifient la débâcle. Un avion les mitraille à Saint-Florent mais ça n’empêche pas notre Mosellan d’acheter du pain à des gens de La Châtre. Il écrit que ces braves gens n’ont pas voulu être payés.

07 INSIGNE DES CHARS LOURDS

Tartiner n’est jamais du bonheur sous les bombes. En route vers le sud-ouest ! Ils gagnent à vive allure les contreforts du Massif central. Arrêt dans une ferme isolée, couverte de chaume. Au petit matin du 18 juin, de l’eau à la place du café. Direction Confolens, vers des gares dont le nom est une invite : La Croisière, Chateauponsac, Bellac… Des jeunes filles apportent la limonade. On casse la croûte sans sortir des camions, et l’on s’affale plus tard au bord de la Vienne.

Le 19 juin, toilette dans la rivière. Ulysse, toujours curieux, se balade jusqu’à Ansac pour voir ”le plus petit nain du monde” dont on vient, en catastrophe, d’abréger la soirée prévue à Orléans. Ce genre de tournée mondiale, venue d’Inde le plus souvent, était déjà une poule aux œufs d’or bien avant l’invention du Guinness des records. Il n’y pas de mal à ça, dira plus tard un Chinois, quand on vend au public du sentiment.

Le 20 juin, lors d’un arrêt, quartier libre jusqu’à midi et la soupe encore, mais sur le pouce. A 17h, il faut continuer à pied, ce qui change tout. Quinze heures de marche jusqu’à Verteuil dans la nuit. A Moussac, le groupe est en sueur. On enfile ses petites laines avant de se coucher sur l’herbe, avec une toile de tente par-dessus. Mais Vichy essaie déjà de les récupérer.

04 AVIS GOTHIQUE AUX EXPULSES FUTURS

Toujours pas de nouvelles des Trois Frontières... Le mythe de l’Alsace-Lorraine a révélé depuis longtemps sa viduité. Eparpillés dans l’hexagone, les expulsés de 1940 vont bientôt se retrouver avec une mémoire en vrac. Nul n’osera plus tard raconter ce qui lui est arrivé. Et si la majorité des Mosellans exilés en France intérieure veulent regagner leur département, quelques-uns le feront avec une épouse au bras.

Le 21 juin départ à 4h 30, mais à nouveau dans un train… Direction Angoulême et Chalais à 11 h. Les tankistes sont applaudis et se demandent pourquoi sans doute. Enfin c’est la Gironde, par, Saint-Aiguin, la Roche-Chalais et les Eglisottes, de bien jolis noms. Des demoiselles apportent leur vin… dans un arrosoir.

Ulysse ne cesse de remplir son petit carnet avec la froideur d’un greffier, alors que les copains du wagon préparent en baillant leurs couchettes. On avance doucement vers Bordeaux-Benauge, après une longue station sur le pont, ce qui donne le temps à notre chroniqueur de décrire un gros navire au port. A 9 heures, c’est Bordeaux avec un repas froid dès 11 heures, à l’arrêt juste en face d’un wagon restaurant ! Un capitaine un peu gêné leur fait passer des légumes chauds, des plaques de chocolat et des conserves. A 14h, le convoi repart vers les Landes On change de voie et de locomotive car le réseau électrique ne va pas plus loin…

”Depuis Bordeaux, on ne voit plus que des pins,” découvre Ulysse. Le casse-croûte de 18h à lieu sous les arbres. Quatre heures plus tard, on va dormir dans un garage mais le 24 juin, les tankistes ont compris que la guerre était finie. L’ennemi est partout mais l’armistice est signé… Maintenant, les copains sont d’accord pour dire qu’il serait quand même idiot de se faire avoir. On pourra toujours se tirer par la suite, commente Ulysse.

Le 25 juin, il faut absolument quitter la nouvelle zone allemande. Soupe du matin à 10h30, et départ discret dans les pins. La petite troupe campe à Labrit, comme son nom l’indique.

Le 26 juin, encore vingt kilomètres dangereux. Réveil à 4h30 et 20 km à marcher pour sortir de la nasse, avec des arrêts de trente minutes. La ligne de démarcation n‘est plus qu’à deux kilomètres. Avec deux ampoules au talon, Ulysse y voit forcément plus clair : Une fois de l’autre côté, on ne sera plus des soldats. Si l’ennemi arrive, il ne pourra plus nous faire prisonniers.

a ULYSSE

Ils passent en effet la ligne et des camions les emmènent au château de Saint-Martin-de-Noël où le cantonnement est prêt. Ulysse se déchausse avec délectation. Les 27 et 28 juin, alors que la France vacille, rebelote au château, en grignotant des biscuits. L’ombre des pins est devenu plaisir princier. Mais après quelques quarts de bouillon, il faut déjà, le 29 juin, partir en direction du Gers.

Prenez une carte, une loupe et votre respiration, car vous en aurez besoin. En pleine débâcle, alors que des trains de réfugiés se croisent dans tous les sens, Ulysse prend des notes... De la fenêtre du wagon, rabaissée en guillotine, son regard découvre les arrières chavirés de la France profonde. Le crayon sur l’oreille. Il note le plus petit clocher, pour ne pas lui faire de la peine. Son geste répétitif me fait penser à la main du bouddhiste effleurant au Tibet une rangée de moulins à prière. Comme une déclaration d’amour à tous ces gens qui souffrent.

10 REfUGIES DANS UN TRAIN

Saint Justin, Villeneuve-de-Marsan, Saint-Gein, Aire-sur-Adour, Barcelone sur Gers, Saint Germe, Marciac et voici les Pyrénées… Tillac, Miélan, Saint-Michel, Saint-Elix-Theux, Viozan, Ponsan-Soubiran, Monlaur-Bernet, puis enfin Chélan…

A 11h30, baignade au bord du Gers. Ulysse ne risque pas d’oublier le moment plus poétique de la soirée : Pâtes, saucisses chaudes et coucher à 20h. Le 30 juin, c’est un dimanche. Notre Lorrain ne rate pas la messe, dite à la mémoire des soldats alliés tombés le mois précédent. On dépose une gerbe au monument aux morts, et le rituel devient doucement vichyssois.

Ulysse se dit que le moment est enfin venu d’informer plus sérieusement la famille. L’ennui, c’est qu’Aboncourt est très loin de Chélan, et déjà dans un autre monde.

Il écrit une lettre passe-partout dans le genre qui n’agacera pas les vainqueurs, en espérant que les postiers de Pétain auront assez de pouvoir pour la leur confier par-dessus la frontière. L’intime de sa modeste aventure, il se la garde pour plus tard, dans ses calepins. Je l’imagine en train de rêver en interrogeant les étoiles. Et maintenant, comment vais-je me sortir de ce piège absurde ? ”Dans le Gers écrit-il, c’est plein de grenouilles qui nous empêchent de dormir.”

Durant le mois de juillet 40, il ne se passe rien, c’est étrange, à part un match de foot au bout duquel nos tankistes désœuvrés battent les Belges par 3 à 1, avec l’aide il est vrai des aviateurs. La troupe s’endort chaque soir avec une petite boule au ventre. La fausse paix annoncée dans le flou n’a rien de prometteur, même si la montagne est belle.

26 CHELAN

Une autre vie commence à Chélan

Ulysse écoute Pétain à la radio et apprend que le régiment sera dissous bientôt. Il est reversé pour six mois dans les Chantiers de Jeunesse, une invention toute fraîche de Vichy, sous l’autorité du nouveau ministre de la famille. Dès le début d’août, le groupe fait sa mue à Chélan où il reçoit sa nouvelle adresse : patrouille 8 du groupe 11

Tout le monde va se baigner, quoi faire d’autre ?  Mais l’instruction a changé. Autour de Mont Astarac, on lui apprend la marche à pied ferme et les marques extérieures de respect... Il étudie le morse, l’orientation et le code de la route. Ça peut servir un jour. Le 14, il reçoit une lettre qui lui apprend que son ami Georges est prisonnier.

A la fin du mois, c’est le départ de Chélan par le train, direction Lombez où il séjourne une semaine. Messe à la Cathédrale avant un nouveau départ en fanfare. Et le moulin tibétain qui repart, direction Samantan, Mézeril, l’Isle Jourdain, Mérenvieille, Brax, Pibrac, Colomiers, Toulouse où ils font  une pause, puis Lacourtensourt, Castelnau d’Estrafond, Grisolles, Montauban, Montpezat, Cahors, Gourdon, Souillac, Brive-la-Gaillarde, Saint Sulpice, Limoges, Guéret.

On est déjà mi-septembre… Lavaufranche, Treignat, Huriel, Domerat, Montluçon, Saint-Bonnet-de-Rochefort, Gannat, Saint-Germain-des-Fossés, Saint-Jérôme-du-Puy, La Palisse, et Saint-Germain-l’Espinasse, où ils passent la nuit. Après avoir godillé si longtemps d’un aiguillage à l’autre, Ulysse relit mentalement sa liste tout en crapahutant sur les 17 kilomètres d‘un versant des Monts de la Madeleine. Le sommet l’attend à 1164 m. C’est tout de même plus haut que le clocher d’Aboncourt.

Impressionnée en 2014 par les notations méticuleuses de son père, Martine comprendra enfin pourquoi il était un as de la carte Michelin.

12 LES NOES Village

Le village des Noës

Le camp où il finira par se poser, se nichait dans la forêt de l’Assise, proche de l’Allier mais côté Loire, au mitan des deux départements. Après avoir coupé du bois, on se retrouvait chaque soir autour d’un grand feu pour parler du Maréchal, même ceux qui n’en avaient pas envie. Dans les baraques des Noës, une sourde guerre psychologique avait commencé entre une majorité de jeunes qui acceptaient la défaite et les rares qui écoutaient de Gaulle à la radio...

13 CHANTIERS Cabanes dans les bois RENAISON

14 CHANTIERS Les Noes

A la sortie de l’hôpital de Renaison, pour les consoler d’avoir été vaccinés, le fermier prévenant qui les hébergeait leur avait offert un thé au rhum et une bonne soupe avant de les informer que l’hiver serait dur. En réponse, ils l’avaient aidé à vendanger. Ulysse n’oublie pas de noter à cette occasion que l’ordinaire en septembre a fortement diminué dans les assiettes.

Il se passe quelque chose. Bizarrement, le commandant convoque les Alsaciens et les Lorrains pour les inciter à ne pas s’évader. Notre conscrit d’Aboncourt comprend que certains l’ont déjà fait, mais il ne sent pas l’affaire. Vaguement malade, il préfère calfeutrer ses douleurs près de la cheminée. Pour rassurer une commission militaire allemande, le capitaine aumônier veut faire chanter tout le monde en chœur et les allergiques au vert de gris profitent de la corvée pour jeter leur rage sur le tas de bois mort.

La seule compensation est d’aller jusqu’à Renaison pour acheter du pain et du chocolat. Le fromage de chèvre, on le trouve dans les fermes. Ulysse a l’occasion de rencontrer une famille lorraine en exil. A 21 ans, il ne sait toujours rien de la sienne et le moral ne va pas fort, même quand il allume un “Voltigeur“ en grillant des châtaignes. L’hiver devient de plus en plus dur.

19 CHANTIERS sous un hangar a table

La reprise en main s’accentue

18 CHANTIERS a la charrue

On distribue des sabots et des pantoufles en cuir. Des séminaristes du groupe entonnent un jour les ”Vêpres des morts” et l’on trouve assez facilement des volontaires pour redessiner la route avant la prochaine visite du Maréchal…

Ulysse s’est fabriqué une boite à tabac. Il descend souvent jusqu’à Saint-Just-en Chevalet, au cœur du pays d’Urfé, avec deux ou trois copains. Un jour, au soir d’un aller-retour boueux de 32 kilomètres sous une pluie battante, l’ordinaire devient sublime. Choux-fleurs pour tout le monde, sardines, gruyère, chocolat et pommes. La cerise sur le gâteau, c’est que le Chef est de Saint Avold. On peut certes causer du pays mais les nouvelles sont angoissantes. 800 villages de Moselle ont opté pour la France, une sorte d’exil volontaire. 80 à 100 000 personnes sont expulsées.

A l’inverse, la nourriture s’améliore au camp. Haricots verts et viande en sauce, confiture et petites madeleines. Le moral revient, sous quarante centimètres de neige. On va descendre à ski la ”Loge des gardes”. Ulysse essaie de savoir où se trouvent sa mère et sa soeur dans le chaos.

35 VISITE A BLOND Pere et ses mere ets soeur 

Ulysse, très débrouillard, retrouve sa mère et sa sœur

Quand il a enfin des nouvelles de Blanche-Flavie et Olga, il est écœuré d‘apprendre qu’elles ont tout laissé dans Aboncourt, leur maison, leurs biens et forcément leurs tombes au cimetière. C’est un bouleversement déchirant. Les deux femmes sont arrivées en zone libre et demandent asile.

Il se renseigne et finit par savoir qu’elles sont réfugiées à Blond, au nord de Limoges, chez une dame Veuve Bonnaud. Le village avait recueilli les premiers Mosellans expulsés, comme beaucoup d’autres en Haute-Vienne. Il est à une quinzaine de kilomètres au nord de Limoges alors qu’Oradour-sur-Glane est à six kilomètres au sud… Le nom de ce gros bourg paisible est peu connu à ce moment-là.

Le 10 décembre, il frappe à la bonne porte et l’émotion est grande. Blanche-Flavie et Olga veulent tout savoir. Lui aussi. On prend des photos, on passe la nuit à discuter du sort des gens d’Aboncourt mais il faudra regagner la Loire dans quelques jours.

23 Chantiers REVUE

Les "Chantiers de Jeunesse" s’installent à Chatel-Guyon

Le 14 décembre, il prend le tramway vers Limoges et retrouve à la gare son copain Roger qui a quitté Paris le 20 juin et veut remonter par le train en Moselle… Il parait que les Allemands sont d’accord. L’intuition d’Ulysse lui dit le contraire. Il apprendra plus tard que ce fameux train n’est jamais arrivé.

Noël arrive. Il reçoit un colis de Blond et réveillonne au mousseux avec son chef. Au douzième coup de minuit, il est le premier à lui souhaiter une bonne année 1941 ! On reparle à nouveau de la libération des Alsaciens Lorrains. Ils peuvent remonter quand ils veulent mais ne savent pas qu’on les attend à Saint-Dizier. Tous ses camarades s’en vont et lui, pas fou, reste seul, soi-disant pour attendre un colis.

On lui demande ce qu’il va devenir. Il répond qu’il restera probablement dans les Chantiers de jeunesse. La roue du hasard vient de tourner, d’un seul coup. Les trois dernières lignes du cahier noir le disent : ”Je ne vais plus marquer que les jours les plus importants qui me concernent.” Orphelin de Lorraine, commente Martine avec émotion.

33 MANUSCRIT 2

Fin du récit

Du jour au lendemain, Ulysse change de prénom et devient Émile, en mémoire de son père. Il ne quittera plus l’Auvergne durant toute la guerre et commencera une nouvelle vie au Commissariat des Chantiers de Jeunesse à Chatel-Guyon.

Ulysse alias Emile Brasseur y rencontre Marie-Louise Mont, une secrétaire qu’il épousera en mai 1945.  La ”bougnatisation est en route” comme on aime dire en Auvergne. Olga s’est mariée avec un Issoirien qui, fort tragiquement, périra noyé dans l’Allier. Elle remonte sur Aboncourt pour épouser Hubert Houillon mais elle meurt en 1954.

Émile et son épouse, les parents de Martine, vivent joyeusement et amoureusement jusqu’en 1947 dans un petit logis de Châtel-Guyon mais l’écart social des deux familles n’étant pas facile à gérer, le couple emménage bientôt à Clermont-Ferrand. Embauché dans un cabinet d’affaires sur recommandation de son beau-père, l'ex-Ulysse entre bientôt à l’EDF où il devient comptable et rejoint dans l’entreprise la Caisse Centrale d’Activités Sociales, bien connue sous le nom de CCAS, organisant les colonies de vacances du personnel. Il termine chef où ses aptitudes font merveille. Il devient pendant des dizaines d’années une personnalité locale, même après sa retraite, jusqu’à son décès en 2009.

31 MAMAN

Marie-Louise, la maman de Martine

Par sa mère, Martine a des racines à Roanne où ses grands-parents étaient bourreliers-selliers. Ils s’installeront plus tard à Clermont-Ferrand. Mais Blanche-Flavie, sa grand-mère paternelle, mourra en Auvergne, à 54 ans, n’ayant pas surmonté le choc de ces quatre années d’exil

Dès que la Libération lui permet un premier retour dans Aboncourt ou ce qu’il en reste, Émile Brasseur l’Auvergnat retrouve son prénom grec aux yeux de ses copains mosellans retrouvés ! Le village n’est plus alors qu’un décor privé de vibration humaine et qui a du mal à se raconter. L’un après l’autre, les expulsés lorrains remontés de l’intérieur comparent le vrai poids du malheur en lorgnant la maison du voisin qui est resté. C’est humain, mais ce n’est plus le problème d’Émile. Hors d’Aboncourt, pour lui, Ulysse n’existe plus.

Ça ne l’empêchera pas de remonter très souvent dans son village avec Marie-Louise et plus tard leurs deux filles, Marie-Andrée née en 1946 et Martine en 1948, devenues Mosellanes sentimentalement.

Martine est donc une vraie Clermontoise. Elle est heureuse dans cette ville où elle conserve beaucoup d’amis. Au point que depuis son déménagement à Paris en 1970, elle continue de revenir très régulièrement au pied des Dômes.

L’autre versant de sa dualité reste forcément Aboncourt, dont elle apprit lentement les malheurs à mesure qu’elle devenait adulte. On comprend mieux son désir de brosser, de son père, le portrait chaleureux. La couverture de son mémoire montre bien qu’il est destiné à sa famille et aux amis, lorrains ou auvergnats, peu importe.

