Le moins qu'on pourrait dire, on l'a vu, c’est que notre dessinateur avait fait très fort avec les dates. C'était dans son tempérament. Né à l’orée du bois, au nord-ouest de Lorry, Gérard s’était vite révélé un ado individualiste, capable de claquer la porte du notaire qui l’avait embauché. Doté d'une humeur extravertie, il aimait raconter sa vie et celle des autres alors que l'ambiance était plutôt sinistre dans le climat guerrier de la fin du XVe siècle. A l'école non plus, on ne rigolait pas.
Gérard était un rétif. Autour de Metz plutôt qu'ailleurs, la Renaissance couvait dans les têtes libres, mais elle n’était pas mûre pour tout le monde. La mentalité des plus soumis se fondait dans l'imagerie antique et se distillait à voix basse dans des églises. Entre l’horreur de l’Enfer et le merveilleux du Ciel, les croyants de l’époque n’en étaient pas à 2500 ans près.
Bien avant de devenir drapier, Philippe avait connu le milieu vigneron et possédait ce grain d’humour sur les choses de la vie. S'il est aujourd'hui considéré comme l’un des premiers chroniqueurs des "Grandes Heures messines", on comprend que sa hauteur de vue sur les choses du temps qui passe lui permettait de s'en prendre à son aise avec le calendrier.
Maintenant, prenez une loupe et détaillez dans le dessin qui va suivre le côté minutieux du croquis. La vérité s'y déploie simplement, autour de gens sans histoire qui font leur boulot sans trop s'occuper des curieux qui leur tournent autour. On imagine très bien Gérard, assis dans un coin avec un cahier sur les genoux, et qui donne la vie à cette ruche laborieuse en la croquant du bout du crayon sans le moindre souci d'enluminure. On dirait un reportage de France 3 Lorraine!
Les milliers de lignes que Philippe de Vigneulles a laissées par ailleurs auront fasciné tous les médiévistes, même si, de nos jours, certains ont fait la moue. Pour la forme, ils déplorent qu'il ait repris à son compte le décor fantasmagorique de son époque en se disant que ça ne mangerait pas de pain. Il avait compris qu'il était moins risqué d’inventer un passé qu’il n’avait jamais vu que d’imaginer un futur qu’il ne verrait jamais.
S'il eût, en datant son œuvre, ce qu’il faut bien appeler des "visions de cinéma", cette fantaisie n'a fait que confirmer son envergure littéraire. De quoi, de nos jours, décomplexer tout historien quand ses collègues jaloux l'accusent de délayer le présent au conditionnel. Disons que Philippe de Vigneulles était un visionnaire top niveau, mais à l’envers plutôt qu’à l’endroit.
C'est pourquoi le "Plan et perspective de la ville de Metz" qui habille cet article est merveilleux. Gérard voyait tout. Philippe ne ratait rien. On peut jurer que leurs deux curiosités jumelles n’auraient jamais loupé un match à Saint Symphorien, si l'on suppose qu' il s'en dispensait déjà en 2046 avant Jésus Christ,
Alors que l'inverse serait impensable. Un Messin qui n'a pas fait l'Ecole des Chartes serait incapable aujourd'hui de sacrifier un après-midi au stade pour le passer dans le silence des archives... Le déchiffrage du parler au XVIe siècle exige des chercheurs froids tandis qu’au football, on préfère s'échauffer en lançant des pétards.
Reste un détail: le dessin avait brûlé en août 1944, privant la ville de Metz d’un témoignage très émouvant. Metz ne doit récemment sa relique émouvante qu'à l’obligeance de la Bibliothèque multimédia d’Epinal-Golbey qui en gardait une copie. Merci les Vosges. Et merci à Pierre-Edouard Wagner qui m'en donna la piste, après m'avoir vu tomber en arrêt sur la reproduction, dans son bel ouvrage sur la Cathédrale.
L'œuvre n'était pas unique. Des spécialistes ont affirmé que Philippe avait croqué, dans son élan, une vingtaine de scènes de la vie locale, mais comme elles étaient plutôt lestes, des censeurs du XVIIe siècle les avaient chastement gommées du répertoire, en gardant la seule qui restât édifiante: une apologie du travail bien fait.
