Maillard et sa baffe historique

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Cette main saupoudrée de vagues reflets dorés, qui paraît incrustée à bonne hauteur des Arcades au fronton du numéro 31... Votre petit doigt ne vous a rien dit?

Nous ne sommes pas n'importe où mais dans la grande histoire de Metz. La place Saint-Louis n’a pas d’arbres mais elle a de la branche. Prise d'avion, sa carte postale nous offre un lieu si pleinement épuré que même dans le foutoir coloré d'une Maison de la Presse, un touriste la repère au premier lancer de tourniquet. On est dans une minéralité  lisse, un forum sans voiture, le décor d'un théâtre. Au cœur de ce microclimat totalement messin, une main sculptée au fronton d’un rempart de façades patriciennes, ne pourrait pas être banale.

Le faîte crénelé des maisons florentines évoque en effet l'univers de la Renaissance, avec ses bourgeois enfin décomplexés à propos de l’argent et donc guéris des contritions médiévales. A l’abri des voûtes marchandes, les banquiers battaient monnaie devant la foule et comme ils ne pensaient qu’à leurs affaires, on les voit mal se soucier de graver cette main sur un mur pour indiquer la direction des toilettes aux clients qui venaient de loin...

Ces derniers n’auraient d’ailleurs trouvé, pour tout dépannage, que le porche de la maison voisine, ce qui leur eût coupé tout élan. L'immeuble du 31 appartenait en effet à Maistre Perrin Roucel, prédécesseur, dans les années 1480, de notre Dominique Gros, le vélo en moins…

Il faut donc chercher une autre explication à ce mystérieux motif de la place Saint-Louis... Serait-il une enseigne? et l’on pense à l’échoppe d’un gantier…Mais alors, pourquoi n’avoir pas dessiné un gant? Ou bien aurions nous sous les yeux le blason de quelque diseur de bonne aventure? sauf que cette paume zébrée d'entailles assez grossières n’a vraiment rien à voir avec les subtilités d'une ligne de vie.

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Il faut donc y regarder de plus près. Vous remarquez alors la position du pouce. Il est au plus haut des cinq doigts dont on ne voit pas les ongles. Pas besoin d'être sorcier pour en déduire qu'il s’agit d’une main gauche... Celle qu'on associe à la féminité, à la faiblesse ou à la Lune. Et vous vous retrouvez sur Internet à lire en diagonale des kilomètres de prose planante, écrites par d’éminents gourous sur la spiritualité des gauchers.
 
Des ethnologues ont même déchiffré le code culturel des tribus primitives pour trouver la signification des gestes manuels. L'ennui, c'est que depuis qu'ils sont parvenus à décortiquer jusqu'à la sociabilité des Australopithèques, ils s'égarent  dans les détails. N'ont-ils pas décrété  que dans certaines tribus africaines, la main gauche était seule employée pour la purification des ouvertures du corps situées au-dessous du nombril...
 
Voilà qui nous éloigne du sujet. Quoi qu'il en soit, l'essentiel de ces élucubrations nous laisse imaginer des  manipulations délicates, alors que, place Saint-Louis, les mensurations gravées feraient plutôt penser à une pogne de déménageur.
 
Reste l’Orient et ses Mudras. On nomme ainsi, chez les bouddhistes, l’entrelacs élégant que peuvent esquisser  cinq doigts pour codifier manuellement les détours d’une émotion contenue. Mais c’est encore une fausse piste. La main du Mudra est toujours verticale, alors que celle de la Place Saint-Louis est horizontale… Nous voici bien avancés…
 
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 Un journaliste a raconté l’affaire