27 COUVERTURE DU FASCICULE de MARTINE

Tant d’autres Lorrains auront connu pire mais sa démarche nous prouve que sous le détachement le plus apparent peut se cacher un arrachement compliqué. Elle touchera les Mosellans et les Auvergnats. Un gros merci, enfin, à Ulysse… Martine et moi lui savons gré de rappeler un secret subtil : on peut s’attacher au pays qui vous accueille sans jamais oublier celui que l'on a quitté.

 

JG, septembre 2019

 

 

Photo 3

 

Dans notre papillon sud lorrain, c'est "l'effet-chenille" qui va poser problème. Dès qu'on aborde le problème linguistique, l'urbanité de cette larve, connue pourtant comme assez molle du genou, peut dorénavant se muscler comme le dos d'un tigre… Le bombyx qui s'en échappe, loin de voleter dans le verger des prévenances, rique de s'engouffrer dans les souffleries encrassées qu'on appelle en France les "réseaux sociaux".

 

A la sortie de ces voies nauséabondes, où même un chien écrasé n'ose plus fourrer sa truffe, des nuées de jeunes reporters au nombril en surchauffe farfouillent dorénavant sur des montagnes de fiel… Durand tartine son Touite, Dupont son Hachetague et Dubois son Fessebouc… Ensuite, chacun court au studio pour savourer son quart d'heure de Warhol. La toile se déchaîne, la ruche vrombit, le temps tourne et comme c'est la journée continue, des amazones repartent au front micro en main pour faire déraper les élus dans les couloirs.

 

Photo 4

 

 Il est normal que dans cette bataille quotidienne, le plus prudent des cartounistes (au diable soient décidément les mots anglais) finisse  par enfermer dans sa bulle la petite phrase de trop. Quand on le lui reprochera au téléphone, au lieu de se faire pardonner de n'avoir pas flairé son dérapage, il fera mine de s'étonner qu'on n'ait pas su le lire au second degré.

 

Avant l'invention d'internet, un terme blessant pouvait en effet s'oublier. Quand on appelait un chat un chat, peu de téléspectateurs avaient le courage d'écrire une lettre. Le côté roublard de l'animal se devinait à la manière qu'il avait de s'en lécher les pattes. Bref, on n'allait pas se vexer pour une histoire de chat.

 

Depuis le web, les portables et  les réseaux-zozos, la drôlerie ne passe plus au second degré. Un dessin comme celui qui nous occupe se voulait sans doute un malicieux coup de bêche dans le terroir, pour y fourrer de la bonne graine romane. Quelle méconnaissance de l'humus mosellan! Que savons-nous des bulles?  Danger.

 

Photo 4 bis

 

Humiliés par l’image grossière que des ignorants de l’intérieur avaient laissée des deux annexions, les Mosellans de pure souche ont certes appris à dormir avec. En 2017, quand une allusion maladroite leur donne  l’occasion d’y repenser, ils s’engagent en solitaires dans un tunnel bordé de masques, la nuque bien calée sur le traversin. Alors seulement, mais jusqu’à l’aube, ils se souviennent avec compassion des pièges que les Prussiens, des plus odieux aux plus faciles, avaient tendus à leurs pauvres grands-parents.

 

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Par contre, ils n’aiment pas trop qu’on y revienne dans la journée. La méfiance mosellane est devenue si profondément culturelle que le meilleur parler vrai sur les annexions consiste à n’en plus rien dire!

 

 L’auteur n’a pas le même réflexe: penser au grand père et à la SS Adolf Hitler ne l’empêche plus de dormir.

 

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Vous imaginez l’effet sur un Grand-Est en recherche d’équilibre, où la double imprégnation des langues  oblige les Mosellans à donner souvent la leur au chat. Or les chats, justement,  les élus régionaux du nouveau territoire, né sous x en 2015, en ont bien d’autres à fouetter.. Certes, ils ont récemment fait la ronde et chanté autour d'un pot de yaourt mais l'on perçoit aisément leur cacophonie  sous le camouflage ondulant des manifestations et des colloques.

 

 Il se rejoue en effet entre eux une dangereuse partie de go. Aux quatre coins d’un baldaquin tout neuf, dont les velours pendouillent en pointillé de Gérardmer à Charleville et de Bitche à Troyes, les colonnes pourraient vaciller. Et c’est au mitan de ce plumard gagné par le doute qu’un tourlourou sort son taille-crayon et rhabille son grand-père pour l’hiver!

 

Photo 7

 

S’il voulait seulement lui faire un clin d’œil, ce n’est guère respectueux. Dans un climat parisien devenu détestable, la province devrait mettre un point d’honneur à garder son vieil art de vivre.

 

 Sans rancune, nous espérons que notre confrère a seulement profité de l’occasion pour s’offrir une psychanalyse à l’œil.

 

JG novembre 2017

 

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La découverte des fameux Vases avait laissé la Moselle de marbre. Déterrés à Yutz dans l’improvisation la plus champêtre, ils auraient pu finir à Bouzonville dans un dépôt de farces et attrapes. Les frères Venner, qu’on voit ici joués par deux acteurs dans le film de Patrick Bosso, avaient été les seuls à flairer la bonne affaire. Ils furent bien obligés d’avouer leur mise en scène quand ils furent jugés à Metz et condamnés à deux mois de prison le 11 juin 1930.

Mais ce n’est pas la fin du conte de Noël. Bien au contraire. Silence, on tourne !

 

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Nous revoici à Basse-Yutz, la dernière semaine de novembre 1927, sur le chantier. L’un des piocheurs, Michel Dazy, a repéré quatre formes bizarres et les copains sont venus voir. Il gratouille prudemment du bout de la pioche et dégage deux chaudrons ventrus, puis deux cruches élégamment sculptées. Brutale angoisse dans la tranchée.

Ne touche pas, ça peut avoir de la valeur… Tu crois ? Bien sûr. … On n’aura que des ennuis… Il a raison, qu’est ce qu’on va en faire ? Pour moi, ça doit dater du temps des Romains… T’es pas fou ?

 

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Le tout chuchoté en Platt bien sûr, le nez en arrêt devant les incrustations impressionnantes. Comment ne pas imaginer l’embarras de ces anonymes, habitués au profil-bas quotidien de ceux qui doivent transpirer pour gagner leur vie. Déjà, les plus froussards veulent prévenir le chef de chantier alors que les plus prudents s’éloignent. Moi, je vous préviens, les gars, j’ai rien vu.

 

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Pop, Pop, Pop ! crie quelqu’un. Pas de panique ! On est un samedi…Michel Dazy va voir André Malher. Ce dernier, devinant que son copain est dépassé par les évènements, demande à un nommé Dag de leur fournir un sac, pour garder le trésor à l’abri dans une baraque de l’entreprise. Dag est d’accord mais lui fait promettre de tout montrer lundi au chez d’atelier qui s’appelle Oberlé. Ce qui laisse penser que le dit Oberlé ne travaillait pas le dimanche. Pour une fois, il aurait mieux fait de ne pas aller à la pêche.

Quand il revient en effet deux jours plus tard, le sac a disparu et la petite équipe des terrassiers sait déjà que les copains Venner, jusqu’alors peu bavards, sont rentrés à Bouzonville avec… Ils ont du se dire qu’une occasion pareille n’arrivait pas deux fois dans la vie.

 

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On interroge mollement les deux culottés. Les Vases ? Tenez, les voilà ! Mais pourquoi les avoir emportés chez vous ? Parce que c’est à Bouzonville qu’on les avait trouvés, dans la maison de notre maman. On était venus à Yutz seulement vous les montrer. Nous ne sommes pas des voleurs.

Comment les copains terrassiers qui se trouvaient avec Michel Dazy dans la tranchée avaient-ils pu avaler une couleuvre aussi grosse ? C’est le vrai mystère humain de leur silence. Il laisse deviner un climat soudain, fait d’intrigues ou d’intimidations diverses dans un milieu jusqu’alors assez tranquille

Les Venner, eux, ont du cran. Ils se font tout petits et ne demandent pas la lune. Ils veulent seulement, et c’est normal, se débarrasser d’un truc qu’ils ont trouvé. Tant mieux s’ils peuvent en tirer quelques sous ! Jean-André a 29 ans et Jules-Joseph 31.

 

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lls en parlent à voix basse aux voisins, ils nettoient les objets dans un bac à linge, ils les exposent dans une pharmacie mais sans trouver d’amateur. Du bronze, leur dit-on… ? et alors ? En 1898, donc durant l’annexion, on en trouvait des pelles en construisant la Brasserie… Même le grand Johann-Baptist Keune, archéologue né à Trèves et directeur du Musée de Metz, n’avait pas bronché.

Les deux Venner lèvent enfin le voile et proposent un prix : 3000 francs, ce qui pour eux n’est pas rien. On leur rit au nez. Va pour 2500 mais l’on ricane encore. A 1000 peut-être, on pourrait voir. Un autre archéologue très connu rate la bonne occasion de se taire. Bon sang, dit-il, mais c’est bien sûr ! L’étable en sous-sol des Venner est construite sur un mausolée ! Des personnalités messines se renseignent discrètement pour acheter la maison.

 

Mais à Yutz, on réagit mal au bras de fer des deux loustics. Les Chemins de Fer d’Alsace-Lorraine, maîtres du chantier, lèvent un sourcil. Ces objets sont trop bien conservés, font-ils remarquer. Vous parlez des "Vases de Bouzonville" mais s’ils avaient séjourné dans cette maison, le sol argileux, déjà très humide et truffé de produits chimiques, les aurait depuis longtemps rongés.

Le trésor passe des mains d’un antiquaire messin à celles d’un amateur de Longeville les Metz, puis à celles de Jacques Théré, directeur du "Messin" qui les apporte au Musée de la Cour d’or… Le conservateur Roger Clément les examine à son tour et les prend en photo, mais il ne dit rien. Ou plutôt, il en tombe malade et Jean-André Venner, de plus en plus énervé, vient les récupérer au plus vite pour revenir à sa proposition de base, 3000 francs, c’est à dire 1750 euros d’aujourd’hui. Il les vend à un notable messin, le Baron de la Chaise. Le contrat prévoit aussi "une paire de chaussettes pour notre maman". Pas celle du baron, bien sûr.

Ce dernier propose aussitôt les Vases au Musée du Louvre mais il fait chou-blanc. Il les cède alors à un courtier connu pour sa ruse et ce dernier se fait une joie d’en tirer 20.000 francs dans le bureau feutré d’un nouvel expert parisien ! On navigue dorénavant dans les hautes eaux académiques et la négociation franchit la Manche. Le prix remonte le courant comme un saumon dans la Tamise.

 

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Les Vases échouent à Londres au printemps 1928 et Reginald A. Smith les regarde… Le conservateur est le premier à parler d’antiquités préromaines. Elles proviennent d’un service à vin et datent de la fin de l’époque celtique, autour de 400 ans avant Jésus Christ. L’information remplit de honte un potier messin chargé au début de réparer l’un des vases et qui l’avait plutôt vu contemporain de Napoléon.

 

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Le marchand londonien veut cette fois 5000 Livres, soit 650.000 francs. Plus de vingt fois  le prix des Venner ! On fait la quête dans les beaux quartiers et trois des Vases arrivent au British Museum. L’institution achètera le quatrième un peu plus tard, pour 320 Livres.

Les deux chaudrons de bronze ont des anses mais pas la moindre décoration. Par contre les deux cruches sont incrustées de corail et d'émaux, et surplombées d’un bec verseur très sophistiqué, où vibre un mouvement de figurines animales. Un charmant canard nous rassure mais des chiens ou des loups montent la garde, près d’un couvercle aux aspects guerriers. Le Celte qui a fait ça n’était pas le premier venu.

 

La faute à Oberlé.

Qui était en congé

S’il s’était trouvé là

On n’en serait pas là.

 

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Les articles du "Metzer Freies Journal" mettent le feu en 1929. La Compagnie des Chemins de Fer d’Alsace-Lorraine, dépêche un enquêteur à Yutz pour en finir avec cette comédie. D’abord, lui disent ils, il faut “débouzonviller“ nos Vases ! Ensuite, leur donner un vrai propriétaire, enfin tenter de les ramener chez nous. La presse internationale fond sur la Moselle, ce qui ne lui était arrivé souvent depuis le 11 novembre 1918. Les journaux britanniques ricanent en voyant la façon dont les Français "have been conned", ce qui veut dire "se sont fait blouser".

 

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Le tournage très soigné du film de Patrick Basso, nous fait revivre les moments forts de procès, près d’un siècle plus tard. Le juge inculpe les frères Venner de vol  et les Chemins de Fer d‘Alsace Lorraine réclament la propriété exclusive des Vases, puisqu’on les a trouvés sur leurs terres.

Les avocats se surpassent avant le verdict. Celui des frères Venner veut s’abriter derrière la loi locale, celui des Chemins de fer accuse l’entrepreneur Schnitzler d’avoir laissé filer le magot, et celui de l’entrepreneur répond qu’il n’avait rien à voir là-dedans.

 

En octobre 1930, la Cour d’Appel reconnait Michel Dazy comme le premier "inventeur" du trésor, et la Compagnie des Chemins de Fer comme propriétaire des quatre Vases, même si le British Museum n’a pas l’intention de les lâcher…

Les frères Venner porteront le chapeau et feront leurs deux mois de prison. L’entrepreneur Schnitzler est déclaré civilement responsable mais aucun autre acteur de cette longue entourloupe n’est inquiété. S’il n’était mort 232 ans plus tôt, notre bon La Fontaine eût écrit alors une fable de plus

A la place, nous n’avons qu’un conte de Noël et comme on vous l’a dit, le sortilège continue. Un innocent dérapage du film à la télévision est arrivé. Et alors ? Ce sont les imprévus déplaisants du métier.

Mirabelle TV fait dans la région, et depuis des années, un travail bien trop important pour que l’idée nous effleure de critiquer des collègues. Cette histoire est seulement drôle.

 

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Au cinéma, quand un film patine, on pense que l’opérateur va s’en apercevoir. On se dit qu’au travers capitoné de sa cabine, les sifflements finiront par l’atteindre. D’un quart de tour de sa clé à molette, il nous remettra le Balthazar à l’endroit... A la télé, c’est pareil et l’hiver, c’est toujours à cause de l’orage.

Mais cette fois, mystère, personne n’a rien noté. Il s’est murmuré depuis, autour de Thionville, que la chaine a eu des ennuis techniques parce qu’elle a utilisé la version longue du film, celle qu’avaient vue les invités officiels en novembre, dans de très bonnes conditions, eux, mais en salle. Et comme ils avaient d’autres choses à faire qu’à la regarder deux fois de suite, aucun de ces privilégiés n’avait eu vent de l’incident… Alors qu’à la TV, il eût fallu choisir la version courte, beaucoup plus adaptable.

Sachez en passant que les sinistrés de Noël qui n’ont pas eu la patience de subir le chevauchement jusqu’au bout pourront toujours trouver un DVD en téléphonant à Patrick Basso à Marly.

 

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Mais pour nos Vases, ce fut la guigne. Nos deux Anglaises de la photo du British Museum, loin de se faire du souci pour l’avenir de leur "Basse-Yutz flagons" comme je le pensais, avaient repris l’espoir au contraire. Elles rentraient d’un aller-retour inquiet au marché de Noël à Strasbourg et avaient roulé dans le Grand-Est où elles devaient passer la nuit…C’est à Metz qu’elles étaient tombées par hasard sur Mirabelle TV, en titillant la TNT de leur chambre d’hôtel. Le film avait définitivement rassurées quand elles avaient vu les Mosellans se couper sans arrêt la parole au lieu de parler d’une même voix.

A la place de mes Anglaises, je me méfierai pourtant. Le sortilège rebondit... au point de redonner l’espoir au Président Weiten : Le président Macron qui est à l’étage au dessus, a promis à l'Angleterre de lui prêter  la tapisserie de Bayeux, brodée à Canterbury. Serait-ce le moment ou jamais ?

 

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Il existe un jeu dit "des Vases de Yutz" bien connu dans le Thionvillois. Une soixantaine de cases à propos des célèbres objets, pour rafraîchir la mémoire des familles pendant les longues soirées d’hiver.

A la place de ses inventeurs, j'en mettrai une  de plus pour Bayeux. On y verrait Harold à la bataille de Hastings, avec sa flèche dans l’œil.

 

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Ce serait du donnant-donnant… Un Macron tout sourire aborderait l’amère Theresa : "Ma chère May, tu sais bien que si je le pouvais, je te prêterais la Tour Eiffel mais je sais que tu ne pourras jamais me prêter Buckingham Palace alors… Refile-moi les Vases pour un an ou deux et je te fourguerai la tapisserie."

Rien n’est jamais joué  dans les contes de Noël. Les Rois mages ont toujours su qu’il ne fallait pas mettre la charia avant l’hébreu.

 

JG Janvier 2018

 

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8 Petite photo a cote texte Le 20 octobre 2007, lors d’une Journée départementale de la Mémoire, votre humble serviteur, certes journaliste mais Français de l’intérieur, avait, sans prétention historique, raconté à plusieurs centaines de Mosellans ce qu’il pensait avoir appris de leurs silences, de leurs humiliations et pour tout dire, de leur mentalité. Voici le texte.

       On oubliera bientôt ce qu’a été l’humiliation mosellane, car sa révélation n’a jamais su gagner les hauteurs médiatiques où s’écrit l’Histoire avec un grand H. 

