Il est permis de rêver. Gajeons que dans une vingtaine d'années, l'arrivée de Pompidou à Metz en mai 2010 aura dans la mémoire mosellane, plus d’importance que celle de Clovis en Moselle gallo-romaine à la fin des années 400. Car enfin, de la première, on est  certain  qu'elle a eu lieu.

On l’avait senti dès le premier week-end, alors qu’autour du blanc chapeau chinois, des milliers d'ébahis baragouinaient du francique au gagaouze et regardaient leur montre en soupirant. Sous la charpente, dont la renflure brillante m'a toujours fait penser au ventre du hanneton, leur queue soumise avançait le nez en l’air si l'on peut dire... comme un mille pattes à l'heure de la soupe.

Les Messins, pas fous, n’avaient guère tenté de se faufiler dans cette foule impatiente. Ils trouvaient inutile, lors de ce gris dimanche de mai, de devoir piétiner pendant quatre heures les pourtours de leur nouveau château, alors qu’ils auraient tout le temps d’y revenir plus tard, à la petite semaine, et au soleil. Mais ils avaient été touchés par l’élégance de l’invitation municipale, qui les changeait, par son envergure, du vin d'honneur habituel après dépôt de gerbe.

C’est donc avec une déférence amusée qu’ils marchèrent en famille, mais de loin, jusqu'à la ruche culturelle dont ils percevaient la vibration derrière la gare… Et ils n’en sont pas encore revenus. Pompidou Wahou!

De loin, ils avaient certes découvert l'objet comme on trouve un bout de lune au fond du jardin. D’un œil méfiant mais vite fasciné, ils en avaient d'abord cerné le galbe pointu. Ils avaient même eu le culot d’en faire, mentalement, le tour du propriétaire, sous l’effet d’une jubilation irrésistible dont aucun étranger ne pouvait se douter. Même un Chinois.

Dans la minute qui suivit, tout changea dans l’idée qu’ils se faisaient de leur mosellité profonde... L’intuition leur vint, en effet, que Metz avait enfin tourné une page de son histoire, écrite jusqu’alors à l'encre d'Epinal par des plumes au cocorico sans finesse. Le Palais du Gouverneur par exemple, ce gros bonbon messin des années prussiennes, prit soudainement un sacré coup de vieux. Pour ne point parler de la Fête de la Mirabelle, dont le défilé ringard a toutes les chances de figurer dorénavant au rayon des œuvre d’art brut, entre une ferraille compressée de César et un foutoir de Ben Vautier.

J’eus beau traquer les visages des Mosellans autour de Pompidou, je n’ai pas noté la moindre moue au coin de leurs lèvres, la plus légère malice au fond de leurs yeux, rien qui puisse réveiller une vieille méfiance frontalière. Au contraire, ils semblaient assez fiers. Alors que d'habitude, ils se referment comme des huitres dès que le discours culturel leur semble péremptoire, dès que le phrasé du spécialiste prend des accents disons trop parisiens.

Il faut se rappeler que l’humiliation mosellane n’est pas visible à l’œil nu. Elle est une blessure de l’esprit qui a généré, depuis 1871, un déficit d’image. On a bochisé les gens d'ici de manière insupportable. C'était si grave que Metz, pourtant d'origine romane, a toujours souffert de trois aimantations tenaces: Strasbourg qui parlait à sa place, Nancy qui rêvait de sa place et Paris qui n’y comprenait rien. Pour la Moselle, c'était pire. Tout Mosellan adulte, quelle que soit la langue de son arrière grand-mère, avait fourré cette rancoeur dans sa poche, avec un mouchoir par dessus. On n’était pas dans une mémoire politique. On était dans une mentalité.

Et soudain, Metz gagne le gros lot. Je puis me tromper mais l’intuition m’est venue qu’au terme de cette tombola pompidolesque (déjà 1 400 000 visiteurs au début de 2012) les Mosellans se sont plutôt sentis honorés au tirage, même ceux qui l’avaient trouvée trop chère au grattage… Maintenant, il va falloir faire avec.