Que sait-on du vêtement et de l’outillage dans le Grand-est gaulois, en −2046 avant Jésus-Christ? Pas grand chose, malgré les fouilles... On sortait depuis 10.000 ans d’un grand froid cosmique, et des tribus du magdalénien qui remontaient vers le nord-est à la poursuite du gibier n’avaient pas de temps à perdre.
Peu à peu, le réchauffement les rendit plus douillets. Ils eurent d'abord eu l'envie de faire une pause, puis de s'installer pour de bon sous la hutte, non sans avoir prudemment laissé leur lance derrière la porte de la hutte, on ne sait jamais.
D’autres sont parvenus plus tard à domestiquer les animaux et à construire des maisons avec des échelles. La métallurgie se perfectionnait. Les dames fabriquaient des tissages et des poteries, et pour finir, on enterrait les défunts dans des tombeaux. Braudel a écrit que la "vieille France biologique" s’était fabriquée à ce moment là. Ceci dit, nul n'a rien vu et tout le monde peut se tromper.
Donc les Celtes prirent bientôt toute la place et fabriquèrent des petits Gaulois. Ce qui ne les empêcha pas d’être envahis par les Belges et de repousser plus tard les Ibères. Il est donc inutile de scruter à la loupe la blouse des maçons dessinés par Philippe de Vigneulles pour y trouver la moindre ressemblance avec une peau d'ours magdalénienne.
Mais qu'il reste attachant, ce petit monde sur ses échelles. Il n'est pas très différent de celui des grutiers qu'on voit aujourd'hui grimper vers le ciel jusqu'à la cabine. Qu'importe alors la bonne date? -2046 avant, 1510 ou 2017 après? Ce n'est qu' un chantier de Metz, vu par l’œil bienveillant d'un gros commerçant du coin.
Notre drapier comblé avait donc des excuses. Il avait choisi comme décor de son inspiration la seule "réalité" disponible, c'est-à-dire un bric-à-brac poétique de légendes ou de récits mystiques... Comme l'avait pensé, non sans bienveillance, l'historien Jean François Huguenin dès 1838.
Philippe de Vigneulles est bien le journaliste d'une époque où il n’existait pas encore la chienlit des réseaux sociaux. Ce qui lui permit de trouver ses sujets sans risquer d’être injurié le lendemain par le premier imbécile venu. Quant à savoir si les Celtes, ancêtres des Gaulois, maniaient l'outil plutôt que le glaive à Metz en −2016 avant Jésus-Christ, on ne le saura jamais. Du ciment armé.
C’est à l’emplacement de cette maison de Vigneulles, près du lavoir encore debout, qu’est né Philippe, l’enfant le plus célèbre de l’ancien hameau.
Philippe de Vigneulles s'est donc intéressé d'abord à la vie messine. L’histoire de France ne le passionna qu'en second lieu. "Sa chronique, selon un historien, est un document rare, car il écrit le langage qui devait être celui des bons marchands de Metz, un français prononcé à la manière locale et enrichi d’innombrables lotharingismes."
Mais sa vie, quelle plénitude! Je cite un autre spécialiste: "Homme curieux avide de s'instruire et d'instruire ses semblables, il n'a voulu rien de plus que consigner la mémoire de ce dont il avait été acteur ou témoin. Son livre, il l'a écrit comme on écrit un journal, sans recherche de composition ni de style, avec un laisser-aller, une rusticité même, qui finirent par ne plus satisfaire son propre goût. Il l'abandonna en 1520 dans la cinquantième année de sa vie, pour se mettre à écrire une histoire générale de Metz."
Un drapier baroque, en somme, organisateur de fêtes mais commerçant pas fou, compagnon bien luné mais familier des gros ennuis. Il échappe ainsi en 1476 aux Bourguignons qui écument la région depuis le Luxembourg. Il y parvient grâce à un aveugle, Jean Burhault, dont il grave du coup le nom pour la postérité. Car cet infirme voit tout quand même. Philippe le décrit avec gourmandise, il montre un homme des bois qui sait tout faire, s’y nourrir, s’y cacher, s’y chauffer.