Depuis la Libération, des milliers de souvenirs personnels, qui auraient pu s’envoler vers les plus lointaines bibliothèques, sont restés accrochés aux clochers des villes et des villages, comme de petits ballons dérisoires. Chaque disparition d’un témoin représente ainsi, depuis soixante-douze ans, l’éclatement discret de l’un de ces ballons. Des grappes de mémoires contrariées se sont évanouies, l’une après l’autre, pour retourner au grand silence de la terre, et l’on ne saura bientôt plus rien de ce qui s’est passé il y a un siècle.

 

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La Moselle est devenue un territoire de non-dit. Depuis 1919, tout Français venu d’ailleurs et qui cherche à savoir comment le département fonctionne au quotidien, ne remarque au début que des manies bizarres : les gens arrivent à l’heure aux rendez-vous… Ils ont une couverture sociale plus favorable, ils ne travaillent pas le Vendredi saint… Et ils appellent “Français de l’intérieur“ les Français qui viennent de l’extérieur.

Victime de ses idées préconçues, le nouveau venu ne peut, aujourd’hui encore, s’empêcher d’interpréter cet ensemble de singularités comme le signe d’une vieille posture à l’allemande. Il se dit que, si près de la frontière, il ne faut pas s’en étonner…

Pourtant, dès qu’il commence à aimer ce morceau de Lorraine, c’est-à-dire à s’habituer aux gens qui l’entourent, à ses collègues de travail, à ses voisins de palier, aux commerçants du quartier, dès qu’il se fait, en somme, de nouveaux amis en découvrant le département, il apprend que cette soi-disant imprégnation allemande est très complexe, pour ne pas dire changeante.

 

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Le Français de l’intérieur devine que les gens d’ici sont victimes, par grands-parents interposés, d’une période assez diabolique dont ils n’ont pas fait leur deuil. Trois générations plus tard, même si les plus jeunes en sont moins conscients, la guerre pèse encore et se rumine en silence. Alors que rien n’aurait dû les empêcher de raconter ce qu’ils ont vécu, les derniers témoins demeurent englués dans une posture défensive avec le sentiment d’avoir été floués. Ils se sentent entravés dans leur liberté de parole, à la façon des prisonniers qu’un juge a laissés partir avec un bracelet à la cheville.

Il faut certes recadrer l’humiliation mosellane dans le panorama des malheurs de la guerre. Nous ne parlons ici que des blessures intimes. Sans oublier pour autant qu’entre 1939 et 1945, l’Europe a pleuré des millions de morts, subi des pertes énormes et connu des centaines de régions traumatisées. Mais c’est ainsi, tout drame à grande échelle garde en son sein des douleurs privées. Il ne s’agit plus de chiffres globaux mais de minuscules rancœurs, tapies au fond des êtres. Dans tous les cantons de Moselle, dans chaque village, dans chaque famille, cette inhibition a détruit des équilibres complexes qui maintenaient jusqu’alors un consensus dans les mentalités.

L’intuition de ce moment de bascule fut la manif de la place Saint Jacques le 15 août 1940.Et il bascula, en effet.

 

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L’annexion nazie avait laissé, en Moselle comme en Alsace, un kaléidoscope d’images violentes ou pathétiques, dont les messages contradictoires finirent par entraîner un désordre des amours-propres, totalement refoulé depuis. Des blocages se sont nichés dans la culture bousculée des Lorrains du nord, empêchant leurs interprétations divergentes de se rejoindre plus tard dans une mémoire commune. Quand un Mosellan questionne un autre Mosellan pour savoir où il se trouvait entre 1939 et 1945, le premier baisse la voix et le second fait semblant de ne pas avoir entendu.

Le Français venu de l’intérieur, s’il cherche à comprendre ce silence, devra d’abord prouver que son bagage culturel n’est pas encrassé par des clichés cocoricoteurs sur les « casques à pointe », clichés que véhiculent encore, dans l’hexagone, des bataillons d’ignorants. Il lui faudra montrer qu’il n’a jamais eu d’idées bien arrêtées sur la question des frontières, vu qu’on ne lui en a jamais parlé à l’école.

 

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Des spécialistes ont certes pris la plume pour écrire des centaines d’ouvrages sur les combats, les stratégies, les victoires ou les défaites. Bazaine a payé pour tout le monde. Il existe une documentation énorme sur le terrain politique ou militaire, mais peu d’informations sur les civils. Alors qu’en Lorraine du nord, on a toujours été bien placé au triste palmarès des guerres. À Gravelotte tout comme à Bitche, à Queuleu comme à Morhange, pour peu que le touriste ait du cœur, il sent la compassion lui électriser les jambes, comme si, depuis le sol, l’esprit des lieux remontait jusqu’à lui.

La grande mémoire des bibliothèques en cache une autre, une petite mémoire intime dont les historiens ne savent pas trop comment parler. Ils s’en méfient car elle se niche au plus profond des cœurs et peut hélas varier avec le temps. Il est normal qu’un témoignage sans preuve soit, par définition, suspect à leurs yeux. La trace que les Mosellans conservent de leur passé verrouillé restant, comme on l’a vu, celle de milliers de petits destins ordinaires, on peut parler dans leur cas d’une souffrance au deuxième degré, la souffrance de ne pouvoir raconter sa souffrance. Les vieilles générations mosellanes sont restées tourmentées, depuis 1945, par le problème de leur image aux yeux du reste de la France. Un blocage que l’on pourrait, un peu rudement, résumer par la peur de devoir, chaque fois, prouver d’abord qu’on n’est pas un « Boche de l’Est ».

 

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Cette peur est hélas encore justifiée par la persistance d’un regard formaté sur « l’Alsace-Lorraine », une expression fourre-tout qui a fait passer à la trappe jusqu’au nom du département. La moitié de la France l’ignore encore. Cet effacement du terme « Moselle », né dans les cercles nationalistes parisiens après la défaite de 1870, a continué en 1919 dans les casernes des deux régions redevenues françaises où plusieurs générations de troufions désœuvrés attendaient la quille en s’étonnant de l’accent de leur petite copine… « Vous savez », disaient-ils en rigolant quand ils rentraient chez eux, « ils sont tous un peu Boches, là-haut… » Un folklore de tourlourou s’est ainsi niché, dans le stock de plaisanteries dont on se servait habituellement au sein des familles, de Paris à Marseille, de Brest à Nice ou de Bordeaux à Lyon… et même à Nancy… pour agrémenter la conversation. Sa nuisance n’a cessé depuis de remonter régulièrement jusqu’aux frontières, par vaguelettes soi-disant innocentes, comme un ressac de cruauté gratuite. Les Boches de l’Est… On pouvait supposer que des clichés aussi imbéciles auraient entraîné des réactions violentes. Mais les Mosellans, nous le savons, n’ont pas le tempérament alsacien. Ils préfèrent se taire, ils encaissent. Alors, depuis cent cinquante ans pourrait-on dire, ils vivent avec cette image inexistante d’eux-mêmes, alors que leurs pointilleux voisins réagissent au quart de tour. Au grand théâtre de l’image, les Alsaciens occupent la première rangée des fauteuils et la Moselle un strapontin.

 

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Le département s’en veut, sans méchanceté, d’avoir des voisins qui, la nature ayant horreur du vide, ont pris l’habitude de raconter son passé à sa place. Mais il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Ce n’est pas sa dimension réduite qui est en cause, ce n’est pas non plus la confiscation de son nom, mais seulement cette incroyable difficulté à détailler ses malheurs. Alors que les Alsaciens ont raconté les leurs depuis longtemps. Un exemple de cette récupération continuelle est le musée de Schirmeck où le particularisme mosellan se retrouve totalement délayé.

Et s’il existait une raison plus fondamentale à cette impuissance ? Une complexité si profonde qu’elle ne sauterait pas aux yeux ? Il y en a une, en effet, dont les Français de l’intérieur n’ont pas conscience. Il s’agit de la séparation linguistique. Beaucoup de Français croient encore qu’on parle allemand très naturellement dans toute l’Alsace-Lorraine, comme ils disent… C’est déjà grossièrement faux. Et comme par hasard, c’est en Moselle que la situation est la plus singulière. Une diagonale des langages sépare le département du nord-ouest au sud-est. On pourrait dire moitié-moitié. Elle daterait, dit-on, de l’arrivée de Clovis, au Ve siècle, et c’est au nord que son langage a subsisté. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un dialecte allemand, mais d’une langue germanique, ce qui n’est pas la même chose.

Mettez-vous à la place d’un jeune écolier de Bordeaux ou de Brest… il lui est déjà difficile de comprendre que les Francs de Clovis étaient des Alamans ! C’est comme si on lui disait que les Italiens sont des Espagnols. Alors, lui parler d’une coupure linguistique… Une bizarrerie de l’histoire en somme… C’est pourquoi, même en Moselle, on ne s’en vante jamais. Comme s’il était banal qu’à quelques kilomètres de Montigny, on puisse encore passer du parler roman au germanique en allant d’un village à l’autre, tout en se disant que les deux mentalités mitoyennes n’ont pas changé depuis 1 500 ans. Pour ne pas dire le double, les spécialistes en discutent. Et cette réalité magnifique survit souvent aux deux bouts d’un chemin dont les fleurs, au printemps, seront toujours les mêmes.

Cette richesse culturelle unique, la Moselle n’a pas su en profiter. Une victoire française en 1870 aurait peut-être mis fin à ce département bizarre, on ne le saura jamais.

Car très curieusement, la défaite de Napoléon III et les savants redécoupages du traité de Francfort, loin de faire éclater la maison Moselle devenue allemande, l’ont seulement mise en hibernation pendant 48 ans.

Une sorte de tension intérieure a maintenu l’unité du département et conservé malgré tout l’imprégnation française, même si l’éloignement culturel a signifié un rendez-vous raté avec les brillances de la Belle Epoque. C’était le prix à payer de la réalité linguistique. L’histoire de France, tout comme celle des autres nations, est truffée de mythes et de manipulations. Il faut savoir que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, toute la littérature scientifique publiée sur la Moselle par les linguistes émanait des chercheurs prussiens en pleine fièvre nationaliste.

Avec, pour idée centrale, un concept dangereusement romantique de reconquête du territoire perdu.

Il leur fallait absolument prouver que la frontière des langues datait de la première occupation germanique, d’où le rôle prêté à Clovis, qui était, ne l’oublions pas, l’un des leurs. Ainsi fut justifiée l’invasion de 1870.

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En 1945, à la différence de l’Alsace, dont les deux départements, de culture alémanique, n’avaient pas à se cacher derrière leur langage pour jauger leur patriotisme, la Moselle ne pouvait que se sentir mal à l’aise, entre ses Mosellans francophones au sud-ouest et ses Mosellans germanophones au nord-est. Certes, le troupeau hexagonal des ignorants continua de mettre tous les « Boches de l’Est » dans le même sac.

Mais ce vieux cliché imbécile allait devenir très malsain, sous l’effet pervers de la nazification. En 1945, il fut certes plus facile à un Mosellan francophone de Metz ou de Château-Salins de se refaire un profil de Français retrouvant ses racines qu’à un Mosellan germanophone de Metzervisse ou de Grosbliederstroff. Ce qui n’empêcha pas ledit Messin francophone de se faire traiter de Boche à Nancy.

 

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Ce triste folklore humilia particulièrement la population germanophone. Toute compréhension de l’humiliation mosellane après 1945 doit passer, à notre avis, par cette grille de lecture. Ces Mosellans de langue dite francique, que ce dernier soit luxembourgeois, mosellan ou rhénan, sans oublier, tout à l’Est, ceux du « Bitcherland » (région de Bitche) dont le parler montre des influences alémaniques, sont les seuls qui n’aborderont jamais un débat profond sur les ambiguïtés de l’annexion, car ils savent qu’ils seront toujours perdants à la loterie de l’image. Catalogués sans la moindre porte de sortie, ils sont ficelés au plus cruel de l’humiliation mosellane. Ils restent des complexés parmi les inhibés, tout au bout de la chaîne. S’il existait en mai 1940 à l’arrivée des Panzer plusieurs façons de choisir entre la peste et le choléra, ces frontaliers du nord-est, du fait de leur tradition germanique, étaient de toute façon déjà piégés. On les avait conviés fermement à rester, puisqu’ils étaient dorénavant considérés comme Allemands ! Mais en 1945, il leur faudrait prouver qu’ils ne l’avaient jamais été…

Imaginez la confusion des esprits, en juillet 1940, lorsque l’annexion de fait a commencé. Dans chacune des deux Moselle, qu’elle soit romane ou germanophone ou souvent les deux par alliance, des milliers de familles se sont retrouvées dans des situations absurdes où il eût fallu être à la fois devin mais réaliste, courageux mais prudent, patriote mais habile.

 

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Au nord comme au sud, chaque maison était touchée, mais pas de la même façon. Pourtant, qu’avaient donc fait les Mosellans à l’arrivée des nazis ? Certains sont partis qui pouvaient rester. D’autres sont restés qui auraient dû partir. D’autres sont partis parce qu’on les chassait, mais d’autres n’en sont pas encore revenus de n’être point partis. Nul, au fond, qu’il soit francophone ou germanophone, n’avait de vraie liberté, malgré les apparences, et pourtant la décision les marquerait différemment pour l’avenir. Ils deviendraient cinq ans plus tard des Lorrains courageux ou des Lorrains soumis. Comme si l’on était obligé d’être un héros dans la vie !

Les retrouvailles furent difficiles quand, la guerre finie, chacun « regagna ses pénates ». Le souvenir du fameux choix de 1940, un drôle de choix en vérité, paralysa les effusions. Dans les années qui suivirent la Libération, et en mettant à part la traque normale des « collabos », il y eut beaucoup de disputes entre frères et beaux-frères, devant des parents pétrifiés. Au coin de la rue, les Mosellans les plus décidés croisèrent les plus attentistes mais nul ne retrouva la paix des esprits. On n’osa pas poser la seule question qui pouvait débloquer la confidence. On se rencontra froidement, comme une famille éclatée dans le bureau du notaire. Et l’on eut peur du regard de l’autre.

Comment empêcher un fermier du Saulnois, obligé de s’exiler avant l’arrivée des nazisen 1 40, d’en vouloir à son voisin resté au village et qui avait dû vendre son blé aux occupants ?

Comment un Messin retrouvant, quatre ans plus tard, sa maison pillée, pouvait-il ne pas penser que sa vieille armoire n’avait pas été perdue pour tout le monde ?

Comment empêcher un jeune étudiant de Sarreguemines, qui avait risqué sa vie pour gagner les Français libres à Londres, de bouder un copain d’école fait prisonnier en uniforme vert ?

Mais comment empêcher ce « Malgré-Nous » de s’enfermer, à son tour, dans un silence amer, plutôt que de devoir crier sans arrêt qu’il n’avait pas eu le choix ?

La grande majorité des jeunes enrôlés de force n’osaient pas se cacher ou s’enfuir en zone libre, de peur de voir leurs père et mère transplantés en Bohême ou en Silésie ?

Pourquoi douter de la sincérité des familles dialectophones (comme on dit encore pudiquement dans l’administration par réflexe politiquement correct), de ces familles, disais-je, que la France avait repliées en 1939 vers les Charentes jusqu’à l’armistice, et que Pétain n’avait pas retenu quand les Allemands les forcèrent à rentrer dans leur village nazifié à la fin de 1940, alors qu’elles pensaient naïvement que la guerre serait bientôt finie ?

Au même moment, pour certains Mosellans francophones, la terrible expulsion de 1940 était devenue peu à peu un brevet de patriotisme. Il fallait aussi les comprendre. Tout quitter dans les 24 heures, avec une valise et quelques billets, regarder, de la fenêtre d’un autobus allemand, sa maison qui s’efface au loin… Rongeant leur frein durant plus de quatre ans à l’autre bout de la France, dans des conditions souvent misérables, et sous l’effet d’une réaction bien humaine, beaucoup d’entre eux ne pouvaient plus repousser l’idée que les Mosellans demeurés au pays, qu’ils soient germanophones, ou même francophones, avaient eu de la chance dans leur malheur.

 

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Ceux qui étaient restés se disaient tout le contraire ! Soumis à une nazification d’abord perfide et plus tard brutale, ils pensaient que, tout compte fait, dans leur village perdu au fond de l’Auvergne, des Alpes ou des Pyrénées, les expulsés avaient eu de la veine.

Les cruelles expulsions de l’automne 1940 avaient bel et bien réveillé les démons. L’espoir de la revanche, qui avait aidé les Mosellans francophones à ne pas sombrer si loin de chez eux, se radicalisa pour certains. Dès leur retour en 1945, ils fulminèrent, et c’est humain, contre tout ce qui était « boche », tout ce qui était allemand, et même, sans trop oser le dire, tout ce qui était frontalier. Le résultat fut catastrophique dans les années qui suivirent : replonger dans la douce ambiguïté mosellane dont nous avons déjà parlé, mal emboîtée certes, depuis la Convention, mais stabilisée tout compte fait, après la défaite de 1870.

 

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Devenus Prussiens, les Mosellans s’étaient inventés une culture populaire de voisinage, et les mariages mixtes étaient fréquents. Cette cohabitation les avait rendus solidaires et même capables de faire le tri en 1919, après un petit demi-siècle de manipulation autoritaire, entre ce qui était insupportable, ce qui était vivable et même ce qui était socialement mieux organisé. En 1919, deux générations de Mosellans avaient donc arrondi les angles. La plus grande partie des élites francophones avait depuis longtemps quitté le pays, mais il restait du monde…

Qu’avaient-donc fait ces gens durant tant d’années ? Tout simplement appris à vivre ensemble, quitte à se le dire en allemand. Ne plus oser se parler en 1945 alors qu’on y était parvenu en 1919, c’était renoncer aux sages leçons de la première annexion. Le fragile consensus n’a pas résisté au retour des malheureux francophones expulsés dont certains rentraient chez eux la rage au ventre.

