Oradour toujours

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Le muséographe Jean-Jacques Fouché, qui fut chef de projet du Centre de la Mémoire d’Oradour-sur-Glane de 1994 à 1999, est probablement l’un des chercheurs qui connaît le mieux l'ensemble des facettes de la tragédie. Il a écrit sur ce traumatisme national des lignes décapantes et qui font autorité. Mais son honnêteté intellectuelle semble lui avoir interdit de dessiner une mémoire du drame qui plaise à tout le monde.

A ce propos, on sait depuis 2014 que Robert Hébras, l'un des derniers rescapés du massacre, n'aura pas à verser le 1 euro de dommages et intérêts et les 10 000 euros pour frais de justice qu’avaient osé lui demander, depuis des années, deux associations alsaciennes de "Malgré Nous".

La Cour de cassation vient d’annuler en octobre 2013 l'arrêt de la cour d'appel de Colmar qui l'avait condamné. N’étant pas renvoyée devant une autre juridiction, l'affaire est définitivement bouclée.

Nous avons demandé à Jean-Jacques Fouché de commenter cette décision. L'annulation en Cassation est certes réconfortante mais Il existe encore, pour ne pas dire de plus en plus, des négationnistes enragés qui comptent sur le temps qui passe, certains que les nouvelles génerations oublieront tout... Le texte de J-J Fouché a le mérite de "remettre les pendules à l’heure", et l’on nous pardonnera cette formule un peu familière.

"Le récit, nous dit-il, du massacre à Oradour, tel que j’ai pu l’établir en croisant les témoignages des victimes et des Waffen SS, est disponible, depuis 1999, dans l’exposition permanente du Centre de la mémoire à Oradour.

Je l’ai écrit à partir des dossiers de l’instruction judiciaire conservés au Dépôt central des archives de la Justice militaire. J’ai pu travailler sur l’ensemble des procédures concernant les crimes commis par les Waffen SS de la division "Das Reich" durant la période mai, juin et juillet 1944. Ma documentation inclut des archives judiciaires et militaires allemandes et françaises. Les résutats de mes recherches ont été confirmés par des publications scientifiques historiques parues en Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie; elles concernent des cas, des événements et des processus similaires.

Le chapitre de mon livre (2001) titré "Récit du massacre" est paginé de 129 à 188; le nom du sous-officier Waffen SS, artificier de la compagnie, qui posa les explosifs entre la voûte et la charpente de l’église apparaît aux pages 164 et 165.

Témoin, victime rescapée des fusillades, Monsieur Robert Hébras n'imagine rien lorsqu’il propose son récit du massacre. Dans la brochure qu’il a fait publier, il raconte seulement ce qu’il a vécu et vu. Et il ajoute une opinion concernant les soldats SS qui l’ont fusillé. Il ne pouvait pas imaginer - même s’il l’a admis depuis - que les Waffen SS Français qui ont tiré sur lui aient été des incorporés de force.

La participation de Français originaires d’Alsace annexée, si elle apparaît dans le dossier de l’instruction judiciaire dès décembre 1944, ne fut en effet connue de la population qu’au premier trimestre de 1946 à l’occasion d’un procès devant la cour de justice de Limoges. Pour l’opinion publique, il était impensable que des Français aient pu participer au crime sans être des volontaires SS, sans une adhésion au régime nazi.

Ce qu’écrit Monsieur Hébras de ses doutes a été très largement partagé par l’opinion publique. Durant les années d’après guerre, ce doute est majoritaire dans la population. Le procès devant le tribunal militaire de Bordeaux en 1953 est celui des "bourreaux d’Oradour"; cette formulation est généralisée par la presse, y compris en Alsace où "Les dernières nouvelles d’Alsace" titrèrent en "une" en reprenant cette formule durant presque trois semaines en janvier 1953. L’amnistie qui suivit les condamnations fut perçue à la fois comme un arrangement avec la partie alsacienne et une injure aux victimes.
 
L’incorporation de force devait inévitablement suivre l’annexion de 1940. Des Alsaciens, évacués en 1939 en Limousin et Périgord, la redoutaient et choisirent de ne pas rentrer en Alsace à l’été 1940. Les protestations, à Vichy des parlementaires alsaciens et Mosellans furent vaines; les condamnations formulées à Londres puis à Alger par des représentants de la France-Libre restèrent sans effets pratiques. À la Libération aucun texte ne prévoyait de solutions juridiques aux difficultés que rencontreraient les incorporés de force une fois la guerre terminée.
 