Chaque fois que les soudards de Charles le Téméraire arrivaient vers Vigneulles, Burhault l'aveugle les voyait venir de loin. Les femmes et les enfants se prenaient pas la main et le premier tenait le sauveur par sa bure pour courir jusqu’au bois voisin. Espérons que de nos jours, tout habitant de Lorry qui va aux champignons ne peut s'empêcher, en fermant les yeux, de les imaginer s'engouffrent sous les branches, en frôlant son panier. L'esprit des lieux.
En 1489, Philippe avait eu la peur de sa vie alors qu’il rentrait de Naples et de Rome, avec beaucoup d’or dans les poches. Sur le plateau de Langres, des détrousseurs attendaient le client tous les kilomètres (façon de parler). Souvent, il se déguisait en paysan du secteur.
Mais l'aventure qui le rend célèbre remonte à novembre 1490. Et c'est encore lui qui l'a racontée! A l'issue d'une noce autour de Vigneulles, alors qu’il récupérait chez quelque voisin avec son père, les deux écroulés dans le même lit, l'un et l'autre deux furent brutalement réveillés par des brigands, battus et garrottés, puis trainés sur des chevaux, en chemise et pieds nus, jusqu’au château de Chauvency près de Montmedy. La République Messine était alors en guerre contre le duc de Lorraine.
On réclamait une rançon pour les libérer mais la somme était lourde. Philippe a raconté assez froidement cette longue année sur la paille, sans haine certes, mais sans trop d’espoir d’être retrouvé au début. Ils tentèrent une évasion dont la fin fut lamentable. Le père de Philippe, pas très en forme, rata la corde et se cassa une jambe tandis qu’à Marville, les émissaires venus de Metz tentaient enfin de baisser les prix.
C'est le contraire qui arriva… D’abord, trois mille écus, et puis on changea d’avis: cinq cents florins d’or. La somme fut mise dans un coffret pour que l’échange ait lieu enfin, avec une promesse assez diabolique et signée des victimes de n’en jamais parler à personne. Cet engagement, pour notre grand bavard, était une une épreuve impossible à surmonter longtemps. Mais il jura sur le missel et sur l’hostie, ce qui prouve bien qu’à l’époque, tout bandit bien né restait croyant quand même.
La rançon fut réglée le 21 décembre 1491 et les deux infortunés rentrèrent enfin à Metz (via Pontiffroy dit la chronique) Ils s’enfermèrent pour récupérer dans la maison du père, rue de la Haie. On les imagine l’un en face de l’autre, entrain de retirer leurs bottes…
Dix ans plus tard, notre drapier était le Messin le plus populaire de la ville. C’est alors que s’épanouit enfin son goût d’écrire et qu'il éprouva quelque bonheur intellectuel à croquer sans méchanceté la société soumise mais bigarrée de son époque. Un historien a dit de Philippe "qu’il se sentait à la fois homme du monde et homme du peuple, artisan et ouvrier, philosophe et badaud".
Presque tous les ans, il bouclait ses malles et fréquentait les foires d'Allemagne, de Belgique et de France, ayant toujours un petit carnet en poche. A Metz, il était devenu un petit roi et la considération dont il jouissait l’obligea sans doute à ne pas refuser net le titre de chef de son quartier. Mais il n’avait pas cette ambition.
Quand la République messine voulut en 1518 lui confier la gestion des deniers publics, il refusa tout net et mourut dix ans plus tard, en homme tranquille.
Rien n’a transpiré de sa vie privée mais plume, pudique en littérature, n’impliquait pas forcément que le manche était de bois. Quelque part dans le monde, il existe peut-être dans un tiroir ces fameux dessins libertins que de pieux censeurs auraient fait semblant de jeter au feu.
Il était, répétons-le, un homme de la Renaissance. Le Roman courtois des XIe et XIIe siècles était déjà loin, de même que l'univers surnaturel où pour reprendre la belle image d’un médiéviste, "l’empire des dames était éclipsé par le règne des fées".
Avec Philippe de Vigneulles, à la place du troubadour timide qui gratte un luth sous la fenêtre, on a un marchand souriant qui se promène avec une plume d'oie.
Décembre 2016.