Les vieilles générations d’aujourd’hui ont vécu toute leur vie sous cette chape des apparences, où même les vérités les plus évidentes étaient devenues floues. Après cinq années de séparation, exilés ou nazifiés, les Mosellans ne savaient plus rien les uns des autres. Des retrouvailles inexistantes. Dans le meilleur des voisinages, chacun regrettait que l’autre ne soit pas venu frapper à la porte avec des fleurs. Aujourd’hui, beaucoup de témoins sont morts avant d’avoir parlé, quelle tristesse…

Par respect humain, plutôt que de disséquer ses misères, une majorité de la population mosellane s’est bâillonnée. Certains, avant de quitter ce monde, ont pourtant éprouvé un réflexe d’honneur, même sans oser aller jusqu’au bout. Encore aujourd’hui, on retrouve des feuillets jaunis, au fond du placard des grands-pères… Les filles se mettent à pleurer devant ces cahiers émouvants. Les fils, gênés, ne savent pas quoi en faire.

Le fait nouveau, c’est l’Europe en chantier, qui ouvre un nouvel horizon. On sait enfin que le nationalisme est une sous-culture malsaine dont il faudra toujours se méfier. Si on le laisse trop longtemps distiller son chauvinisme, il finit par gangrener le lien social. La littérature s’en empare et habille de sérieux des propos de bistrot ou des bravacheries de caserne. Des stocks de haine raffinée dorment encore dans les bibliothèques.

 

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Prenez Maurice Barrès, une grande plume lorraine mais du sud… Dès la première annexion de 1871, il avait rapidement trouvé les mots pour redonner du courage aux francophones du pays messin et de la Meurthe. Mais il n’a pas dit un mot pour les germanophones annexés, comme si, pour eux, c’était normal.

Dans son « Colette Baudoche » écrit en 1909, un roman dont la trame ne manquait pourtant pas de grandeur puisqu’elle racontait l’amour impossible entre un jeune fonctionnaire allemand nommé à Metz et la fille de sa logeuse française, le grand écrivain, à la plume habituellement si fine, décrivait avec des images revanchardes tout ce qui lui semblait germanique.

Il parlait de cette odeur « de bière aigrie, de laine mouillée ou de pipe refroidie ». Il raillait « la lourdeur teutonne » avec un mépris qui n’était pas léger non plus. Il consolait ainsi les Messins orphelins de la France en comparant leur nouvelle gare prussienne à un « pâté de viande » et son toit à « une tourte d’épinards ».

 

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Un certain milieu francophone, reconstitué après 1919, s’arc-bouta sur ces valeurs de revanche et refusa longtemps de reconnaître le modernisme de la « ville impériale » qu’avaient dessinée les architectes allemands au début du siècle. Il devint de bon ton, quand on était patriote, de ne parler jamais des façades et des belles avenues, alors qu’aujourd’hui, on voudrait les inscrire au patrimoine mondial de l’UNESCO.

 

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On imagine l’effet produit en Moselle frontalière par ces assimilations méprisantes. Un professeur de français de Bouzonville m’a dit en 1998 ce qu’il en pensait :

« Je ne crois pas, commençait-il, que mes parents avaient un complexe d’infériorité. Ils étaient attachés à la culture germanique et n’en avaient aucune honte. Il faut connaître la mentalité des Mosellans du peuple, sur la frontière. De milieu paysan-ouvrier, ils ont gardé le goût des grandes réunions familiales, les veillées, les fêtes religieuses, tous ces moments collectifs où s’exprime notre état d’âme. On est bien ensemble, on n’a pas besoin de parler. On est entre nous, gens de parole, gens de foi, je parle d’une foi vue comme un folklore au sens noble du terme, et qui fait partie de notre « Gemütlichkeit » (sentiment de bien-être), gens du travail bien fait, gens de l’exactitude. Même aujourd’hui, quand je passe l’été dans la forêt devant la statue de Saint-Wendelin (patron des bergers et du bétail), je sais que je vais y trouver des fleurs et des bougies allumées. J’ajoute une fleur. Mes parents, poursuit-il, n’avaient pas de complexes, mais moi j’en ai eu dès que j’ai attrapé douze ans. Quand nous allions à Metz, dans les années soixante, j’avais honte de ma mère quand elle parlait avec son accent dans un magasin de la rue Serpenoise. Une fois, toujours à Metz, alors que j’étais assis avec eux dans un café, j’ai senti le regard des gens d’à côté. Mon père parlait et j’ai rougi. »

 

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Résumons : La diversité des humiliations qu’a vécues la Moselle est si grande que le temps est venu de la raconter dans un musée. Elle y rejoindra les faits de résistance, de déportation et d’incorporation qui sont, hélas, bien connus. Ouvrons donc le triste catalogue des mortifications oubliées : les 80 000 Mosellans germanophones de la zone rouge, au nord de la ligne Maginot, avaient été repliés, dès septembre 1939, dans les Charentes.

En privé, la plupart d’entre eux s’étaient déjà sentis, depuis des années, des citoyens Français entre parenthèses, en voyant les tourelles de la fortification française pointer des canons dans leur dos, à trente kilomètres de la frontière. Mais ils avaient gardé ce sentiment pour eux.

Accueillis dans les campagnes autour de Cognac et Poitiers, où l’on n’avait encore jamais vu de Français qui s’exprimât en allemand, ils venaient juste de réussir à se faire adopter quand la débâcle de mai 1940 les obligea, dès l’automne, à rentrer dans leurs villages germanisés. Qui se souvient, au début de cet exil, de la mortification des grands-pères, incapables de dire trois mots en français, quand ils évitaient d’aller en groupe au café pour boire une bière, de peur de parler « platt » (dialecte mosellan tiré de l’allemand) devant les Charentais méfiants qui les observaient du comptoir ?

 

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Qui a parlé du filtrage méprisant de ces mêmes familles, près de la gare de Saint-Dizier, lors de leur retour au pays, dès l’été 1940 ? Cette façon qu’avaient eue les nazis de les trier comme du bétail en renvoyant vers les Charentes les infirmes et les éclopés ? Leurs trains avaient rencontré, en sens inverse, ceux des 80 000 Mosellans du sud, chassés de leur maison vers la zone libre avec la même angoisse au cœur. L’image, le temps d’un grondement, de ces deux convois qui se croisent dans une France déboussolée, c’est la sombre vision poétique de l’écartèlement mosellan.

Il y eut mieux, dans le mépris. Plus de 9 000 ruraux du « Bitcherland », de retour eux aussi des Charentes, n’eurent même pas le temps de retrouver leurs maisons. Ils furent quasiment déportés à 80 kilomètres plus au sud, en Moselle, pour s’installer dans les fermes que des expulsés francophones avaient dû quitter la veille. C’est-à-dire qu’on les fit ressembler à des coucous dans le nid encore chaud de leurs compatriotes. On mesure, dans cette situation ignominieuse, tout le cynisme de l’imagination nazie. Sait-on que parmi les 10 000 Mosellans patriotes, qui s’étaient retrouvés dès 1941 transplantés avec leur famille dans des camps de Silésie ou des Sudètes, nombreux sont ceux qui, en 1945, rentrèrent en France le désespoir au cœur, à force de se faire traiter de « collabos » lors des arrêts en gare ?

Et que penser du grand tumulte qui divisa en 1953 l’opinion française après la scandaleuse révision du procès des « Malgré nous » d’Oradour, sous la pression électoraliste des Alsaciens ? On était en pleine guerre froide. Le silence complexé des enrôlés de force mosellans en dit long sur cette nouvelle humiliation. L’opinion nationale, très choquée par l’amnistie, les associa mentalement à cette ignominie.

Les jeunes Mosellans de retour de Russie auraient pu profiter de ce hasard pour mieux montrer aux Français le versant diabolique de l’incorporation. Et même admettre intellectuellement qu’un sort aussi funeste aurait pu leur arriver. Mais par quel bout commencer pour tout dire ? On saisit mieux la phrase fameuse : « Pas la peine de vous expliquer, vous ne comprendriez rien ».

 

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L’humiliation la plus cruelle fut vécue en décembre 1944 par 240 « Malgré nous » mosellans, de retour du front russe, et qui, l’un après l’autre, s’étaient cachés lors d’une permission. Ils vivaient dans la nature en attendant les libérateurs. « Déserter, c’est un crime », leur dit pompeusement un gradé américain… « Un soldat ne doit jamais déserter »… Alors que la Moselle presque totalement libérée pavoisait de toute part, ils furent embarqués avec des prisonniers allemands. Ce qui leur valut de recevoir, dans les camions, des menaces de mort de la part des vert-de-gris, puis des cailloux tricolores dans les rues de Nancy. Après une nuit de train, ils arrivèrent au camp de Thorée-les-Pins, à la Flèche, dans la Sarthe, où ils restèrent cinq mois. D’où le nom de « Fléchards » qu’ils se sont donné depuis, enfin, ceux qui vivent encore…

L’un d’eux a raconté son retour, tête basse, vers sa maison : « Notre joie était morte. Le ressort était cassé. En gare de Sarrebourg, des civils ont recommencé à nous insulter. On a décidé, à trois copains, de rentrer à pied, avec nos lettres PW (prisoner of war) dans le dos. Mais à mesure que nous remontions, nous étions de moins en moins suspectés… Tout le canton savait qu’on arrivait. À Sarre-Union, les gens s’approchaient : « D’où venez-vous ? » Ils nous attendaient avec des photos de disparus. Même accueil à Lorentzen, puis à Rahling. Nous n’avions plus à nous justifier. Ces gens étaient des nôtres… On nous invitait à manger dans toutes les maisons.

Avait-il pardonné depuis ? « Disons que j’ai exorcisé ma rage en 1970, quand j’ai commencé à écrire mes mémoires. Ma femme s’inquiétait souvent : « Fais-le, puisque tu y penses encore ! » J’ai rédigé six cahiers manuscrits, un quart de siècle après les évènements. Je ne pouvais plus m’arrêter.

Mon frère était d’accord : « Nicolas, toi, tu as tout vécu, les Charentes en 39, la guerre en 40, la Russie en 43 et les « Fléchards » en 45… Il faut que tu racontes la vérité, puisque personne n’a envie de le faire. Ou alors, s’ils le font, ils gardent ça dans leurs tiroirs. Il faut que tu leur dises une bonne fois pour toutes : « Voilà le genre de boche que j’étais! »

JG. 2007

 

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Mista s’est volatilisé au mauvais moment, alors que sur une photo prise à Aix-la-Chapelle, un effet d’optique assez rigolo donnait l’impression que Macron s’agenouillait devant Merkel. Exactement comme à Canossa en 1077, lorsqu’ Henri IV, empereur du Saint-Empire-romain-germanique, avait ciré les pompes du Pape Grégoire VII.

Du coup, une partie de la France avait pris feu, entendez le chœur des grands patriotes qui trouvent joli un poteau frontière et ne connaîtront jamais, comme le peut tout  Messin à Frisange, le bonheur simple de gagner trois euros sur un plein.

La colère jaillit des trois autres coins de l’hexagone dans un déferlement de haut-cris. “ Eh là ! vous, les deux sur la photo… qu’est-ce que vous fricotez encore ? Mettez-vous le bien dans la tête. Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! “

Et c'est au plus bruyant de cet ouragan  franchouillard, déjà peu porté sur l’Europe, que les noires inerrogations sur la localisation  de Mista sont arrivées  comme un chapelet de bombes.

Sans penser qu’il existait un rapport entre les deux évènements, on peut se demander si la mise en veilleuse d’une Ecole d’ingénieurs à Metz n’a pas été influencée par la soudaine fragilisation de l’axe franco-allemand depuis l’éloignement de Merkel... Il traduirait alors la tentation soudaine d’anticiper les changements de cap possibles et donc de minimiser dorénavant l’importance du tropisme frontalier en Lorraine du nord. Il y a toujours des gens bien informés.

Ceci dit, le retour du terme “L’Alsace et la Lorraine“ dans le grand bavardage national, est confondant. Neuf Français sur dix, Parisiens compris, n’ont pas encore réalisé que, même sur l’air des lampions, ce refrain vieux de cent cinquante ans, révèle en 2019 une solide ignorance. A Metz, tout le monde sait depuis longtemps qu’il faut dire “Alsace-Moselle“ quand on veut parler du pays  et des séquelles de l’annexion.

Drôle d’époque assurément. Comme si les fortes images de 1871 restaient plaquées comme des ventouses sur la mémoire hexagonale.

 

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Il ne faudra pas s’étonner si, à l’approche des élections européennes, et bien sûr à condition qu’elles aient lieu, le Mosellan de base ait des états d’âme.

Adieu les Alsaciens, qui nous trouvaient balourds

Adieu Champagne-Ardenne et qu’à cela ne tienne.

MISTA devrait bientôt gagner les carrefours

Où la grande région s’invente au jour le jour

tandis que les Lorrains roulent en file indienne

Vers les bureaux friqués du petit Luxembourg.

 

 

 

Le Président du Département de la Moselle  avait ignoré l'affront  et couru vers un téléphone.  Pour inviter, d’une voix de miel, le  président du Landtag de Sarre, son homologue... Juste pour causer.

Quand deux voisins de ce gabarit trinquent  à cheval sur la frontière, c’est déjà comme un bol d’air sous les mirabelliers. Mais quand ils veulent causer en plus, c’est toute la mémoire lotharingienne qui embaume. Avec la même tentation  sur le bout de la langue : Pourquoi ne pas cimenter la Moselle et la Sarre pour en faire le premier euro-département de notre vieux continent déprimé ?

3 Weiten et la Sarre

Le temps d’y réfléchir que déjà, de Nancy, venait un  tir de barrage. Onze écoles d’ingénieurs levaient la main en même temps alors qu’on ne leur avait rien demandé : "M’sieur ! M’sieur ! On n'a besoin de personne !"

C’était le moins qu’on puisse dire, de leur point de vue. Dix d’entre elles, en effet, sont  incrustées au gros bateau Nancéien, comme des grappes de moules  et si la onzième est messine, elle afficherait plutôt couleur de muraille. Quoi qu'il en soit,  le projet d’en rajouter une douzième à Metz  leur semblait  une énormité.

D’où  cette manif spontanée alors que le projet “Mista" baignait depuis des mois dans le bénitier du Président de l’Université. Ces fiers escholiers avaient manigancé leur vote à chaud.

4 Les ecoles dingenieurs. Bizarre

Dès que l’émotion fut retombée dans les journaux, le psychodrame disparut dans les têtes itou. On n'allait pas en faire une affaire d'état... A l’Université, après tout, comme  dans les mairies ou les assemblées, il a toujours été normal de marquer son territoire quand une élection approchait…

Sans doute, ont objecté les derniers défenseurs d'une morale en politique, mais au risque de manquer de tact ?

Bof ! répond en 2019 la foule républicaine , il faut avoir un peu d'humour. Après tout, un maire  taiseux a le droit de penser à haute voix, un président choqué le droit de libérer un cri du cœur et un demi-quarteron de surdoués le droit de taper sur les doigts du naufragé qui veut monter dans la barque. Ce ne sont là que faiblesses humaines, au premier degré.

Mais attention ! Imaginez que ces gaffeurs n’en soient pas. Qu’ils aient fait exprès, au contraire, de jouer la Moselle au bonneteau ?

Imaginez qu’ils aient voulu tâter de la politique virtuelle, après avoir bien agité les godets. Pour qu’on perde de vue la boule verte, pour que, l’air de rien, le présent frontalier puisse se conjuguer  demain à tous les conditionnels… via les détours piégés de la petite phrase, du furtif, de la double détente ou  du comme-qui-dirait.

On ne va pas vous raconter la dépêche d’Ems. En juillet 1870,  c’est en se servant d’une erreur de traduction repérée au dernier moment que Bismark embrasa l’Europe en faisant croire que roi de Prusse avait congédié notre ambassadeur.

 A la Belle époque, même dans "Zig et Puce" ou "la Semaine de Suzette", on savait  manier les sous-entendus. C'était le monde d'Henri Collin.

L'ennui, c'était la  singularité du chanoine. Né en 1853, et fils d’un gendarme de Clouange, il se sentait mosellan d’une seule pièce et avait forcément beaucoup de mal à se couper en deux entités jumelles chaque fois qu’il rentrait à la maison. Son village,  les Allemands l'avaient rebaptisé Kluingen, à une portée de fusil de la frontière linguistique. Allergique au casque à pointe, il était normal qu’il ait peu d’empressement à se réjouir du bilinguisme culturel dans son département reconquis.

Ces contradictions à partir de la séparation linguistique  paraissent aujourd’hui  dépassées, mais elles font partie de l’histoire de la Moselle et soutiennent encore un pan de la sociabilité messine. De vieux patriotes savourent quotidiennement la ferveur de leur romanité familiale en ignorant son ambiguïté. Bonne raison pour éviter les vagues.

On ne va quand même pas vous réciter la Moselle humiliée… Les Français de l’intérieur que le dossier intrigue n’auront qu’à fouiner dans notre site. Ils essaieront de penser à ce quoi pourrait ressembler un Grand-Est sans germanophones, une Lorraine sans Moselle, une Moselle-Sarre sans Lorrains ou une Université de Lorraine sans Messins...

Avec, en tableau final, trois godets lorrains sans boule verte et des Alsaciens qui, partent en rigolant, sur la pointe des pieds…

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Ces réflexions sur la dangerosité du hasard me sont venues en regardant sur Eurosport l’élégant Judd Trump (rien à voir avec Donald) pousser droit ses boules rouges à la finale du championnat du monde de snooker à Sheffield… Parfois, elles rataient le bon trou. Il suffisait d’un cheveu.

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Mieux vaut se taire quand le temps est suspendu. On peut seulement souhaiter qu’à une encablure du vaisseau Europe, les Lorrains qui rêvent de monter à bord gardent toujours la même horreur des vagues.