La clé du mystère se trouve aux Archives Municipales et c’est par là qu’il fallait commencer. Dans un livre qui dort depuis trois quarts de siècle sur les plus hautes étagères mosellanes, Paul Piquelle nous avait tout dit.
    Qui était Piquelle? Un ancien rédacteur en chef du journal "Le Messin" pendant la première germanisation. Il avait certes retrouvé sa nationalité française en novembre 1918 mais une fois savourées intérieurement les euphories du grand retour, il avait dû constater que les anciens annexés avaient tous la mémoire élastique.  Elle etait en effet très compliquée. Lui-même avait tendance à oublier les 48 années qu’il avait vécues sous la botte.  Ni du noir ni du blanc mais du gris chaque fois.. Il avait sans doute compris que cette paresse n’était pas innocente et qu’elle traduisait, pour tous les Mosellans d’après 1918, le refus de devoir se justifier sans arrêt, une manière inconsciente d’évacuer leur crainte de passer pour des Boches aux yeux des Français de l’intérieur.

En bon chroniqueur,  autour de 1935, Piquelle entreprit enfin de raconter cette vieille annexion qui dormait dans sa tête. Mais il trouva un ton inattendu. C'est avec un détachement amusé qu'il réveilla la vieille blessure, alors qu'en son for intérieur, elle lui semblait encore assez mortelle pour qu’il n'osât pas en faire le deuil. Il ramassa plutôt des brassées d’anecdotes, sans trop chipoter sur les détails précis. Comme il avait beaucoup de finesse, sa prose lui permit de se moquer des Prussiens sans esprit revanchard, au lieu de barboter dans un chauvinisme imbécile à la Barrès. "La vie à Metz pendant l’annexion" n’est donc pas un brame nationaliste à l'orée du bois, mais un kaléidoscope d’images enfouies, revisitées d’une plume amusée par un bourgeois républicain.


Une paire de gifles historique

Or donc, Piquelle nous parle de la place Saint-Louis: 

"C’était, dit-il, en 1886, durant l’époque encore héroïque de la protestation. A l’occasion d’une réunion électorale du candidat protestataire J-D Antoine, un fonctionnaire municipal du nom de F… ayant demandé et obtenu la parole, se mit à débiner notre candidat. Un échange eut lieu entre le préopinant (...) et M. Maillard, négociant sous les Arcades. La discussion se termina par une vigoureuse paire de gifles appliquée par M. Maillard à son contradicteur.

Le fonctionnaire porta plainte pour voies de fait et comme il n’y avait aucune contestation de part et d’autre, l’offenseur fut condamné à cent marks d’amende pour l’allée et venue de sa main sur la figure de l’offensé. Maillard, le père de nos Maillard actuels, crut devoir perpétuer cette petite page d’histoire en faisant peindre sur son enseigne une main en or qui devint et qui est encore la marque de sa maison."

Cette fois, c’est la bonne piste. Elle nous introduit dans le quotidien compliqué des Messins de la fin du XIXe. Elle nous plonge dans le terreau culturel de la première annexion.


La frustration des Mosellans humiliés

A partir d’une main qui semblait ne rien dire, mais si nous remontons lentement le fil de l’histoire, nous allons redécouvrir un épisode refoulé, une frustration mal guérie. Nous allons mieux comprendre comment a mûri l’imaginaire introverti de la Moselle humiliée.

Que voulait dire Piquelle en parlant de "l’époque héroïque de la protestation "Qu’avait-elle de si héroïque? Qui était donc cet impétueux Maillard, exaspéré au point de sortir de ses gonds? Enfin, d’où sortait ce sourcilleux bureaucrate, baptisé F… comme fonctionnaire, et dont l’écrivain n’a charitablement donné que la première lettre du nom? Etait-il un collabo local, comme on en trouve à toutes les époques, un "traître" dont toute la ville avait assez ri pour que l’auteur ait la compassion de ne pas revenir sur son identité?

Mais surtout, qui était donc ce fameux JD Antoine, ce candidat protestataire, capable, sous le nez des Allemands, d’enflammer les brasseries?