Par la grâce inspirée de deux architectes, par le courage d’un maire cramponné à son projet un peu fou, par la loyauté de son remplaçant qui n’a pas boudé le bébé, la capitale lorraine, si discrète et si mal connue, se retrouve soudain à la une du tourisme mondial. Elle se prend à rêver, d'autant plus qu'elle trouve ça normal...Bilbao, Gugenheim, Pompidou-Metz… même combat. Laissez-venir à moi les petits minets de la jet-set!

Belle revanche, à savourer alors que le jour de l'inauguration, 600 journalistes déboulaient à la gare et s’étonnaient en choeur: Mais c’est que, voyez-vous, cette ville est diablement belle! Une des plus belles de France, avec des terrasses partout. Un vrai musée d’architecture!

A part deux ou trois perroquets du micro qui s'étaient inquiétés de voir un tel joyau atterrir en marge de leurs habituels circuits mondains, il n’est venu à l’idée de personne de nous réciter le paragraphe habituel sur cette pauvre Moselle en jachère industrielle, bordée de barbelés, bourrée de casernes sinistres et de blockhaus éventrés, ce cliché de chez Cliché, cette rengaine de troufions moroses qui leur arrivait si souvent sous la plume. Ces pourquoi, depuis, les Messins sourient.

Ils savent bien, les fines mouches, que leur tour de Babel n’est pas près de quitter la ville. Elle est plantée au-dessus d’un amphithéatre romain de 25 000 places, enfoui avant 1914, et non sans muflerie, par un Guillaume II levé du mauvais pied. La courbure de ces constructions, qui dormait sous terre depuis deux mille ans, fait penser à un aimant. Elle va retenir Pompidou par la racine.

Dopée par cette incrustation tellurique, l'image de Metz a déjà rejoint les revues glacées que l'on feuillette en salle d'attente, chez les dentistes des plus beaux quartiers du monde. Et les touristes se multiplient. Au point que les Messins devront apprendre godiller entre les week-ends s'ils veulent un Pompidou tranquilou. En connaisseurs flattés ou intrigués, ou les deux, ils se paieront alors, rien que pour eux-mêmes, des soliloques vertigineux, le nez à dix centimètres des oeuvres, sans risquer d'être poussés dans le dos.

Et si certains n'ont vu que du bleu dans les trois Miro, ils se sont bien gardés de le dire. Le Mosellan n'est pas un parleur et tant mieux pour lui. Devant un tableau, c'est comme après l'amour. Le premier qui parle dit une connerie.

Metz Pompidou, c'est le nouvel élixir des frontières, un sérum anti-casque à pointe qui coule dorénavant au goutte-à-goutte, dans les veines des Mosellans décomplexés.

 

2013. Pourvu que ça dure...

Il semblerait qu’après trois années inoubliables, Pompidou-Metz s’essouffle un peu. D’un étage à l’autre, l'écho nous parvient d'un murmure, entre sectaires de l’art contemporain et nostalgiques de l’art ancien… Alors que ce débat sur la programmation étaient prévisible. On n'offre pas aux Mosellans deux expositions exceptionnelles sous un chapiteau de luxe comme on installerait au Qatar une piste de ski pour la Jet set. En 2006, dans "Planète Moselle", nous imaginions l'avenir alors que le projet Pompidou était encore dans les tuyaux. Le revoici, en partie paraphrasé:


"L’iconographie mosellane demeure plombée par les deux annexions… Chaque fragment de sa population a fabriqué ses icônes. Certaines rejoindront plus tard une collection de cartes postales portant sur l’histoire de la classe ouvrière en Lorraine. Alors que d’autres qui dorment dans les tiroirs depuis 1871, auront du mal à se débarrasser du fameux syndrome casque à pointe.

Il ne faudra pas fouiller longtemps pour tomber sur des Mosellans figés dans la pause, à l’entrée d’une auberge rebaptisée Gasthof, dont le patron moustachu bombe le torse, devant sa famille rangée en rang d’oignons. La servante en tablier blanc discute en riant avec le fils aîné coiffé du calot prussien et qui doit faire son service à Sarrebrück. On a moins souvent photographié les bavardages clandestins dans la cuisine, la complicité des enfants dans la cour, les chuchotis à la sortie de l’église ou les gloussements dans les foins. On résistait sans comploter. Au nez parfois d’un envahisseur devenu votre voisin au coin de la rue, et bien différent des voyous nazis des années quarante.