                                                                               JG.


 

03.SImmer scene de fouille

Nous revenons aux présentations. Comment devient-on archéologue? Alain Simmer me tend une photo prise en 1978.

"Tout en haut, le type en polo noir, c'est moi. Vous vous doutez que je n'aurais pas donné ma place. Il est souvent de bon ton, chez les archéologues, de pousser un gros soupir. Ils disent que leur fouille est comme un livre dont les pages disparaissent au fur et à mesure. Mais pour notre équipe à Audun, c'était l'inverse. Le livre se reconstruisait sous nos yeux."

- Rien d'étonnant, vous aviez l'air si jeune.

- C'est vous qui le dîtes... Les recherches avaient commencé dans l'euphorie soixante-huitarde mais pour ne rien vous cacher, le hasard, un quart de siècle plus tôt, m'avait déjà montré le chemin. J'étais alors pion à Thionville et si l'abbé Langenfeld n'avait pas demandé en 1952 à l'Arbed qu'on lui prête un bulldozer pour aider notre bande à trouver du bois pour tracer un chemin de croix, la population d'Audun-le-Tiche n'aurait jamais su qu'elle vivait au pied d'une nécropole mérovingienne du VIIème siècle.

- Ça ne l'aurait pas empêchée de dormir, je suppose...

- Quand on avait commencé à fouiller le "Bois de Butte", je m'étais dit comme tous mes camarades qu'on allait forcément tomber sur des restes de cette fameuse "invasion barbare". Nos livres d'histoire en parlaient comme d'une évidence au Vème siècle. Notre nécropole étant du VIIème, elle devait forcément abriter les restes de ces dangereux envahisseurs. Mais très vite, la fouille m'avait donné l'intuition que j'avais tout faux. Notre beau lieu mémoriel, tout mérovingien de chez Mérovée qu'il était, restait diablement gallo-romain! Les prétendus guerriers francs n'avaient pas laissé de traces, et je voyais mal leur Clovis à la tête d'une armée fantôme.

- Tout de même. Il vous fallait pas mal de culot pour l'écrire.

- Ce serait mentir de vous dire le contraire. Nous prîmes du plaisir à le faire savoir. Mais le retour, bien que désagréable, ne fut pas celui que j’avais prévu. Je m'attendais à une volée de bois vert, dans le genre "de quoi je me mêle?" A ma grande surprise, aucun spécialiste ne bougea le petit doigt. Le coup du mépris.

- Justement, lui dis-je. Depuis décembre 2016, après tant d'années d'indifférence, le "Bois de Butte" est enfin classé monument historique et vous avez publié un Audun-le-Tiche mérovingien aux éditions des Paraiges. Ne pensez-vous pas que, bien loin de décourager votre équipe de fouilleurs des années 1970-90, un tel manque d'intérêt pour son travail vous aura poussés vers d'autres mystères? Je vous verrais plutôt comme un Christophe Colomb du terroir, vigilant gardien des frontières, dans le genre "on va voir ce qu'on va voir"... Vous décidez d'augmenter la voilure pour croiser vers des mers plus lointaines, vous voguez des plages de l'archéologie jusqu'aux aux abysses de la linguistique, via les lagons de l'histoire et les icebergs de la toponymie... Tout se tient quand on veut comprendre le monde.

- Hélas, mon cher, pour faire bouger un amphi, mieux vaut d'abord avoir un diplôme. Je ne suis pas universitaire. Et ça, ils n'aiment pas!

04.La necropole couleurA

Une petite partie de la nécropole

Aucun doute, me dis-je. Simmer aurait préféré, sur l'affaire linguistique, une confrontation loyale avec ses détracteurs, avec une bonne bouteille de mirabelle sur la table et une corbeille à papier dessous. Sur un sujet en or, qui concernait leur vieux pays, les Mosellans passionnés d'histoire pouvaient se bâtir une réconciliation de rêve. Du passionnant, du valorisant, au lieu du silence bêcheur des sociétés savantes. Toutes les régions de France ne pourraient pas en dire autant.

- L'ennui, coupe Simmer, c'est que les gens de chez nous ne publient guère sur l'histoire du grand Est et lisent encore moins. Les seuls spécialistes à propos des deux derniers millénaires sont nos voisins sarrois...

- Surtout depuis la première annexion... mais bref.

- Eux, au moins, quand ils ne pensent pas la même chose, ils s'ignorent, me dit-il encore. Alors que les Français, même quand ils ont l'air d'accord, ils se disputent.

- Ça me fait penser à la pétanque, dis-je à Simmer. Quand, d'un seul jet, le tireur fait éclater un paquet de boules, tous les copains se demandent où a volé le cochonnet. Mais quand un linguiste carambole un bouquet de bêtises, personne n'a envie de retrouver l'erreur. Dîtes-moi pourquoi, dans ces conditions, vous avez enregistré en 2013 à la Fac de Metz une thèse sur Les origines du germanisme mosellan que vous aviez écrite en 1998, devant un jury de professeurs des universités de Nancy, Paris, Lille et Bruxelles? Par masochisme?

"Tout bêtement parce que je ne voulais pas que vingt ou trente ans plus tard, un jeune historien pique mon travail le plus tranquillement du monde. Ça se fait, vous savez."

05. Simmer signe sa these de nov 2013

Un grand moment à la Fac de Metz en novembre 2013. Alain Simmer signe le procès-verbal de sa soutenance de thèse en compagnie du professeur Alain Dierkens. Cet éminent historien du haut Moyen âge à l’Université de Bruxelles était le rapporteur du jury.

- Votre dernier ouvrage Les origines du germanisme mosellan paru lui aussi aux éditions des Paraiges, aurait dû faire bouger les lignes. Lors des deux derniers salons du Livre à Metz, j'ai vu plusieurs lecteurs se planter devant vous, ce qui, par discrétion, vous obligeait à regarder le plafond, comme le fait toujours un auteur bien élevé. Ils prenaient votre bouquin de la main gauche et le feuilletaient sous le pouce, trois doigts de la droite fourrés dans sa tranche ouverte en accordéon. Et sans arrêt, ils revenaient ainsi d'une page à l'autre comme s'il était possible, en cinq minutes, de mesurer la vison gauloise de votre livre alors qu'il s'agissait, on me pardonnera l'astuce facile, d'un travail de Romain... Tombé par hasard devant un tel concentré d'éruditions, on a certes le droit de se sentir dépassé, bousculé même. Mais il reste bizarre qu'une telle somme de travail n'ait pas suscité dans la région le moindre opuscule d'un historien en colère ni la chicaya d'un linguiste indigné. Ne me dites pas qu'ils vous ont refait le coup de la nécropole?

- Je ne dis rien car j'ai appris à faire avec. C'est un peu désobligeant, je vous l'accorde, mais ma femme m'a beaucoup aidé dans des moments difficiles que tous les écrivains connaissent. Ce long silence, c'était plutôt bon signe, après tout.

- Je suis d’accord. Votre vision bousculait des idées reçues. Mais le milieu universitaire n’est pas tout de même pas un monde clos.

- Vous avez raison. Dès 1984, le doyen Jean David avait déjà donné son avis dans Les Cahiers lorrains. Longtemps professeur de linguistique allemande à l’université de Metz dont il fut l’un des fondateurs, il ne pouvait être plus clair. Je le cite: "Aucun philologue, écrivait-il, n'admettrait que le bas-francique, le francique rhénan et le francique mosellan, pour ne pas parler du francique ripuaire et du francique oriental, soient des espèces du genre francique. Du point de vue de l'histoire de la langue, le francique n'existe pas. Ce que les franciques ont de commun, c'est d'avoir été parlés à un certain moment dans un même état."

- Vous en avez beaucoup, des citations comme ça?

- Heureusement. Il m’est arrivé souvent qu’en privé, un Sarrois me tapote le dos et me glisse en souriant: "On n’a pas l’air d’accord, mais on est amis quand même". Et je pense à une rencontre avec Wolfgang Haubrichs, éminent professeur à Sarrebruck.

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Lucien Piovano, maire d’Audun-le-Tiche et ancien collègue d’Alain Simmer, au collège Emile Zola, lui remet la médaille de la ville.

- Assurément, dis-je à Simmer, mais il faut se mettre à la place du lecteur non spécialiste. Je serais triplement inconscient de discuter votre ouvrage vu que je ne suis pas historien ni archéologue, encore moins linguiste. Le comble est que de surcroit, vous m'avez convaincu! A moins de l'avoir lu de travers, je pense en effet avoir compris le minimum de base dont tout Mosellan, fut-il seulement mosellisé, devrait disposer pour ne pas mourir ignorant: Dans ce morceau de Gaule qu'on appelait "la Belgique première", un parler gaulois, disons celto-germanique, existait avant l’arrivée de Jules César et serait donc bien plus ancien qu'on le pensait. Il s'agirait d'un bas-allemand, lointain ancêtre du néerlandais actuel, utilisé sous différentes variantes, avant qu'un langage romano-germanique ne le remplace progressivement, mais pas en totalité. Ainsi, le peu qui en restait aurait fini par gagner le nord-est de la région mosellane, sur les terres des Médiomatriques, où bien plus tard, au Vème siècle arriveraient, en traînant les pieds, quelques milliers de Francs vite assimilés. Surement pas une invasion. Le soi-disant parler "francique" avec des guillemets, se serait alors lentement coupé en trois, le luxembourgeois, le mosellan et le rhénan, du fait de la dispersion continuelle de ces populations réduites dans un ancien secteur fortement romanisé. J'ai lu quelque part que certains mots latins seraient passés par ce langage avant d’aboutir au français.

 

06. Carte de la Gaule

Carte de la Gaule

- La Gaule est tombée comme un fruit mûr dans l'escarcelle de Clovis le jour où elle ne pouvait plus être romaine, dit Simmer. Les premiers Francs avaient déjà pris le pouvoir de l'intérieur en accédant aux marches de la scène politique plutôt qu'en gagnant d'impossibles batailles. La future Austrasie allait devenir franque par la petite porte, alors qu'on a longtemps laissé croire que la Lorraine avait été la plaque tournante de leurs invasions et l'Austrasie la championne d'un germanisme pur et dur."

- Mais alors, comment peut-on se cramponner à cette allégorie qui fait de Clovis la figure de proue d'un bateau fantôme, le medium décalé d'un rouleau compresseur, une sorte de père Fouettard égaré dans un conte de Noël? Tout Mosellan des années 2000, désireux aujourd’hui de comprendre l'enchaînement douloureux de trois invasions frontalières depuis 1870, devrait pourtant se poser la question.

Simmer pense que l'inscription dans le temps d'une séparation linguistique était venue de la comparaison un peu trop systématique des noms de communes en Moselle. On a cherché une frontière en comparant le nom des villages alors qu’à son avis, les Francs étaient accueillis à bras ouverts dans une continuité gallo-romaine. Certes, la toponymie classique donne aujourd'hui le sentiment que le département est coupé en deux. Au nord-est, on aurait les villages terminés en "ange", en demi-cercle autour du pays messin, et au sud-ouest des localités terminées en "court" ou en "ville". Mais la signification linguistique de ces différences géographiques est beaucoup plus risquée.

- En somme, on a pris ça pour la carte Michelin des invasions barbares?

Alain Simmer sourit: "Mon cher ami, vous êtes journaliste et vous devez avoir appris à vous méfier…" Et je prends une rafale…

- L'Histoire officielle est tapissée de mensonges. Savez-vous qu'on n'est même pas certain que Clovis parlait l'allemand?

- Savez-vous que Metz n'est jamais tombée aux mains des Francs?

- Savez-vous que Rome a inventé les invasions barbares?

- Savez-vous que sans frontière linguistique en Moselle, l'affaire Clovis serait réglée depuis longtemps?"

- Vous m'en direz tant...lui dis-je. Eh bien non, quatre fois non, je ne savais pas. Je me croyais informé pourtant… Je pensais que quelques années en Moselle m’avaient suffi pour me poser des questions basiques sur le pays meurtri où j'avais débarqué, mais ça n'était pas assez. En fait, comme tout Français de l'intérieur, j'avais seulement compris le mécanisme fondamental de 1870, à savoir que dans la deuxième moitié du XIXème siècle, des nationalistes allemands avaient eu, pourrait-on dire, la forte envie de se remplumer le Heimat.

Ils avaient clamé partout qu'un profond permafrost teuton stagnait en Moselle depuis 1300 ans sous les forêts du nord-est. Et pourquoi 1300 ans? Parce que, disaient-ils, sa toponymie correspondait aux limites de l'invasion germanique à l'époque à une branche de sapin près... En somme, ces grands romantiques nous vendaient un Clovis sorti du bois qui dévalait à cheval le côté bleu des Vosges. C'est ainsi qu'entre 1871 et 1919, les Allemands avaient replâtré une histoire de Moselle que les petits annexés avaient bien dû apprendre dès la rentrée de 1919 pour ne pas se faire taper sur les doigts par des instituteurs français chargés de les recycler.

08. Les Francs traversent le Rhin

Drôle d'époque... Comme il faut toujours une tête de turc, même pour se moquer d'un Allemand, la photo d'un Bismark kaskapointé jusqu'aux moustaches s'était installée depuis dans la mémoire collective. L'ennui, c'est que le vrai chancelier ne cadrait pas du tout avec cette image d'Epinal. Politicien de grande envergure et donc doué d'un cynisme subtil, il voyait loin et déroutait la plupart de ses proches. La saga simplette d'un Clovis labourant le sol de l'épée pour marquer la nouvelle frontière avait dû le faire bien rigoler, un peu comme, dans nos villages, on sourit aujourd'hui quand un maire un peu pompette discourt en déployant un ruban tricolore avant le départ des coureurs cyclistes.

09. Bismark

- Si je vous au bien compris, dis-je encore à Simmer, cette invasion bidon n'aurait, de toute façon, jamais pu imposer sa langue dans la vieille mémoire gallo-romaine pour la bonne raison que cette langue germanique y était déjà! En somme, Clovis en 407 n'était qu'un roitelet plus malin que les autres, tout content d'avoir réussi un petit putsch...

- Evidemment! Si les partenaires de Clovis avaient joué le moindre rôle dans la transmission des dialectes lorrains, les Mosellans d'aujourd'hui parleraient le néerlandais, tout comme les trois-quarts de l'Allemagne et une bonne partie de la France! Il n'y a jamais eu de langue francique en Moselle! Les Francs n'y sont pour rien! Le multilinguisme mosellan est à mille lieux de ces interprétations dépassées. Par contre, et c'est le plus important, la langue mosellane, appelez-là comme vous voulez sauf francique, est restée vivace durant deux millénaires.

Simmer me trouble... Les voici diablement dévalués, nos Francs, dans cette histoire... Le vieux parler médiomatrique a résisté à tous les envahisseurs qui sont passés par la Lorraine, Romains y compris. Il était normal que sa résistance émouvante donnât un jour aux frontaliers Mosellans l'envie de le réapprendre et de mieux le respecter. Ils n'ont plus qu'à imaginer, sur la terre où ils vivent aujourd'hui, des vaguelettes de voleurs de poules armés jusqu'aux dents, pas les poules bien sûr, puisqu'elles n'ont pas de dents, mais les Francs. Ils s'infiltraient au Vème siècle lors de soudaines virées serpentines alors que les paysans n'avaient pas besoin de leur langue, vu qu'ils en avait déjà une. Ayant vite compris qu'ils étaient incapables de vampiriser leur nouvel espace, les chefs de ces colonnes errantes admettaient vite que s'ils voulaient se faire une image, il leur faudrait d'abord se faire admettre. Leur absence de charisme, dans les méandres d'un pouvoir raffiné, les poussait à la première occasion à se couler dans les coutumes de la vieille Gaule latinisée comme on va dans un bain tiède. Il leur suffisait, pour trouver la bonne voie, d'aller d'un horizon à l'autre en suivant un chapelet de villas gallo-romaines aux rites encore efficaces. Ils finissaient par trouver la bonne et s'y fondre, heureux d'avoir un abri avant de devenir plus tard des soldats.

Dans ce bizarre rapport de forces, qui traduisait la mutation européenne d'un monde latin sophistiqué, les Francs n'auraient jamais pu plaquer leurs chamailleries. Culturellement, ils ne faisaient pas le poids. Ils n'étaient qu'une parenthèse pseudo-guerrière et leur inexistence culturelle justifie que leur nom n'ait rien à voir avec la séparation linguistique actuelle. Ils s'agitaient au coin du bois alors que toute la région changeait d'horizon. Les tribus barbares se décomposaient à mesure, mais le cadrage gallo-romain tenait bon et le christianisme s'organisait pour se réapproprier le vieil édifice de l'intérieur. Seuls pouvaient continuer vers l'ouest, comme Clovis le fit vers Reims, des Francs du nord à titre individuel, intendants surdoués ou chefs de guerre fréquentables, des personnalités fortes, assez habiles pour profiter du chaos général et se faire accepter par ceux qu'ils avaient cru pouvoir dominer. Des envahisseurs, nous l'avons vu, dont le pouvoir romain avait rudement besoin contre les Barbares à venir.

Pour dessiner sur la carte la continuelle oscillation des langages en Moselle, il aurait fallu la recadrer dans un décor géographique plus large où l'on mesurerait la pesanteur des mentalités. Simmer a déglingué Clovis, en tant que grand chevelu d'une armée fantôme, mais ça ne veut dire qu'il n'y ait pas eu de petites chevauchées cloviciennes en Moselle. On ne le saura jamais. Imaginons plutôt des bornages à la petite semaine, des mouvances d'un village à l'autre, une fluidité soumise à des remises en question locales, une frontière élastique, quoi!