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Il est beau sur cette gravure. Il en impose alors que sa mémoire a depuis longtemps disparu des références messines. Il a certes une petite rue à Metz, mais à part quelques piliers de bibliothèques, chauves comme il se doit, et le réseau pointu des historiens, peu de gens savent aujourd’hui que ce Mosellan flamboyant domina la vie politique locale jusqu’à la fin du XIXe siècle au point de devenir, pour la presse parisienne et mondiale, l’incarnation très solennelle du grand refus "alsacien-lorrain" Né à Metz en 1845, et fils d’un gendarme de Novéant, Jules-Dominique Antoine était médecin-vétérinaire à Sierck quand éclata la guerre de 1870. Tenter d’expliquer comment un jeune patriote humilié par la défaite passa progressivement du cul des vaches à la tête du parti républicain nous emmènerait trop loin.


Les deux époques de l’annexion

Essayons plutôt de bien cadrer l’époque dans laquelle s’épanouit son charisme politique. Elle va de 1871 à 1889, c’est-à-dire, grosso modo, dans la première moitié de l’annexion. Durant cette période, une première génération de Mosellans, d’abord sonnée par l’installation brutale des Prussiens, essaya plus ou moins prudemment de réaffirmer son identité française en poussant, comme on dit, le bouchon devant l’occupant, comme pour mesurer jusqu’où il pouvait aller. Par souci de ne pas compromettre l’assimilation, le statthalter Von Manteuffel fermait souvent les yeux.

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Alors qu’après la mort du maréchal, et dès 1890, sous l’effet d’une reprise en main décidée par les occupants, la deuxième génération de Mosellans germanisés prit le sage parti de garder plutôt profil bas, en attendant l’hypothétique espoir de retrouver la France un jour. Jules-Dominique Antoine fut donc le medium de la première génération germanisée de force. Il aurait pu faire comme tant d’autres et quitter la Moselle en 1871. Il préféra se faire élire en 1872 au conseil municipal de Metz, dont il devint, le secrétaire actif, ne ratant jamais l'occasion de contredire les Allemands. Il avait en effet le don de renifler la moindre gaffe teutonne et s’engouffrait goulûment dans les failles du nouveau pouvoir... Il savait que les occupants étaient alors trop désireux d’éviter un conflit majeur pour répondre du tac au tac à ses provocations.

Antoine guerroyait aussi contre une Eglise mosellane déboussolée, dont la nostalgie pour la patrie perdue se sentait prise en porte-à-faux du fait de l'évolution du problème des religions dans les cercles parisiens gouvernementaux. La réputation de patriote laïque et républicain que s’était taillé Antoine finit par en faire l’incarnation de tous les refus.

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Il se permit bientôt de toiser Manteuffel, dont nous venons de souligner la poigne plutôt prudente, en lui disant que "l’annexion avait vivement blessé le sentiment d’hommes libres des Lorrains".

Deux maires allemands successifs, Jules de Freyberg et Alexander Halm, avaient certes fini par mettre fin, dès 1877, à la continuité française qu'avaient assez douloureusement maintenue, au début, Félix Maréchal et surtout Paul Bezançon. Mais le pli était pris à l'Hôtel de ville depuis l’élection d’Antoine comme secrétaire en 1872. La bouderie du Conseil municipal de Metz était devenue permanente.

Jules-Dominique finit par claquer ostensiblement la porte pour protester contre "les manières tatillonnes" des bureaucrates allemands. En 1879, il se fit élire à la délégation Alsace-Lorraine (un niveau intermédiaire créé par l’occupant) et fit rire tout Strasbourg en rouspétant contre l’idée de faire payer par les Mosellans la réfection du toit de la cathédrale de Metz, après que les artificiers de la Cour prussienne l’aient fait maladroitement cramer en 1877 lors d’une nuit fameuse en l’honneur de l’Empereur. Succès garanti. Elu ès-qualité au Conseil général en 1880 pour surveiller les étalons, il multiplia certes les saillies mais surtout contre les vainqueurs. Dix années après l’annexion, il osait encore s’élever contre l’imposition de la langue allemande et toisait l’Autorité.

"Il nous restera toujours, lançait-il, ce que vous ne pourrez jamais nous enlever ". Ce qui tenait à la fois de la logique pure et de la perle de comptoir. Mais c'est le genre d'aphorisme qui faisait mouche à l'époque. Antoine avait un grand courage, et son charisme provocateur fascinait la population messine.