Ces représentations mentales demeurent inscrites quelque part dans la pâte humaine des villages, à deux pas de l’école où les maîtres venus de Prusse obligeaient les enfants à écrire en gothique. La même école où, après 1919, d’autres instituteurs, cette fois républicains, purgèrent en sens contraire. la cervelle des petits-fils On peut imaginer le crissement au tableau noir de ces milliers de scolarités compliquées. Il ne faut donc pas s’étonner si les Mosellans gardent encore des representations différentes de leur passé. Ils se sentent piégés.

Des grappes de visiteurs éclairés surgiront bientôt du TGV pour gagner en flânant les entrées du nouveau Beaubourg. Après s’être étonnés de ne pas débarquer dans un univers de caserne alors que, depuis l’école, ils gardaient ce vieux cliché dans leur inconscient, ils flaireront des espaces de capitale et une beauté florentine dont ils ne soupçonnaient pas l’existence, leur mémoire ayant toujours associé la vie messine aux ambiguïtés frontalières et aux décombres de la guerre.

Les Mosellans, de leur côté, ne pourront pas s'empêcher de regarder Pompidou comme une subtile réparation... Ils viendront instinctivement chercher dans ce musée d’envergure, outre une image valorisante, un équilibre qui fasse la part égale entre les explorations singulières de l’avant-garde et la redécouverte des oeuvres du passé dont ils avaient été privés. Ils voudront voir ou revoir des peintres et des sculpteurs dont les oeuvres seront exposées en permanence.

Quelque part dans la mémoire des Messins, il y a cette idée que leur département est sorti humilié de la première annexion allemande. Pendant un demi-siècle, elle a tenu en, effet des centaines de milliers de mosellans à l’écart des influences culturelles qui ont marqué trois générations du côté français. Envisager cette "partie musée" dans Pompidou serait l’occasion d’un solennel rattrapage, une tardive réparation, un vrai "dommage de guerre".

"Planète Moselle". 2007

 

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Max Pechstein "Soleil levant" 1933

L'horizon des années trente osait prévoir du soleil mais un  siècle plus tard, les visiteurs de "Deux horizons" l'auront forcément imaginé dans le brouillard. Un Mosellan de 2016 n'est pas  habitué à sentir son  passé jaillir d'un tableau  centenaire pour remodeler sa mentalité. La grande guerre, il l'a certes en mémoire mais l'expo de Pompidou lui proposait la vibration méconnue d'une époque trop longtemps refoulée pour qu'il s'y replongeât d'instinct.

Il eût d'abord fallu que les Mosellans des années vingt aient passé la consigne... Et comme ils ne l'avaient jamais fait, nos contemporains auront vécu deux découvertes, celle du tableau et celle de son auteur. Double travail d'approche alors que normalement, quand on entre dans un musée, on a déjà les noms des peintres quelque part dans la tête...

Et si des visiteurs ont raté ce recyclage, il ne leur restera qu'à faire demain le voyage de Sarrebruck. Une élégante façon de remercier les Sarrois.

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Otto Mueller "Etang en forêt" Baignade 1921

La nature attirait, mais la vie restait marquée. A la sortie de l'annexion, un monde clos piégé par 48 années de germanisation prit d'autres habitudes. La créativité messine resta longtemps encoconnée dans le conformisme prussien et dès le départ des annexeurs en 1919, les tourniquets du sabre et les vibrations du goupillon ne valurent pas mieux. La peinture ne se sentait pas libre. Une cohorte de rescapés, l'esprit encore chaviré par le chaos en Europe, préféra méditer sur les bords de la Moselle, la canne à pêche en main plutôt qu'un chevalet sous le bras. Alors que de vrais échanges avaient lieu, au même moment, dans l'Olympe non frontalier, à l'étage au-dessus, pourrait-on dire.

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Emile Nolde "Mer. Ambiance nocturne" 1930-35

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Franz Marc "Petit cheval bleu". Tableau pour enfant. 1912

Deux nations que déjà tout avait séparées se retrouvaient soumises à des tensions imprévues. Dans le milieu artistique, les éclopés de chaque bord, sortis sans illusions des tranchées, ressentaient le besoin de se retrouver pour parler peinture, plutôt que de se montrer leurs médailles. De Berlin vers Paris ou le contraire, ce va-et-vient d'agitateurs culturels allait nourrir les années vingt.