A ce moment de l'interview, je me suis dit que j'avais eu vraiment une très bonne idée d'aller discuter avec Alain Simmer. Les questions qu'il soulève m'ont plongé dans une histoire passionnante, d'autant plus facilement qu'aujourd'hui, sur le Net, on trouve gratuitement tout ce que l'on veut quand on cherche. Il est certes prudent de vérifier chaque fois les références, mais je rêve à nouveau d'assister un jour, pourquoi pas sur ce site? à un grand déballage amical, entre Franciques de bonne humeur.

N'empêche, dis-je à Simmer, tout ce roman sur Clovis, quelqu'un l'aura bien inventé?

- C'est un coup de Grégoire de Tours, un évêque issu de l'aristocratie arverne. Il l'a brodé dans son Histoire des Francs, écrite entre 572 et 594. L'ouvrage est une source unique et il faut donc faire avec. Or Grégoire n'a jamais connu Clovis même s'ils sont grosso modo de la même époque.

10. Gregory of Tours

Nous sortons les règles à calcul! Clovis nait en 466, devient roi des Francs en 481 et meurt en 511... Grégoire de Tours, nait en Auvergne vingt-six années plus tard, en 538. Clotilde, l'épouse de Clovis, nait en 474. Elle meurt en 545 et Grégoire en 594. On sait qu'au début de son récit, l'évêque a rencontré des familiers de feu Clotilde.

Sacré Grégoire! L'image de l'évêque est encore très respectée en Auvergne. Il fait figure de monument littéraire, laudateur d'une foi bourrée d'enluminures que l'abus du merveilleux engage les traducteurs à ne pas trop prendre à la lettre. Du reportage virtuel mais sincère, hélas très mal écrit d'après les latinistes. Grégoire avait en sorte inventé le marketing biblique. Il aura créé le produit Clovis!

Son ambition était considérable car notre coin d'Europe vivait la fin d'un grand chambardement spirituel. Je me plonge dans le Net et je trouve: au IIème siècle, par exemple, à Carthage, Tertullien, tout chrétien qu'il se réclamait, avait tenté de calquer sa foi nouvelle en l'amarrant aux écrits juifs datés de 130 avant JC. L'Eglise avait vite excommunié ce théologien berbère qui voulait prendre le judaisme en marche, alors que sa conception du ciel avait, semble-t-il, de la peine à décoller. De notre enveloppe humaine, il disait par exemple "qu'après tant d'ignominie, elle retournait à la terre pour prendre le nom de cadavre. Même ce nom de cadavre ne lui demeurerait pas longtemps et elle deviendrait un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue". Oups!

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Tertullien (à gauche) et Symmaque

Symmaque, plus tard, avait fait le contraire. Cet aristocrate romain né vers 342 et mort en 403, voulait défendre la religion romaine traditionnelle alors que les Chrétiens n'y voyaient que paganisme. Il pensait que "l'ensemble des divers cultes était trop compliqué pour être facilement accessible au commun des mortels. Il soulignait ainsi en 384: "Nous contemplons tous les mêmes astres, le ciel nous est commun à tous, le même univers nous entoure: qu'importe la philosophie par laquelle chacun cherche la vérité? Un seul chemin ne suffit pas pour accéder à un si grand mystère?" Coupable d'œcuménisme précoce, lui aussi fut débarqué.

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15. bapteéme

16. bapteme clovis 1

17. bapteme Clovis

18 bapteme 2

19. bapteme cloclo 2

20. Photo Ripolin

Les peintres de la saga mérovingienne auront traité le baptême de Clovis jusqu'à l'infini. Leur concurrence au chevalet, sans manquer de respect, fait penser à l’ardeur des frères Ripolin dans la célèbre affiche de 1913. Les pinceaux tournaient en boucle.

Magnifier de nobles personnages était la manière de Grégoire pour revivifier les rituels anciens. L'évêque auvergnat, nous l'avons vu, savait tout sur Clotilde. S'il a écrit que la naissance de son époux avait été "annoncée par les anges", il est même possible qu'il y ait cru. A moins que, resté lucide, il ait seulement éprouvé la nécessité de donner à Clovis un statut céleste, sachant qu'on ne pouvait espérer la moindre hauteur sous le crâne chevelu d'un guerrier mérovingien.

20bis Clovis et Clotilde

Clovis et Clotilde

L'aveu de Grégoire de Tours est touchant: "Il n'y a personne, dit-il, qui puisse raconter dans ses écrits les faits d'à présent. Voyant cela, j'ai jugé à propos de conserver, bien qu'en un langage inculte, la mémoire des choses passées, afin qu'elles arrivent à la connaissance des hommes à venir. Je n'ai pu taire ni les querelles des méchants ni la vie des gens de bien."

21 Otfried de Wissembourg

Ce regard désabusé sur la lourdeur d'une époque de brutes, se rapproche par l'esprit de celui d'Otfried de Wissembourg. Né dans cette ancienne terre médiomatrique devenue depuis alsacienne comme chacun sait, ce bénédictin mort en 875 a laissé un manuscrit fort connu, Le livre des Evangiles qui n'avait certes rien à voir avec l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours, mort en 594. Et pourtant, à trois siècles de différence, outre que les deux religieux ne mâchaient pas leurs mots, on a le sentiment qu'ils ont voulu dire la même chose... Ils exprimaient leur désillusion devant la faiblesse culturelle du parler mérovingien de Mérovée à Clovis, et plus tard jusqu'à Charlemagne, en ce qui concerne Otfried. Pas question pour ce dernier de remplacer le prestigieux parler romain pour traduire le nouveau testament dans la langue des Francs. Il le voulait, pourtant mais avait dû y renoncer, la mort dans l'âme.

C'est en découvrant le travail récent du linguiste Michel Banniard, sur cet aspect jusqu'alors peu exploré du Livre des Evangiles qu'Alain Simmer en a immédiatement saisi l'opportunité pour expédier au tapis les derniers "opposants" qui lui restent. Otfried n'a certes rien écrit sur la linguistique en Moselle, mais la manière dont il parle du Francique comme d'un "parler rustique" en dit long... Il rêvait d'une Austrasie germanique et constate avec amertume que l'élite du pays restait latinophone. Il ajoute qu'il lui "répugnerait d'employer des citations en germanique, de peur de faire ricaner les érudits devant les mots sauvages d'une langue inculte". Oups!

Evidemment, cet aveu d'Otfried était pour Simmer une cerise sur le kouglof et il en avait commenté l'essentiel dans les Cahiers Lorrains en 2016. Après l'avoir lu, je comprenais mieux sa phrase au début de l'interview. Qu'est-ce que ça pouvait leur foutre, aux frontaliers, que leur fameux francique soit germanique ou mosellan? Tout le monde peut se tromper. Ce qui compte pour les gens, c'est la poésie, le mystère, la sensibilité irremplaçable qu'il transmet. La grande philosophe Barbara Cassin a écrit que la traduction était à la langue ce que la politique est à l'homme. "C'est pourquoi, disait-elle, les gens sérieux en ont si peur".

- Disons que ce coup de projecteur sur Otfried est une illustration inespérée de ce que j'avance depuis tant d'années, confirme Alain Simmer. Et je ne suis pas le seul. L'histoire des peuples germaniques n'a jamais été rapportée qu'en latin ou en grec. Le fameux "francique" n'était qu'un dialecte de campagne, ce qui n'a rien de péjoratif, mais sûrement pas la langue des vainqueurs.

22. Le dernier merovingien Luminais

Ce tableau est saisissant. Évariste Vital Luminais, mort en 189 était un figuratif au nom prédestiné. Né dans une famille de politiciens vendéens, il avait certes de l'histoire, une vision épique et parfois pompière mais sa fascination pour la rudesse des mœurs au Vème siècle était réelle.

L'œuvre a pour nom "Le dernier des Mérovingiens". Elle montre en 751 l'humiliation de Childeric III, un jeune roi éphémère de 33 ans. Le regard jubilatoire des trois moines qui lui mettent la boule à zéro contraste avec la tristesse de leur proie. C'était la fin d'une époque.

Charles Martel, maire du Palais devenu puissant, l'avait pourtant installé le roi en 743, n'osant pas mettre trop rapidement l'un de ses deux fils à la place, au risque de déplaire à Rome. Huit ans plus tard, l'un des deux devint Pépin le Bref et déboulonna Childeric avec la bénédiction du pape Zacharie. Le pauvre petit roi pour la galerie mourut quatre ans plus tard, en 755, dans un couvent de Saint Omer.

On dit que Luminais avait poussé la manie jusqu'à prendre pour modèle un certain Jean Marie Dagobert! Espérons que celui-ci n'était pas de Sarreguemines...Au Salon de Paris à la fin du XIXème siècle, le critique Charles Bigot, que fatiguait ce genre d'académisme, se mit à souhaiter que l'œuvre de Luminais soit "le dernier tableau mérovingien"!

- Mais alors, dis-je à Simmer, cette fameuse humiliation mosellane On ne va quand même pas la faire remonter jusqu'à Childeric?

- Elle est le fruit désastreux d'un nouveau rapport de force en Moselle dès la Révolution française et surtout au XIXème siècle. Les gens de la ville parlaient français alors que les villageois s'exprimaient en Platt. D'où ce sentiment de mépris injuste et blessant, distillé dès la Convention et relancé en 1919 par les instituteurs devenus les hussards noirs de la république.

- Vous en déduisez quoi?

- L'historien allemand Karl Ferdinand Werner n'a pas eu peur de contrarier ses collègues en disant que parler de conquête franque en Gaule équivalait à se tromper d'époque. Je préfère laisser la conclusion à Claude Hagège, l'un des plus brillants linguistes français: "Je crois que le "Francique" n'a rien à voir avec les Francs, qu'il est beaucoup plus ancien. Il s'agirait d'une langue germanique présente avant la conquête romaine sur le territoire de la Lorraine actuelle, disons celui des Médiomatriques."

23. La croix d Audun

Avant de nous quitter, Alain Simmer me montre cette fameuse croix du VIIème siècle qui l'a rendu célèbre et dont il a modelé chez lui la réplique, comme l'étendard de son long combat... Nous avons vu qu'au sein de la Société audunoise d'histoire locale et d'archéologie, les jeunes chercheurs fouillaient en 1970 dans une zone où les vestiges étaient rares, au nord de la nécropole. Votre confrère Michel Genson était avec moi quand je l'ai vue... Elle était à une vingtaine de centimètres sous une tombe, en deux morceaux. Dans cet endroit où tout était forcément horizontal, sa verticalité posait déjà problème. Il lui manquait le socle et on l’a trouvé le lendemain. D'une hauteur de 50 cm, la croix est depuis au Musée pour rappeler aux gens qui passent l'existence de chrétiens dans la communauté audunoise à partir de 650 après JC. Ce qui expliquerait l'abandon de l'ancienne nécropole mérovingienne au siècle suivant.

Il note que le style de l'œuvre, en calcaire local, n'a pas d'équivalent dans le monde mérovingien. Sa rosace est certes un motif romain classique mais porte sept fuseaux au lieu de six. Encore un mystère. Quant à la seconde croix, minuscule, curieusement imbriquée dans la branche centrale de la première, elle semble schématiser une forme humaine. Dans ce cas, elle pourrait être la plus ancienne représentation connue du Christ crucifié en Occident.

23bis. bis. Trois bouquins

Décidément, me dis-je en le quittant, heureusement qu'Alain Simmer existe. Rien qu'à voir le nombre de pistes que son travail peut ouvrir dans nos têtes, on ne peut que souhaiter que se tire un trait sur les vieilles controverses.

Rentré pensif à Metz, je tombe par hasard, fin juillet 2017, sur la dernière mise à jour d'une revue Platt qui fait autorité. C'était du tout frais. Et je lis: "Les historiens ne sont pas tous du même avis sur l'origine de l'installation de populations germanophones dans les vallées de la Moselle, de la Nied et de la Sarre de l'actuelle Moselle.../... Il faut également se méfier des mots qu'on utilise car ils ont un sens que parfois les gens ne veulent pas qu'on leur donne."

24. Vitrail Chrodegang

- Tiens tiens, me dis-je. Enfin des doutes... Voilà qui va faire plaisir à Simmer.

Et je suis vite allé brûler un cierge au pied de saint Chrodegand, un prélat connu pour sa tolérance, vu que, sauf erreur, il vécut, tout comme Childéric, les deux tiers de sa vie sous les Mérovingiens, et le troisième sous les Carolingiens. En somme, un évêque assez futé pour comprendre qu'on pouvait enjamber la langue d’une époque comme on monte à cheval, sans changer de selle. De son vitrail de Sainte Glossinde, j'ai cru comprendre ce que le saint murmurait dans sa barbe.

"Et puis, entre nous, qu’est-ce que ça peut leur foutre, aux Mosellans... etc..."

25.chrodegang1b

JG, été 2017

 

0506

A mi-hauteur de la longue table, mais bien caché par les deux fauteuils, le duc découvre… un siège pliant! On le lui montre en souriant, comme on pousse un bébé vers son pot.

Le Lorrain a vite compris mais la provocation le raidit… Peu habitué à frotter sa grandeur au ras du parquet, il essuie là un affront impardonnable mais comme il lui faut donner l'impression de l'avoir déjà oublié, mieux lui vaut, sans discuter, carrer son séant aux dimensions d’un tabouret qu’on déplie. Après un regard faussement distrait sur la courtisanerie qui l’entoure, il ploie dignement des genoux et meut le reste de sa noblesse en haussant les épaules, ce qui reste, bien sûr, une façon de parler.

Constatant aussitôt que sa barbichette n’a pas trempé dans la soupe, il se réjouit de n’être pas totalement ridicule… Sa carcasse est certes un peu coincée au niveau des coudes mais la tête est restée à bonne hauteur, au-dessus de la nappe… Surtout, ne rien laisser transparaître alors que sous la bouclette, sa fureur tourne à grand régime. Le roi, qui attendait beaucoup du spectacle, est sans doute un peu déçu.

C’est ainsi qu’un objet riquiqui, de ceux qu’on fourre dans un placard, est devenu en 1641 "le pliant de Charles IV", tout comme après Waterloo, un feutre aux rondeurs mordorées deviendra plus tard "le bicorne de Napoléon".

L’anecdote nous est précieuse. Elle nous montre que dans le micro-climat soupçonneux de la Cour, le roi ne prenait plus de gants pour secouer la noblesse. Déjà, les deux femmes de sa vie, Marie de Médicis et Anne d'Autriche, n'avaient cessé de la dresser contre lui. A la fin de son règne, le badinage des grands châteaux était devenue si pollué que pour rester bio et non dégradable, il fallait deviner le plus vite possible la dose de poison sur les lèvres de son voisin... La santé passait par l’épée, jamais par les plantes. Pour un sourire de trop à table aux amuse-gueules, on s'envoyait les témoins au dessert.

35. Louis XIII empeche Annedautriche de comploter

36 naissance de Louis XIII a Fo ntainebleau

08 Un monde dhommes 2

07 Les duels s

34. Louis XIII et Marie de Medicis

Sans arrêt bousculé par les intrigues, qu'elles viennent d'Anne, son épouse hyperactive ou de Marie, sa mère maladivement exclusive, Louis, jusqu’à sa mort, se méfia des suggestions de la première en ne cessant de repousser les manipulations de la seconde. Dès la naissance du roi en 1601, Marie n’avait jamais cessé de le materner pour mieux le contrôler.

Quatre siècles plus tard, le piège de Saint-Germain-en-Laye nous pousse à réfléchir sur l'importance de l'imprévu dans la genèse d'un événement historique. L'on voit qu'il suffit d'un geste inattendu, mais bien placé comme au théatre, pour cristalliser le sens profond d'une intrigue.

Le geste devient une image qui va luire comme un flash sur nos attentions éparpillées. A Saint-Germain, la scène du dépliant résume en deux secondes un rapport de force entre le roi et le duc. Elle fournit une information incongrue sur la manière diabolique de l'époque, sa cruauté bouclée, son goût de l'humiliation. Elle est un signe.

Or justement, l'attention du lecteur en a grand besoin. Attaquer un récit dépourvu de signes, c’est tenter de grimper sur une paroi glissante. Alors que pour la vaincre, il faut d'abord pitonner puis s’encorder.

C'est pourquoi l'esprit de Saint-Germain vibre encore dans la banalité d'un dépliant! Cette image d'un Charles recroquevillé sur son siège, personne ne peut jurer qu'elle n'a pas été inventée, on verra plus loin. Mais elle reste plantée comme un piton dans notre paroi mémorielle. Même si Louis et Charles s’étaient souvent chamaillés, elle nous dit que le guet-apens du château les retrouvait cette fois face à face, la crête gonflée comme deux coqs psycho-rigides.

Malade, le roi de 1641 se voulait enfin le patron... alors que son invité avait déjà donné. Le duc s’était senti floué. Vingt ans plus tôt, l'entourage de Louis l’avait forcé d’épouser sa cousine Nicole, pour qu’une alliance permit enfin à la région Lorraine de quitter l’Empire romain-germanique…

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11 Charles IV macho

12 Detresse lorraine guerre

La mort d’Henri IV avait bousculé la donne et rendu caduc tout espoir du duc. Louis XIII avait choisi une infante d’Espagne et changé du même coup le jeu diplomatique. La Guerre de Trente ans ne pouvait que balayer la grande région. Charles avait dû retrouver ses terres de Lorraine mais à condition de s’y tenir bien sage. C'était mal le connaître. Il n’aurait plus évidemment qu’une idée fixe: contrer le roi sur tous les champs de bataille.

12.2. Lit de Justice Louis et Henrii IV

A la mort d’Henri IV, le jeune dauphin Louis qui a 9 ans est présenté lors d’un Lit de justice.