Pour ajouter à sa carte de visite, il fut choisi en 1882 par les Mosellans pour devenir l’un de leur quatre députés au Reichstag! Un endroit tellement baroque à ses yeux qu'il ne pouvait qu'exciter sa verve. La même année, pour bien montrer qu'il ne tournerait jamais sa veste, il assistait officiellement à Paris à l’enterrement de son ami Gambetta.

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Bref, durant toutes ces années de petite guerre, Jules-Dominique était partout. Une sorte de Graoully asticoteur jaillissant de tous les taillis messins.

La droite conservatrice lorraine, patriote mais encore très rurale, commençait à trouver cette agitation dangereuse. Déjà, elle n'aimait pas trop de côté républicain du bonhomme. De plus, elle avait peur que les Allemands réagissent. On a vu que beaucoup de gens d’Eglise étaient du même avis, car ils prenaient peur de son copinage avec les francs-maçons de Nancy et Paris... Mais nul n’osait exprimer son hostilité contre un élu à répétition dont l’éloquence rebondissait tous les jours dans les journaux parisiens. Antoine était devenu un héros intouchable. Paris en avait fait le porte-drapeau de la résistance à l'annexion.

Manteuffel, lassé de minimiser les provocations, décida enfin de froncer le sourcil. Il prit le risque politique de suggérer à Mgr Dupont des Loges un petit coup de pouce épiscopal en faveur d’un candidat moins rugueux qu’Antoine, pour le Reichstag. Le genre de chose qui s'est toujours fait dans les milieux ouatés du pouvoir.

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Mais l’évêque refusa hautement, lui qui pourtant détestait les Républicains. Sa santé avait certes faibli, mais sa rigueur en sortait plus intacte. Même les laïques du "Café Français" avaient été impressionnés par sa dignité devant l’occupant. (Voir un autre article sur l’évêque, depuis la page d’accueil). Le Gouverneur allemand, très contrarié, interdit alors à Antoine de lancer un journal messin. Le bouillant candidat, peu conscient du danger, lui répondit par une tirade qui fit, d’une dépêche à l’autre, le tour du monde: "J’espère que de votre vivant, vous assisterez à la revanche du droit sur la force. Et ce jour là, je serai vengé."

C’est alors que les plumes féroces du journal "Le Lorrain" sortirent enfin du bois. Depuis longtemps, elles voulaient contrer les idéaux de laïcité d’Antoine, mais le respect inattendu que Mgr Dupont des Loges gardait au député leur posait problème… Voir un évêque ouvertement royaliste montrer discrètement sa sympathie pour un laïque, sous le nez d’occupants protestants, c’était beaucoup pour des catholiques nationalistes. A la mort de l’évêque, en 1886, ils apprirent avec stupeur qu’il avait légué à Jules-Dominique la plume d’oie avec laquelle il venait d’écrire ses dernières volontés. Bel exemple  d'estime reciproque.

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"Le Lorrain" présenta contre Antoine le directeur du journal, l’abbé Jacques, qui n’était visiblement pas de taille en face d’un homme aussi malin que Dominique-Jules. Politiquement, l'ecclésiastique était ficelé. Manquant trop d’humour pour ridiculiser l’activisme du vétérinaire, il ne pouvait guère l’attaquer sur son patriotisme. Alors, il le fit au nom des profondes valeurs de la foi chrétienne, et s’embourba dans ses sermons. Le député se garda bien de répondre. Il eût même l’habileté de s’abriter sous la protection de son brave évêque… A Paris, Jacques se fit traiter "d’abbé Bazaine" dans la presse nationale et Manteuffel se fâcha. Il fit arrêter Antoine en 1883 pour "haute trahison", avant de le relaxer piteusement en 1884.

