La nazification

 

En automne 1940, le scenario des expulsions de francophones fut d’une sécheresse inhumaine: la valise et un autobus pour la gare. Pour tout le monde, c’était le même prix. Tarif unique. Au contraire, du début de l'hiver de 1940 à la fin de 1944, le mécanisme de la nazification fut très diversifié. On pourrait dire qu’il eut lieu à la carte.

Chaque Mosellan resté au pays dut ainsi réagir à l’annexion, en fonction de son milieu, de sa formation et de son évolution personnelle, d’une année à l’autre. Pour des raisons culturelles, dues en grande partie à l'influence du petit clergé dans les campagnes, et au conformisme des familles, les jeunes gens des zones frontalières étaient moins politisés au début que ceux des villes. L'évolution des esprits fut plus ou moins rapide. On ne regimbait pas contre l’occupant vers 1941 de la même façon qu’en 1943.

Hélas, dans l’euphorie vengeresse de la Libération, le concept de patriotisme, tout comme celui de collaboration, ne fut plus assez souple pour prévoir tous ces cas d’espèce...

Entre le jeune lycéen messin qui concède à son professeur un "Heil Hitler" du bout des lèvres et le chômeur paumé qui s’inscrit dans les S A pour parader un uniforme, il y a déjà une différence... Mais entre le secrétaire de mairie qui offre un coup de mirabelle au Feldgendarme du coin pour l’amadouer un jour de rafle au village, et le gardien d’immeuble haineux qui moucharde à la Gestapo pour faire du zèle, il existe un monde...

De même, peut-on vraiment comparer les deux parents effrayés qui supplient leur fils de ne pas déserter, de peur des représailles, et l’incorporé un peu jobard qui répond sans trop se sentir "malgré-lui" pour revenir tout fier à la première permission avec un petit galon sur la vareuse? Il y en a eu quelques-uns, hélas... Mais entre les deux cas, on a toute la gamme des soumissions, des plus excusables aux plus condamnables.

A l’inverse, entre le prisonnier qui touche le fond de l'angoisse dans une cellule de Queuleu, é à l’idée de livrer ses copains sous la torture, et la jeune fille qui rase les murs au petit matin pour y crayonner des croix de Lorraine... entre le passeur qui risque sa vie tous les quinze jours en offrant souvent gîte et couvert à ses hôtes, et le paysan qui fait semblant de ne pas voir le parachutiste anglais caché dans son foin, il y a tout l’éventail du courage, qui va de l’héroisme à la simple élégance.

L’incompréhension née en 1940 se réveilla en 1945 lorsque s’organisa le retour des expulsés. On a vu que dans leur isolement et leur pauvreté soudaine, ils n’avaient pas toujours eu grand désir de s’apitoyer sur ce que pouvait être la vie des Mosellans qui étaient restés... Jusqu’en 1943, les plus amers d’entre eux avaient eu plutôt tendance à imaginer leur lointain voisin resté sur place comme un profiteur, au pire, un veinard. Ce qui, dans leur esprit, fortifiait leur statut de victimes et leur donnerait droit, au retour, à quelque considération. Car eux n’avaient jamais douté du retour.

Les mauvaises nouvelles qui leur étaient parvenues à partir de 1943 avaient certes calmé leur mauvaise humeur. Ils avaient retrouvé quelque compassion pour leurs frères sous la botte. Mais en 1945, ils débarquaient comme Ulysse dans un pays décervelé qui les avait oubliés forcément et ne leur prêtait guère attention. Ils retrouvaient leur maison pillée, un entourage traumatisé, des familles méfiantes et curieusement complexées d’avoir pu rester dans leurs meubles. Pour tout dire, un climat de suspicion générale.

Les expulsés comprenaient mal que pour tous ces Lorrains nazifiés, cinquante mois de pression occultaient tout le reste. "Les expulsés? disait-on parfois dans les chaumières mosellanes... Ah oui! Ça n’a pas du être facile pour eux, mais vous savez, ici, on a connu pire." C’était maladroit, mais c’était vrai.

Quand la parenté enfin réunie était assez solide pour résister à la schizophrénie ambiante, on essayait de s’expliquer en comparant les malheurs. Ce qui donna lieu souvent a des confrontations cruelles et des claquements de porte. Mais dans le milieu du travail ou dans celui du simple voisinage, aucun dialogue n’était plus possible. Alors, ignorant la trajectoire de chacun, le mieux était encore de ne plus parler à personne, ce qui n'empêchait pas de frapper discrètement chez le voisin pour récupérer discrétement son armoire...

Pour les Mosellans restés en Moselle, ce silence n’était pourtant qu’un pauvre réflexe d’auto-défense. Ils ne supportaient pas de devoir se justifier auprès des expulsés. Leur mutisme les dispensait de le faire. Ils savaient que dans des circonstances équivalentes, la majorité des Français de France auraient fait comme eux. La reaction très inconsciente fut: profil bas

L'ennui, c'est que ce repli systématique rendait certains expulsés paysans furieux. Eux,ils voulaient régler des comptes. Dans les campagnes, l’organisation allemande avait forcément obligé les fermiers restés en Moselle à livrer leur marchandise, mais aux yeux des expulsés revenants, un tel commerce était impardonnable. Alors, aux petits matins de l’été 1945, des cultivateurs qui s’étaient contentés de tendre l’échine, même s’ils avaient planqué des prisonniers évadés en 1941 ou hébergé des parachutistes alliés en 1944, trouvaient des croix gammées tracées d’une craie vengeresse, sur la porte de leur grange.