Elle était donc bien loin, leur ancienne connivence. Toute mélancolie à son propos s'était délayée, je parle de ce plancton qui dort au fond des cœurs quand la vieille amitié a fondu. Les deux adultes avaient oublié le bruyant paradis de leur enfance, alors qu' une marmaille bouclée jouait aux petits soldats sur les terrasses du Château-Vieux. Même les bâtards du bon roi Henri s'y sentaient à l’aise quand les quatorze enfants de la Cour, ce "troupeau de Saint-Germain" comme disait Marie de Médicis, galopaient sans arrêt autour du dauphin. A ce dernier, on avait fabriqué une petite armure car il aimait diriger la manœuvre dans les jardins. L’ennui, c’est que pour lui glisser une idée lors des attaques, les plus courageux de ses aides de camp devaient s’y prendre avec adresse, leur petit chef étant incapable de supporter la contradiction. Au cœur d’une conversation chaleureuse, sa posture aimable se disloquait soudain.

 

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En vérité, les frasques de son père faisaient honte au jeune Louis, non tant sa poule au pot tous les dimanches que les autres au lit toute la semaine. Mais le dauphin aimait profondément Henri IV et gardait ses pudeurs pour lui. Cette contradiction avait enseveli son caractère sous un filet d’humeurs négatives dont les mailles le paralysaient. Très blessant avec ses domestiques, fût-ce lors d’un repas improvisé, il ne pouvait s’empêcher de leur rappeler qu’un serviteur ne doit jamais manger avec son maitre. Comme s’ils risquaient de l’oublier, les bougres...

Avec cette muflerie distinguée qu’ont les puissants, il avait même avoué à propos de son valet préféré: "Il compte moins pour moi que la mède que je viens de faire". On notera pour l’occasion que le dauphin ne roulait pas les r.

Au fond, Louis restait un manuel hypersensible. Une manufacture à lui tout seul. Tout jeune, il fabriquait de petits canons, jouait au tapissier ou chauffait la cornue pour distiller un nouveau parfum... Il gardait même une sensibilité d'artiste, adorant peindre ou dessiner, de surplus composer les motets d’une polyphonie plaisante. De sa mère, il avait conservé le goût des danses, au point de jouer fièrement ses propres œuvres. La Cour connaissait par cœur une chasse aux merles devenue rengaine rêveuse dans son "Ballet de la Merlaison".

15 Louis XIII musicien

16 Les gens fuient la guerre

17 enfants trouves lenain

30 La tasse de chocolat

29 Les bourgeois3

28 LeNain 1

Aucune musique royale n’aurait pu adoucir les mœurs brutales du XVIIe siècle alors que la société civile, pourtant bien touchée par les idées de la Renaissance, se déchirait à nouveau dans les pièges de la religion. Chaque milieu vivait ce changement d’époque à sa manière, les aristocrates dans les châteaux, les soldats dans les auberges, les bourgeois dans les cercles et les gens du peuple dans la misère.

 Louis XIII semblait insensible aux honneurs alors que sa fausse humilité le maintenait dans le besoin paradoxal d’être obéi. Voltaire l’avait plus tard habillé pour l’hiver en parlant "d’un être maussade et mystérieux, insupportable en somme et d’une incurable mélancolie."

On savait qu’il souffrait durement de désordres digestifs sans que les Diafoirus de l'époque aient pu à coup sûr identifier ses crises. Jusqu’en 1932 où un chercheur américain les baptisa de son nom, comme il était devenu d’usage. C'est ainsi que trois siècles plus tard, la maladie de la couronne devint assez drôlement la maladie de Crohn.

38 Louis recoit duc de Longueville

Se servant habilement de son image d'inquiet permanent, le roi restait un souverain très malin.

39 Louis XIII adulte mariole 1

Fin de la parenthèse royale et retour au 2 avril 1641 à Saint-Germain-en-Laye… La fête continue… Nul ne sait si Charles IV a soupé avec appétit quand on le prie de rejoindre au dessert le chœur de la chapelle. Le roi, plus miel que jamais, l’y attend à genoux sur un prie-dieu. L’aumônier convie le duc à signer enfin, et sur les Evangiles, le traité dont l’audition écourtée l’avait tant meurtri la veille. Pour que sa contrition soit cette fois complète, on lui ordonne de s’agenouiller à son tour… Mais pas sur un prie-dieu, ni même un dépliant… Sur un modeste carreau de velours! Et voilà de nouveau notre duc au tapis.

C’est ainsi que Louis XIII, comme on tend un morceau de sucre au chien dont on a lancé la baballe au bassin, rendit sa Lorraine à Charles IV, après lui avoir fait passer, devant tout le monde, un sale quart d’heure qui avait duré trois jours.

Pour que ça lui serve de leçon, se disait la Cour. L’expression "Cause toujours!" n’étant pas encore inventée à l'époque, on imagine le duc marmonnant dans sa moustache une répartie mieux connue, du genre: "La leçon de votre majesté, je m’assois dessus!"

On vous rappelle que deux jours plus tôt, en grand secret mais devant notaire, le duc avait renoncé à toute alliance avec la Maison d’Autriche sur un parchemin en peau de lapin… S'il fallait résumer ce jeu de dupes, Louis XIII s’était cru le plus malin en imaginant le dépliant éjectable, et le duc l’avait contré en inventant le futur rétroactif.

18 Dessin Callot Lenrolement des troupes cm

19 Joueurts de cartes

C’était bien dans le caractère de Charles. Il aimait la guerre, à une époque où les aristocrates considéraient cette boucherie comme un art, les citadins comme une erreur et les paysans comme une calamité. Les états d’âme de Louis XIII, sa mauvaise santé, son esprit tourmenté, sa méfiance au sujet des dames, laissaient le duc aussi froid qu'une nuit d’hiver sur le plateau de Langres. Sous le visage buriné du Lorrain vibrait un aventurier caractériel, doublé d’un beau parleur brouillon qui s’y entendait pour aborder le beau sexe et adorait qu’on parlât de lui dans les gazettes. Toujours au grand galop d’une bataille à l’autre, il détestait les officines où l'on chuchote en robe noire mais restait d’une fidélité totale au Saint-Empire romain-germanique. Alors qu’au nord, Metz devenait doucement française...

Le fait de passer sa vie à cheval l’avait à coup sûr protégé du mal de dos, vu que la couche sur laquelle il devrait mourir bien plus tard ne serait qu'un habituel lit de camp. Un soir de bataille, en 1675, un médecin général sortirait de sa tente avec, au bout du bras, la perruque du duc. Dix mille soldats se mettraient à genoux… Un fidèle tambour en larmes sonnerait sur l’instrument une dernière charge avant d’en crever rageusement la peau.

20 Chateau Saint Germain

21 Louis XIII richelieu aÇ cheval

La seule erreur de Charles IV fut d’orgueil. Il se prenait bien naïvement pour l’ennemi public numéro un de la Cour de France alors que la Lorraine était loin d’être, aux yeux du roi et de Richelieu, le premier souci. Le duché de Lorraine irritait certes Louis XIII mais c’était surtout parce qu’il barrait aux Français le passage vers l’Alsace, le Rhin et Strasbourg. Les grands d’Europe se déchiraient. L’intrigue se nouait partout, de Moscou à Lisbonne.

21.2 bruegelmassacreinnocents

Charles IV, en ambassadeur marginal du Saint-Empire romain-germanique, rêvait d’être le grand intercesseur des Cours rhénanes alors que, pour le roi comme pour Richelieu, il n’était qu’un emmerdeur secondaire. Un petit siège avait suffi pour le déstabiliser alors que pour secouer en vrac la moitié de l’Europe, il eût fallu un trampoline.

 21.3 Cinq Mars se rend

22 Trois mousquetaires

Reste la question? Qui a raconté le premier cette histoire de dépliant? Il s’appelait le Père Hugo, mais si vous le cherchez sur Internet, il vous faudra vider les fonds de tiroir de Google et trouver les bons mots clés. Sur tous les ordinateurs, un autre Hugo, notre grand Victor, lui fait de l’ombre. Il n’y en a que pour lui dans les dictionnaires et c’est bien normal.

Le Père Hugo, prénommé Charles-Louis, était né, lui, près de Saint-Mihiel en 1667, c’est-à-dire un bon quart de siècle après la rencontre de Saint-Germain-en-Laye. On conviendra qu’il n’avait aucune chance de voir la scène fameuse... Il aura donc fallu que des témoins la lui aient racontée. On me dira qu’il ne serait pas le premier moine à inventer des histoires pour la bonne cause, mais il a plutôt laissé le souvenir d’un homme attachant et intellectuellement honnête.

D’autant qu’il était d’une curiosité de fouine. Tout l’intéressait. Peu connu en dehors de la Lorraine, il avait été le premier, à s’attaquer, de 1700 à 1713, aux archives de Charles IV. Devenu le thuriféraire de la cause ducale, il partait sagement du principe que "les sources ne servent qu’à prouver les faits". Pour lui, la vérité devait demeurer "à l’abri d’une foule d’ennemis". Tiens, tiens?

De Sainte-Marie-aux bois jusqu’à à Pont-à-Mousson, le Père Hugo passa toutes ses journées dans un fouillis de brouillons et de notes qu’il réécrivait toujours de sa main, pour tenter de donner de la beauté littéraire aux "chiens écrasés" de l’époque.

23 Dom Calmet

Un autre abbé, Dom Calmet, né près de Commercy en 1672 et mort à Senones en 1757, avait repris la chronique lorraine amorcée par le Père Hugo. Moins attiré par l’investigation sur le terrain mais doté d’une plus vaste envergure, il se méfiait des faits tant que l’écrit ne les avait pas confirmés. Sa prudence n’était pourtant pas une pierre dans le jardin du Père Hugo qu’il respectait, mais disons qu’il prenait plus de recul.

En juillet 1726, alors que Dom Calmet a 54 ans et le Père Hugo 59, le premier reçoit une "Lettre", ou plutôt un brouet de 22 pages, chacune encombrée d’un vermicelle de citations latines au point que seul un archiviste muni d’une fourchet pourrait aujourd'hui en décanter l’essentiel.

Comme par hasard, c’est un capucin qui l’a écrite... Le Père Benoit Picard vit à Toul et insinue que le Père Hugo est un chroniqueur douteux dont le recueil "Sacrae Antiquatis Monumenta" est truffé d’erreurs. Il supplie Dom Calmet d’en revoir la copie.

Sous la demande très scolastique se cache la jalousie d’un vilain rapporteur. Benoit-Picard est en effet très proche des milieux francophiles de l’évêché de Toul et supporte mal la prétention lorraine du Père Hugo, et plus tard celle de Dom Calmet, d’être les historiographes héroïques de Charles IV et de ses Lorrains. Comme au billard, l’abbé attaque le premier mais c’est le second qu’il vise.

23 Louis XIII et Richelieu

24 Louis XIII et le cardinal. Les redditions

25 bis Richelieu Louis XIII

26 Richelieu dicte a Loui

C'est ainsi que s' écrit l'Histoire de l'Europe, au cœur de ce XVIIe siècle très compliqué, alors qu'en France, un pouvoir bicéphale en tient solidement les rennes. Hugo (Victor, pas l'autre) écrira qu’à l’époque, "Richelieu en était le flambeau et Louis III la lanterne, pour protéger la flamme du vent". On peut comprendre la parabole, à voir le nombre de peintres qui choisirent d'enfermer leur complicité colorée dans les lourdes draperies d'un cabinet secret.

27 Profiter des bons moments

31 Le Nain 5

Il me faut, pour finir, ouvrir une parenthèse. Patrick Boucheron, qui s'y connaît, parlait un jour de la force politique des images et de l'accumulation de faits détenus par les historiens. Sous-entendu: certains d'entre eux les voient mais d'autres les oublient, comme s'ils étaient peu sensibles au baroque, au tragique ou au merveilleux.

C’est par hasard, en lisant voici quelques années, un ouvrage fort documenté sur la Guerre de Trente ans, que je tombai sur cette incroyable histoire de dépliant au Château de Saint-Germain-en Laye... A ma grande surprise, elle tenait en deux lignes, et cet effacement me fit aussitôt penser que je n'étais pas le seul à n'en avoir jamais entendu parler.

Pour l'auteur, elle n'était qu'un détail, en somme ... mais un détail qui, prenant la forme d'un objet innocent, me sembla soudain le logo d'un XVIIe aux bassesses grandioses, un bijou d'ironie dans un écrin de brutalité! Quand j'y pense, j'aurais pu rater cette info éclair, tant elle baignait dans une prose dont l'érudition pointilleuse ne risquait guère de passer ma curiosité au gant de crin... L’absence de la moindre émotion esthétique, devant un drame aussi singulier, montrait une fois de plus le fossé qui sépare le formalisme universitaire de la liberté littéraire.

Il aurait suffi d'un clin d'oeil. Du genre: "Vous m'avez bien lu? Vous rendez vous compte?" L'auteur ne m'en voudra pas d'avoir tenté modestement de le faire à sa place.


JG mai 2017.

37. Louis XIII a dada pretentieuximages 2

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Le moins qu'on pourrait dire, on l'a vu, c’est que notre dessinateur avait fait très fort avec les dates. C'était dans son tempérament. Né à l’orée du bois, au nord-ouest de Lorry, Gérard s’était vite révélé un ado individualiste, capable de claquer la porte du notaire qui l’avait embauché. Doté d'une humeur extravertie, il aimait raconter sa vie et celle des autres alors que l'ambiance était plutôt sinistre dans le climat guerrier de la fin du XVe siècle. A l'école non plus, on ne rigolait pas.

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Gérard était un rétif. Autour de Metz plutôt qu'ailleurs, la Renaissance couvait dans les têtes libres, mais elle n’était pas mûre pour tout le monde. La mentalité des plus soumis se fondait dans l'imagerie antique et se distillait à voix basse dans des églises. Entre l’horreur de l’Enfer et le merveilleux du Ciel, les croyants de l’époque n’en étaient pas à 2500 ans près.

 Bien avant de devenir drapier, Philippe avait connu le milieu vigneron et possédait ce grain d’humour sur les choses de la vie. S'il est aujourd'hui considéré comme l’un des premiers chroniqueurs des "Grandes Heures messines", on comprend que sa hauteur de vue sur les choses du temps qui passe lui permettait de s'en prendre à son aise avec le calendrier.

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Maintenant, prenez une loupe et détaillez dans le dessin qui va suivre le côté minutieux du croquis. La vérité s'y déploie simplement, autour de gens sans histoire qui font leur boulot sans trop s'occuper des curieux qui leur tournent autour. On imagine très bien Gérard, assis dans un coin avec un cahier sur les genoux, et qui donne la vie à cette ruche laborieuse en la croquant du bout du crayon sans le moindre souci d'enluminure. On dirait un reportage de France 3 Lorraine!

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Les milliers de lignes que Philippe de Vigneulles a laissées par ailleurs auront fasciné tous les médiévistes, même si, de nos jours, certains ont fait la moue. Pour la forme, ils déplorent qu'il ait repris à son compte le décor fantasmagorique de son époque en se disant que ça ne mangerait pas de pain. Il avait compris qu'il était moins risqué d’inventer un passé qu’il n’avait jamais vu que d’imaginer un futur qu’il ne verrait jamais.

S'il eût, en datant son œuvre, ce qu’il faut bien appeler des "visions de cinéma", cette fantaisie n'a fait que confirmer son envergure littéraire. De quoi, de nos jours, décomplexer tout historien quand ses collègues jaloux l'accusent de délayer le présent au conditionnel. Disons que Philippe de Vigneulles était un visionnaire top niveau, mais à l’envers plutôt qu’à l’endroit.

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 C'est pourquoi le "Plan et perspective de la ville de Metz" qui habille cet article est merveilleux. Gérard voyait tout. Philippe ne ratait rien. On peut jurer que leurs deux curiosités jumelles n’auraient jamais loupé un match à Saint Symphorien, si l'on suppose qu' il s'en dispensait déjà en 2046 avant Jésus Christ,

Alors que l'inverse serait impensable. Un Messin qui n'a pas fait l'Ecole des Chartes serait incapable aujourd'hui de sacrifier un après-midi au stade pour le passer dans le silence des archives... Le déchiffrage du parler au XVIe siècle exige des chercheurs froids tandis qu’au football, on préfère s'échauffer en lançant des pétards.

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 Reste un détail: le dessin avait brûlé en août 1944, privant la ville de Metz d’un témoignage très émouvant. Metz ne doit récemment sa relique émouvante qu'à l’obligeance de la Bibliothèque multimédia d’Epinal-Golbey qui en gardait une copie. Merci les Vosges. Et merci à Pierre-Edouard Wagner qui m'en donna la piste, après m'avoir vu tomber en arrêt sur la reproduction, dans son bel ouvrage sur la Cathédrale.

 L'œuvre n'était pas unique. Des spécialistes ont affirmé que Philippe avait croqué, dans son élan, une vingtaine de scènes de la vie locale, mais comme elles étaient plutôt lestes, des censeurs du XVIIe siècle les avaient chastement gommées du répertoire, en gardant la seule qui restât édifiante: une apologie du travail bien fait.

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 Que sait-on du vêtement et de l’outillage dans le Grand-est gaulois, en −2046 avant Jésus-Christ? Pas grand chose, malgré les fouilles... On sortait depuis 10.000 ans d’un grand froid cosmique, et des tribus du magdalénien qui remontaient vers le nord-est à la poursuite du gibier n’avaient pas de temps à perdre.

Peu à peu, le réchauffement les rendit plus douillets. Ils eurent d'abord eu l'envie de faire une pause, puis de s'installer pour de bon sous la hutte, non sans avoir prudemment laissé leur lance derrière la porte de la hutte, on ne sait jamais.