Au sortir de ces intimidations répétées, Jules-Dominique fut donc élu au Reichstag, où d’ailleurs, ne comprenant pas un mot d’allemand, il prévoyait déjà de regarder ostensiblement voler les mouches. La mort de Manteuffel, en 1885, changea brusquement la donne. Les liens qu’on prêtait au "député Antoine" avec les milieux revanchards parisiens, ajoutés aux commentaires assez méprisants qu’on distillait sur lui autour du "Lorrain", tout cela commençait à faire désordre. L’idée de durcir l’annexion avait fait lentement son chemin sous les casques à pointe, et tout le monde le sentait. La menace était sans arrêt agitée par les notables ruraux. "Si on le laisse faire, cet Antoine de malheur, nous n’aurons bientôt plus aucune liberté".

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Leur raisonnement n’était pas stupide, mais il cachait aussi leur peur de voir un jour l’organisation républicaine bouleverser la veille mentalité villageoise et la religiosité des Mosellans. L'église locale s'accrochait au Concordat, certes inventé par Napoléon Ier, mais que la Prusse avait maintenu en Alsace et en Moselle, grâce à l’intelligence politique de Bismarck.

Antoine était devenu un cactus. Quand il fallut préparer une nouvelle élection, prévue au Reichstag en 1887, le renouvellement de sa candidature fut le nœud d’un vrai psychodrame. Durant toute l’année 1886, le vieux Pays Messin, dédaignant les réserves discrètes du "Lorrain" sur ce candidat qui sentait le soufre, s’offrit ce que les psychanalystes nomment un transfert affectif. Il fut élu cette fois à une écrasante majorité et plus d'un chanoine en mangea sa barrette. Même des lecteurs catholiques les plus fervents du "Lorrain" avaient voté pour Antoine, à la grande rage des Allemands. Ils voyaient progresser à Paris, à la même époque, des cercles revanchards autour du général Boulanger.

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Berlin serra la vis et ce fut la fin de la période dite de la contestation. Antoine fut expulsé au Luxembourg. Il démissionna du Reichstag en 1889, rentra en France et prit sa retraite à Pagny-sur-Moselle, tout près de chez lui, mais de l’autre côté de la frontière, avant de mourir à Nancy en 1917. Un an trop tôt pour revoir sa chère ville de Metz. Un moment triste.
 

Résumons: Nous avons enfin le décor de notre histoire. C’est dans un climat passionné que, lors d’une réunion électorale à Metz en 1886, et toujours selon Piquelle, un certain Maillard, qui adorait Antoine, gifla un certain F, comme François, qui ne l’aimait pas.

Imaginons la scène. Nous sommes dans une grande brasserie messine. Sur l’estrade, le candidat Antoine se tient droit devant sa carafe d’eau. Il vient de terminer son discours et toute la salle applaudit. Mais une voix transperce le claquement des bravos:

"Provocateur! Mauvais chrétien! Tu n’as rien à faire ici. Tu fais du tort aux Mosellans! Dégage!"

Maillard s’approche du perturbateur et lui demande de répéter... Puis il devient tout rouge et envoie ses deux baffes.En attendant la police, il sourit aux gens tout autour de lui. Il est heureux. Et ce n’est pas feu l'abbé Jacques qui aurait pu dire le contraire. Depuis le Séminaire, il savait que dans les Actes des apôtres, "la main qui donne est bien plus heureuse que celle qui reçoit."


La dernière voix des Maillard

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En juin 2011, nous rencontrons à Metz Mme Jacqueline Ermann, une dame charmante, l’arrière-petite-fille du "gifleur" Maillard. Elle se souvient qu’après 1945, dans sa famille, l’histoire revenait sur le tapis chaque fois qu’on parlait de la première annexion. "Mais j’étais trop jeune à l’époque, et pour les détails, je les ai oubliés."

Elle est certaine que la fameuse réunion électorale avait eu lieu au Café de la Bourse, qui se trouvait alors de l’autre côté de la place, juste en face de leur magasin. Les Maillard, de vieux Messins, tenaient boutique sous les Arcades. Jacqueline m’apprend aussi que son arrière-grand-père s’appelait Emile et qu’il était un ami d’Antoine.