On décortiqua discrètement les conduites de chacun, alors que presque tous avaient été des victimes. Des chauvins déterrèrent, au son du clairon, des chansons assez imbéciles pour que, dans sa tombe, le pauvre Déroulède en soit jaloux.

Aimer son pays n’est jamais facile... Pour les uns, il est un drapeau, pour d’autres un clocher, pour d’autres un art de vivre et pour d’autres la paix des familles. Nul n’est obligé d’être un héros dans la vie. Mais en 1945, l’opinion s’arc-bouta sur des valeurs identitaires, chacun expliquant la conduite de l’autre par le fait qu’il appartenait à une communauté différente. Pas étonnant qu’Untel soit resté... Pas étonnant qu’Untel soit parti... Chacun, en somme, était marqué d'avance. Patriote ou collabo. La Moselle aurait mérité de s’épargner un tel débat sur le patriotisme. Elle était totalement une "victime de guerre", manipulée par des mythes.

Rien n’est plus dangereux en effet que la mythologie guerrière. En temps de paix, le pouvoir permet aux natures extraverties de s’exprimer librement sur les concepts de nation. On peut discuter du pour et du contre, comme on le fait aujourd’hui à propos de l’Europe. Mais lors d’un conflit, la communication se joue dans un décor de censure, au fond duquel on a tendu un drapeau.

Quand la guerre est finie, le dit drapeau garde dans ses plis beaucoup d’humiliations muettes, dûes au fait que beaucoup de gens se sont trouvés contraints d’adopter des attitudes qui bafouaient secrètement les valeurs de leur milieu. Lorsqu'on omet, la paix revenue, de secouer les plis du rideau, les humiliations s'y installent et deviennent, au bout d’un temps, des nids d’amertume, comme les acariens dans un rideau.

Les valeurs bafouées, restées dans les plis, touchent à l’art de vivre, à la morale, aux croyances, aux habitudes, les bonnes et les mauvaises. A l’idée qu’on se fait par exemple du travail, de l’ordre, de la propreté ou de la famille. Elles sont le fruit des connivences familiales, du climat des veillées, des pudeurs maternelles, des forfanteries entre garçons, des bavardages entre filles, des partis-pris du père, des rituels de l’école, des manies du grand-père, des serments de conscrits, des querelles entre voisins, des sermons du curé, bref, de tout un ensemble de manières inamovibles, une façon de respirer le même air qui constitue ce qu’on appelle une mentalité.

C’est la seule chose qui vous reste quand vous avez tout perdu.

Or, depuis cinquante ans, la sensibilité générale avait évolué en Moselle germanophone. Même si les tentations autonomistes d’après 1918 imprégnaient encore quelques mentalités en 1940, il n’était plus question de trouver le moindre aspect défendable dans la gesticulation nazie. Pour defiler au pas de l’oie, les deux Moselles linguistiques n’avaient compté entre 1940 et 1944 que quelques milliers de collabos harnachés, grisés souvent par de lointaines vapeurs gothiques. Pas plus, en proportion, que dans le reste de la France. Mais la majorité des Lorrains annexés se contentait, pour survivre, de ne pas se faire remaruquer. En somme, on supportait, mais on n’en pensait pas moins.

Les exemples abondent: Ainsi à Metz, dans la rue Serpenoise redevenue à la fin de 1940 Römer Strasse, des Schupos trop zélés avaient-ils voulu, dès l’automne, forcer les piétons à marcher sur le trottoir de droite, pour mieux croiser ceux qui arrivaient en face... Cet avant-goût délirant de l'ordre teuton fit long feu.

Il existe une autre preuve de l’esprit général d’insoumission: Dès 1942, qu’ils soient expulsés, persécutés, ou enrôlés de force, beaucoup de Mosellans, pourtant déçus par Vichy qui n'avait jamais protesté contre l'annexion de fait, inclinaient déjà vers de Gaulle, alors qu'à Nancy et dans le reste de l’hexagone, les foules qui accueillirent le général en 1945 étaient les mêmes qui applaudissaient Pétain quelques mois plus tôt.

En vérité, les trois guerres de 1870,1914 et 1940 avaient surtout installé en Moselle un détachement fataliste. Les invasions? on n’y pouvait rien, pensaient les gens. La Lorraine du nord avait toujours su qu’elle était mal placée, sur la route de Paris. Elle avait même, un temps, rêvé de rester neutre, pour garder sa paix entre les deux camps.

Lorsque l’on prend ainsi du recul, il est plus facile de comprendre la réaction désemparée des Mosellans, dans le tourbillon des propagandes. Et leur poignante impossibilité, plus tard, de laver tranquillement leur linge sale en famille. Le choc de leurs mentalités contrariées a bien été le noeud du long silence qui dure encore.