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D’autres sont parvenus plus tard à domestiquer les animaux et à construire des maisons avec des échelles. La métallurgie se perfectionnait. Les dames fabriquaient des tissages et des poteries, et pour finir, on enterrait les défunts dans des tombeaux. Braudel a écrit que la "vieille France biologique" s’était fabriquée à ce moment là. Ceci dit, nul n'a rien vu et tout le monde peut se tromper.

Donc les Celtes prirent bientôt toute la place et fabriquèrent des petits Gaulois. Ce qui ne les empêcha pas d’être envahis par les Belges et de repousser plus tard les Ibères. Il est donc inutile de scruter à la loupe la blouse des maçons dessinés par Philippe de Vigneulles pour y trouver la moindre ressemblance avec une peau d'ours magdalénienne.

Mais qu'il reste attachant, ce petit monde sur ses échelles. Il n'est pas très différent de celui des grutiers qu'on voit aujourd'hui grimper vers le ciel jusqu'à la cabine. Qu'importe alors la bonne date? -2046 avant, 1510 ou 2017 après? Ce n'est qu' un chantier de Metz, vu par l’œil bienveillant d'un gros commerçant du coin.

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Notre drapier comblé avait donc des excuses. Il avait choisi comme décor de son inspiration la seule "réalité" disponible, c'est-à-dire un bric-à-brac poétique de légendes ou de récits mystiques... Comme l'avait pensé, non sans bienveillance, l'historien Jean François Huguenin dès 1838.

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Philippe de Vigneulles est bien le journaliste d'une époque où il n’existait pas encore la chienlit des réseaux sociaux. Ce qui lui permit de trouver ses sujets sans risquer d’être injurié le lendemain par le premier imbécile venu. Quant à savoir si les Celtes, ancêtres des Gaulois, maniaient l'outil plutôt que le glaive à Metz en −2016 avant Jésus-Christ, on ne le saura jamais. Du ciment armé.

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C’est à l’emplacement de cette maison de Vigneulles, près du lavoir encore debout, qu’est né Philippe, l’enfant le plus célèbre de l’ancien hameau.

Philippe de Vigneulles s'est donc intéressé d'abord à la vie messine. L’histoire de France ne le passionna qu'en second lieu. "Sa chronique, selon un historien, est un document rare, car il écrit le langage qui devait être celui des bons marchands de Metz, un français prononcé à la manière locale et enrichi d’innombrables lotharingismes."

Mais sa vie, quelle plénitude! Je cite un autre spécialiste: "Homme curieux avide de s'instruire et d'instruire ses semblables, il n'a voulu rien de plus que consigner la mémoire de ce dont il avait été acteur ou témoin. Son livre, il l'a écrit comme on écrit un journal, sans recherche de composition ni de style, avec un laisser-aller, une rusticité même, qui finirent par ne plus satisfaire son propre goût. Il l'abandonna en 1520 dans la cinquantième année de sa vie, pour se mettre à écrire une histoire générale de Metz."

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Un drapier baroque, en somme, organisateur de fêtes mais commerçant pas fou, compagnon bien luné mais familier des gros ennuis. Il échappe ainsi en 1476 aux Bourguignons qui écument la région depuis le Luxembourg. Il y parvient grâce à un aveugle, Jean Burhault, dont il grave du coup le nom pour la postérité. Car cet infirme voit tout quand même. Philippe le décrit avec gourmandise, il montre un homme des bois qui sait tout faire, s’y nourrir, s’y cacher, s’y chauffer.

 Chaque fois que les soudards de Charles le Téméraire arrivaient vers Vigneulles, Burhault l'aveugle les voyait venir de loin. Les femmes et les enfants se prenaient pas la main et le premier tenait le sauveur par sa bure pour courir jusqu’au bois voisin. Espérons que de nos jours, tout habitant de Lorry qui va aux champignons ne peut s'empêcher, en fermant les yeux, de les imaginer s'engouffrent sous les branches, en frôlant son panier. L'esprit des lieux.

En 1489, Philippe avait eu la peur de sa vie alors qu’il rentrait de Naples et de Rome, avec beaucoup d’or dans les poches. Sur le plateau de Langres, des détrousseurs attendaient le client tous les kilomètres (façon de parler). Souvent, il se déguisait en paysan du secteur.

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Mais l'aventure qui le rend célèbre remonte à novembre 1490. Et c'est encore lui qui l'a racontée! A l'issue d'une noce autour de Vigneulles, alors qu’il récupérait chez quelque voisin avec son père, les deux écroulés dans le même lit, l'un et l'autre deux furent brutalement réveillés par des brigands, battus et garrottés, puis trainés sur des chevaux, en chemise et pieds nus, jusqu’au château de Chauvency près de Montmedy. La République Messine était alors en guerre contre le duc de Lorraine.

On réclamait une rançon pour les libérer mais la somme était lourde. Philippe a raconté assez froidement cette longue année sur la paille, sans haine certes, mais sans trop d’espoir d’être retrouvé au début. Ils tentèrent une évasion dont la fin fut lamentable. Le père de Philippe, pas très en forme, rata la corde et se cassa une jambe tandis qu’à Marville, les émissaires venus de Metz tentaient enfin de baisser les prix.

C'est le contraire qui arriva… D’abord, trois mille écus, et puis on changea d’avis: cinq cents florins d’or. La somme fut mise dans un coffret pour que l’échange ait lieu enfin, avec une promesse assez diabolique et signée des victimes de n’en jamais parler à personne. Cet engagement, pour notre grand bavard, était une une épreuve impossible à surmonter longtemps. Mais il jura sur le missel et sur l’hostie, ce qui prouve bien qu’à l’époque, tout bandit bien né restait croyant quand même.

La rançon fut réglée le 21 décembre 1491 et les deux infortunés rentrèrent enfin à Metz (via Pontiffroy dit la chronique) Ils s’enfermèrent pour récupérer dans la maison du père, rue de la Haie. On les imagine l’un en face de l’autre, entrain de retirer leurs bottes…

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Dix ans plus tard, notre drapier était le Messin le plus populaire de la ville. C’est alors que s’épanouit enfin son goût d’écrire et qu'il éprouva quelque bonheur intellectuel à croquer sans méchanceté la société soumise mais bigarrée de son époque. Un historien a dit de Philippe "qu’il se sentait à la fois homme du monde et homme du peuple, artisan et ouvrier, philosophe et badaud".

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Presque tous les ans, il bouclait ses malles et fréquentait les foires d'Allemagne, de Belgique et de France, ayant toujours un petit carnet en poche. A Metz, il était devenu un petit roi et la considération dont il jouissait l’obligea sans doute à ne pas refuser net le titre de chef de son quartier. Mais il n’avait pas cette ambition.

Quand la République messine voulut en 1518 lui confier la gestion des deniers publics, il refusa tout net et mourut dix ans plus tard, en homme tranquille.

Rien n’a transpiré de sa vie privée mais plume, pudique en littérature, n’impliquait pas forcément que le manche était de bois. Quelque part dans le monde, il existe peut-être dans un tiroir ces fameux dessins libertins que de pieux censeurs auraient fait semblant de jeter au feu.

Il était, répétons-le, un homme de la Renaissance. Le Roman courtois des XIe et XIIe siècles était déjà loin, de même que l'univers surnaturel où pour reprendre la belle image d’un médiéviste, "l’empire des dames était éclipsé par le règne des fées".

Avec Philippe de Vigneulles, à la place du troubadour timide qui gratte un luth sous la fenêtre, on a un marchand souriant qui se promène avec une plume d'oie.

Décembre 2016.

 

 

Dans ce livre, l'auteur conserve le regard non-conformiste qu’il affichait  sur "l’humiliation mosellane", depuis une vingtaine d’années, dans cinq ouvrages aujourd’hui épuisés. Leur thème central était relié aux effets pervers de la coupure linguistique, du fait de son refoulement quasi instinctif dans la tête des Mosellans, et notamment les Messins.

Magnifique sujet d'introspection politique. Ils souffrent au plus prtofond d'une image réductrice, en se disant que leurs racines culturelles, déjà très emmêlées sur place, ne sont que rarement comprises ailleurs.  

L'auteur se permet cette fois du recul et met en scène, sans prétention d'historien, sa "mosellisation" progressive... Dans un effort de synthèse qu’apprécieront, il l'espère, les étudiants et les nouveaux lecteurs, il ne cherche à blesser personne mais raconte sa difficile arrivée à Metz en 1966… Il reprend aussi des interviews qui émurent il y a quinze ans. Elles racontaient  l'histoire de témoins qu'on n'entendra plus.

L'auteur publie enfin des enquêtes assez décapantes connues seulement par les fidèles de ce site, et dans lesquelles il revient avec humour sur ce qu’il a cru comprendre de la subtile pensée locale. Vaste programme...

Dans la grande confusion des mémoires que la médiatisation nous prépare, cette somme d’informations et d’humeurs propose au moins de faire le point, de façon précise et décapante, sur ce que "Moselle" veut dire. Elle aidera demain, très modestement, à ne pas oublier les frustrations supportées durant plus d’un siècle par une population pourtant dure à la douleur. Et si, lu au premier degré, le titre du livre peut encore choquer, c'est que, décidément, les Français n’y comprennent rien.

www.editions-des-paraiges.eu

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Le muséographe Jean-Jacques Fouché, qui fut chef de projet du Centre de la Mémoire d’Oradour-sur-Glane de 1994 à 1999, est probablement l’un des chercheurs qui connaît le mieux l'ensemble des facettes de la tragédie. Il a écrit sur ce traumatisme national des lignes décapantes et qui font autorité. Mais son honnêteté intellectuelle semble lui avoir interdit de dessiner une mémoire du drame qui plaise à tout le monde.

A ce propos, on sait depuis 2014 que Robert Hébras, l'un des derniers rescapés du massacre, n'aura pas à verser le 1 euro de dommages et intérêts et les 10 000 euros pour frais de justice qu’avaient osé lui demander, depuis des années, deux associations alsaciennes de "Malgré Nous".

La Cour de cassation vient d’annuler en octobre 2013 l'arrêt de la cour d'appel de Colmar qui l'avait condamné. N’étant pas renvoyée devant une autre juridiction, l'affaire est définitivement bouclée.

Nous avons demandé à Jean-Jacques Fouché de commenter cette décision. L'annulation en Cassation est certes réconfortante mais Il existe encore, pour ne pas dire de plus en plus, des négationnistes enragés qui comptent sur le temps qui passe, certains que les nouvelles génerations oublieront tout... Le texte de J-J Fouché a le mérite de "remettre les pendules à l’heure", et l’on nous pardonnera cette formule un peu familière.

"Le récit, nous dit-il, du massacre à Oradour, tel que j’ai pu l’établir en croisant les témoignages des victimes et des Waffen SS, est disponible, depuis 1999, dans l’exposition permanente du Centre de la mémoire à Oradour.

Je l’ai écrit à partir des dossiers de l’instruction judiciaire conservés au Dépôt central des archives de la Justice militaire. J’ai pu travailler sur l’ensemble des procédures concernant les crimes commis par les Waffen SS de la division "Das Reich" durant la période mai, juin et juillet 1944. Ma documentation inclut des archives judiciaires et militaires allemandes et françaises. Les résutats de mes recherches ont été confirmés par des publications scientifiques historiques parues en Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie; elles concernent des cas, des événements et des processus similaires.

Le chapitre de mon livre (2001) titré "Récit du massacre" est paginé de 129 à 188; le nom du sous-officier Waffen SS, artificier de la compagnie, qui posa les explosifs entre la voûte et la charpente de l’église apparaît aux pages 164 et 165.

Témoin, victime rescapée des fusillades, Monsieur Robert Hébras n'imagine rien lorsqu’il propose son récit du massacre. Dans la brochure qu’il a fait publier, il raconte seulement ce qu’il a vécu et vu. Et il ajoute une opinion concernant les soldats SS qui l’ont fusillé. Il ne pouvait pas imaginer - même s’il l’a admis depuis - que les Waffen SS Français qui ont tiré sur lui aient été des incorporés de force.

La participation de Français originaires d’Alsace annexée, si elle apparaît dans le dossier de l’instruction judiciaire dès décembre 1944, ne fut en effet connue de la population qu’au premier trimestre de 1946 à l’occasion d’un procès devant la cour de justice de Limoges. Pour l’opinion publique, il était impensable que des Français aient pu participer au crime sans être des volontaires SS, sans une adhésion au régime nazi.

Ce qu’écrit Monsieur Hébras de ses doutes a été très largement partagé par l’opinion publique. Durant les années d’après guerre, ce doute est majoritaire dans la population. Le procès devant le tribunal militaire de Bordeaux en 1953 est celui des "bourreaux d’Oradour"; cette formulation est généralisée par la presse, y compris en Alsace où "Les dernières nouvelles d’Alsace" titrèrent en "une" en reprenant cette formule durant presque trois semaines en janvier 1953. L’amnistie qui suivit les condamnations fut perçue à la fois comme un arrangement avec la partie alsacienne et une injure aux victimes.
 
L’incorporation de force devait inévitablement suivre l’annexion de 1940. Des Alsaciens, évacués en 1939 en Limousin et Périgord, la redoutaient et choisirent de ne pas rentrer en Alsace à l’été 1940. Les protestations, à Vichy des parlementaires alsaciens et Mosellans furent vaines; les condamnations formulées à Londres puis à Alger par des représentants de la France-Libre restèrent sans effets pratiques. À la Libération aucun texte ne prévoyait de solutions juridiques aux difficultés que rencontreraient les incorporés de force une fois la guerre terminée.
 
Le décret de l’administration nazie qui instaurait un service militaire obligatoire dans les forces allemandes aurait-il pu créer, par une sorte d’automaticité magique, une catégorie générale des Malgré nous? La date du 25 août 1942 a t-elle pu effacer les éventuels engagements antérieurs?
 
M.-J. Bopp publia le texte de la décision de l’administration nazie instaurant l’incorporation dans les forces du Reich dans son livre "L’Alsace sous l’occupation allemande" (Le Puy, 1945); la Direction de la Documentation-Secrétariat général du Gouvernement publia ce texte dans le n° 1039 des "Notes documentaires et études", (20 décembre 1948). La situation difficile et parfois dramatique des incorporés de force n’était pas inconnue mais resta sans traitement admistratif.
 
Durant l’immédiat après-guerre, ni le Gouvernement ni les élus alsaciens ont agi pour établir un statut juridique au bénéfice des anciens incorporés de force. Les élus locaux les ont, au mieux de leurs intérêts, instrumentalisés. le cas de Georges Bourgeois (parlementaire RPF à partir de 1947 et président du conseil général du Haut-Rhin), paraît exemplaire par sa présidence de l’AEIDF du Haut-Rhin.
 
Le Parlement vota à l’unanimité la loi du 15 septembre 1948 qui rendait possible la comparution simultannée d’accusés Allemands et Français devant un tribunal militaire. Les parlementaires avaient approuvé un texte déposé sur le bureau de l’Assemblée au début du mois de juin 1947. Le Président de la République Vincent Auriol l’avait présenté le 10 juin 1947, lors de la cérémonie de pose de la première pierre du nouveau bourg d’Oradour-sur-Glane. Les élus alsaciens ne pouvaient pas être surpris par son cointenu qui leur avait été soumis depuis plus d’un an: ils l’ont voté en le connaissant.
 
La défense des incorporés de force est une tâche difficile face à l’aura restée attachée au site des ruines et aux récits des victimes d’Oradour. Une aura à laquelle ne peuvent prétendre, bien qu’elles la désirent au moins équivalente, les associations des incorporés de force. La multiplication des récits où se mêlent héroïsmes et malheurs des incorporés de force ne peut modifier la méfiance de l’opinion publique. En 1953 et toujours aujourd’hui, elle prend le parti des victimes d’Oradour.
 
L’accusation portée contre Monsieur Hébras devant un tribunal par les associations de défense des incorporés de force, accusation motivée par un texte de trois lignes dans une brochure de plus de vingt pages, révèlait un malaise et un ressentiment. Les associations alsaciennes ont été mal inspirées dans cette tentative pour arracher, par un verdict, l’équivalent d’une reddition d’une victime emblématique du massacre. La cible était à l’évidence symbolique.
 
Le traitement médiatique a été cinglant: Oradour constitue une réserve presque inépuisable d’images de victimes - des images positives - alors qu’il est impossible d’illustrer l’incorporation de force. La pagination des journaux et l’utisation de l’espace des pages donnent une priorité aux photos de la victime et aux ruines de son village avec une absence de contrepartie; voir le quotidien Le Monde du 19 février 2013. Les titres et les relances des informations radio et télévision… donnaient la même priorité à la victime d’Oradour tout en rappelant "les malheurs de l’Alsace"; mais c’était un rappel, celui d’une histoire pitoyable qui ne peut pas bénéficier d’un traitement héroïque.
 
Les associations de défense des incorporés de force se sont fourvoyées. On n’attaque pas une victime fusillée à Oradour. On lui tend la main. On l’invite fraternellement pour dialoguer. On évite ainsi d’injurier l’avenir. On tente d’apurer la dette et on essaie de construire quelque chose…
 
Les associations alsaciennes auraient pu éviter de perdre une cause, qud l'on peut estimer juste, devant un tribunal puis en cassation. En fin de parcours leur déroute est totale: déboutées par la Justice, elles font l’objet d’une dépréciation médiatique.
 
Dans cette polémique, les juges ont rappelé le principe de la Liberté lorsque les associations alsaciennes manquaient à la Fraternité.
 
Alors? Et maintenant?
Ne serait-ce pas le bon moment pour s’extraire des mémoires communautaires qui ne visent qu’à la perpétuation des dettes?
 
Ne serait-il pas utile de se souvenir, par exemple, de la déclaration de la Fédération protestante de France adressée à la communauté juive en 1946: "Nous protestants, à genoux, nous vous demandons pardon…"?

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