Une nouvelle visite aux Archives municipales permet de vérifier les dates. En 1872, les Maillard s’installent Place Saint-Louis. Jean-Baptiste Maillard, dit “Emil“, ouvre son commerce. C'est à 40 ans qu'il gère un magasin de textiles où les Messins trouvent de tout, et c'est à 54 ans qu’il envoie sa gifle. Comme il n’en est pas peu fier, il décide un an plus tard d’appeler son affaire "La main dorée", suivez son regard, en prenant vraiment les Allemands pour des idiots. Ils ne bronchent pas et entérinent l'enseigne. Surprise: il s’agit d’une main droite, aux couleurs de l'or, placée probablement sur la vitrine de sa boutique.

Auguste, le fils d’Emil, lui succède à la fin du siècle, avant de laisser le magasin à son fils André. En 1940, toute la famille est expulsée par les nazis. En 1945, André encore furieux, on le comprend, d'avoir été chassé de chez lui pendant cinq ans, rentre à Metz et cherche un moyen de souffler tous les matins sur les braises de sa rancune. Il demande à l’administration des Beaux-Arts la permission de faire sculpter une nouvelle main, mais cette fois sur le mur de pierre, en souvenir de l'ancienne...

La démarche est suffisamment culottée pour faite tiquer les archéologues, mais après des années de destruction et de chaos, ils n'ont guère le pouvoir d'interdire alors que le voeu d'André Maillard est soutenu d'entrée autour de l'Hôtel-de-ville. Dans le climat de la Libération, la petite provocation n'est pas méchante et va plaire à tout le monde. Un symbole de la résistance messine restera ainsi gravé sur un mur des Arcades. 

  Au bout de son échelle, un sculpteur taille une main gauche et jusqu'à la fin des années cinquante, toute la ville se souvient de ce qu'elle veut dire. Mais bientôt, les nouvelles génerations oublient. Le magasin familial est vendu, faute de successeur. En somme, les Maillard passent la main.

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L'histoire n'est pas finie... Les Messins doivent beaucoup à Piquelle mais il s’est trompé lui aussi! Dans l'esprit de ce chroniqueur à la plume souriante, on a vu qu'il s’agissait  d'une assez vieille affaire, qu'il ressort en 1935,  plus de cinquante années après les faits. Les Allemands, eux, avaient la mémoire bien plus pointue. Et comme ils n’aimaient pas trop plaisanter avec les papiers officiels, ils avaient transformé le recto de la page domiciliaire des Maillard en casier judiciaire. C'est encore aux Archives municipales qu'il faut chercher la vérité.

Emil Maillard a bien été condamné le 10 juin 1887 par le Tribunal cantonal "pour avoir giflé sur l’oreille un employé administratif nommé Henriry". Mais le tarif est beaucoup plus cher que s'en était souvenu Piquelle et que l'avait longtemps pensé la famille de Madame Ermann. Pour affront à une personne, le coupable a payé 1000 marks en liquide et fait deux mois de prison.

Quelques années plus tard, sous le court-procès verbal, les Allemands ajoutent innocemment un découpage de la vraie marque du magasin, comme on colle une décalcomanie! Or ce logo était l'enseigne historique du premier Maillard, dont ils avaient sans doute oublié la signification symbolique! Depuis, tous les vieux Messins dans la confidence se croisaient Place Saint-Louis avec un petit sourire en coin. C'est grâce à ce dessin que nous avons la confirmation: la première main de Maillard était de droite!

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Récapitulons... La gifle date de 1886. Le procès de 1887.  Comme on le voit sur le document, le maire de Metz, rentré lui-même après cinq années d’exil, court-circuite la procédure administrative pour soutenir la demande du petit-fils du gifleur. On n’est pas dans la politique, on est dans le symbole. Gabriel Hocquard donne son feu vert à la requête assez baroque et pour ce geste de haute mémoire, deux lignes vont lui suffire:

"Cette main d’or a son histoire.
Il s’agit simplement de rétablir ce qui était". 

JG. Juillet 2011