Le décret de l’administration nazie qui instaurait un service militaire obligatoire dans les forces allemandes aurait-il pu créer, par une sorte d’automaticité magique, une catégorie générale des Malgré nous? La date du 25 août 1942 a t-elle pu effacer les éventuels engagements antérieurs?
 
M.-J. Bopp publia le texte de la décision de l’administration nazie instaurant l’incorporation dans les forces du Reich dans son livre "L’Alsace sous l’occupation allemande" (Le Puy, 1945); la Direction de la Documentation-Secrétariat général du Gouvernement publia ce texte dans le n° 1039 des "Notes documentaires et études", (20 décembre 1948). La situation difficile et parfois dramatique des incorporés de force n’était pas inconnue mais resta sans traitement admistratif.
 
Durant l’immédiat après-guerre, ni le Gouvernement ni les élus alsaciens ont agi pour établir un statut juridique au bénéfice des anciens incorporés de force. Les élus locaux les ont, au mieux de leurs intérêts, instrumentalisés. le cas de Georges Bourgeois (parlementaire RPF à partir de 1947 et président du conseil général du Haut-Rhin), paraît exemplaire par sa présidence de l’AEIDF du Haut-Rhin.
 
Le Parlement vota à l’unanimité la loi du 15 septembre 1948 qui rendait possible la comparution simultannée d’accusés Allemands et Français devant un tribunal militaire. Les parlementaires avaient approuvé un texte déposé sur le bureau de l’Assemblée au début du mois de juin 1947. Le Président de la République Vincent Auriol l’avait présenté le 10 juin 1947, lors de la cérémonie de pose de la première pierre du nouveau bourg d’Oradour-sur-Glane. Les élus alsaciens ne pouvaient pas être surpris par son cointenu qui leur avait été soumis depuis plus d’un an: ils l’ont voté en le connaissant.
 
La défense des incorporés de force est une tâche difficile face à l’aura restée attachée au site des ruines et aux récits des victimes d’Oradour. Une aura à laquelle ne peuvent prétendre, bien qu’elles la désirent au moins équivalente, les associations des incorporés de force. La multiplication des récits où se mêlent héroïsmes et malheurs des incorporés de force ne peut modifier la méfiance de l’opinion publique. En 1953 et toujours aujourd’hui, elle prend le parti des victimes d’Oradour.
 
L’accusation portée contre Monsieur Hébras devant un tribunal par les associations de défense des incorporés de force, accusation motivée par un texte de trois lignes dans une brochure de plus de vingt pages, révèlait un malaise et un ressentiment. Les associations alsaciennes ont été mal inspirées dans cette tentative pour arracher, par un verdict, l’équivalent d’une reddition d’une victime emblématique du massacre. La cible était à l’évidence symbolique.
 
Le traitement médiatique a été cinglant: Oradour constitue une réserve presque inépuisable d’images de victimes - des images positives - alors qu’il est impossible d’illustrer l’incorporation de force. La pagination des journaux et l’utisation de l’espace des pages donnent une priorité aux photos de la victime et aux ruines de son village avec une absence de contrepartie; voir le quotidien Le Monde du 19 février 2013. Les titres et les relances des informations radio et télévision… donnaient la même priorité à la victime d’Oradour tout en rappelant "les malheurs de l’Alsace"; mais c’était un rappel, celui d’une histoire pitoyable qui ne peut pas bénéficier d’un traitement héroïque.
 
Les associations de défense des incorporés de force se sont fourvoyées. On n’attaque pas une victime fusillée à Oradour. On lui tend la main. On l’invite fraternellement pour dialoguer. On évite ainsi d’injurier l’avenir. On tente d’apurer la dette et on essaie de construire quelque chose…
 
Les associations alsaciennes auraient pu éviter de perdre une cause, qud l'on peut estimer juste, devant un tribunal puis en cassation. En fin de parcours leur déroute est totale: déboutées par la Justice, elles font l’objet d’une dépréciation médiatique.
 
Dans cette polémique, les juges ont rappelé le principe de la Liberté lorsque les associations alsaciennes manquaient à la Fraternité.
 
Alors? Et maintenant?
Ne serait-ce pas le bon moment pour s’extraire des mémoires communautaires qui ne visent qu’à la perpétuation des dettes?
 
Ne serait-il pas utile de se souvenir, par exemple, de la déclaration de la Fédération protestante de France adressée à la communauté juive en 1946: "Nous protestants, à genoux, nous vous demandons pardon…"?

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