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Max Liebermann "Auto portrait avec pinceaux et palettes"

Max Beckmann "Deux dames à la fenêtre" 1928

La plupart des peintres germano-messins qui avaient réussi à se démarquer du conformisme officiel durant l'annexion, suivait avec sympathie ces rencontres. Des gens comme les Alsaciens Edmond Rinkenbach et Henri Becke, l'Allemand Albert Marks, les Allemandes Lika Marowska, Lou Albert-Lazard ou Anna Kaiser, les Mosellans annexés Alfred Pellon, Fernand-Pierre Coustans, Léon Nassoy ou Raymond Louyot, ou encore le Suisse Jacques Hablützel retrouvaient des sculpteurs comme Otto Hildebrandt, Karl Meyerhuber, ou le Mosellan Télémon Guérin, le beau-frère de Dujardin.

On peut pourtant penser que la majorité des Messins n'en savait pas grand chose dans les années trente. Cette passerelle qui se tendait soudain entre la France et l'Allemagne, ce viaduc d'amitié leur passait au dessus de la tête, c'était comme le Pont rouge du Kirchberg sur un Luxembourgeois paumé au bord de l'Alzette. C'est ce que j'ai cru personnellement ressentir en visitant l'exposition mais tout le monde peut se tromper.

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Max Slevogt "Cerisiers en fleurs à Neukastel" 1898

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Max Liebermann "Jardins à Wannsee" 1917

Il ne s'agit plus, en effet, de documents, de films, de photos ou de tableaux réalistes comme pour "1917", mais d'un vrai Musée ouvert à tous les genres, un cadeau temporaire offert par les Sarrois. Impossible de résumer une collection de 240 œuvres qui va de 1840 à nos jours et que le Saarlandmuseum aura prêté avec obligeance en profitant d'un chantier de renouvellement de sa Moderne Galerie. Nous découvrons le panorama d'une Allemagne compliquée, celle qui s'était crue un Empire, celle qui acceptait mal d'avoir perdu la guerre et celle qui, enfin, se posait des questions.

Dès 1919, une migration de la peinture européenne va s'enrouler autour de Paris, alors que la capitale un peu méprisante semble ignorer ce retour bienveillant d'un petit bataillon de vaincus.

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Alfred Weisgerber "David et Goliath" 1914

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Otto Dix "Le cimetière juif" 1935

Que révélaient ces peintres "Boches"? Leur talent d'abord. On découvre des œuvres inconnues, des fantasmes et des nostalgies. On devine des pulsions rageuses, des allusions ironiques, l'envie brutale de décoincer les codes du conformisme en bousculant les académismes dorés. De Berlin vers Paris, on pouvait passer la frontière avec un visa, et revenir sans devoir raconter ce qu'on avait fait de l'autre côté. En somme, cette intelligentia s'agitait paradoxalement profil bas, ce qui lui demandait beaucoup de finesse dans l'art de ne jamais irriter les durs du casque à pointe. Mais à sa manière, elle tapait fort.

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Karl Schmidt-Rottluff "Paysage de la forêt vierge" 1919

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Karl Schmidt Rottluff "Paysage marécageux de Poméranie" 1976

En 1932, des artistes sarrois exposés à Berlin osaient parler d'une culture "moderne et européenne reliant le meilleur des influences françaises et allemandes." L'un d'entre eux écrivit que "l'on ne pouvait pas être à l'extérieur tout en restant au milieu, si l'on voulait avoir un horizon".

Point n'était besoin d'être un familier du Louvre pour mesurer la fascination que montraient les peintres allemands autour de 1900 devant les avancées françaises de la deuxième moitié du XIXème siècle. A Barbizon, ils voulaient eux aussi vivre la nature à la lumière du jour, pour prolonger l'œuvre au-delà des limites de la toile. Même si, entré en vainqueur dans la galerie des Glaces, Guillaume avait ricané devant cette mode nouvelle et levé son verre à l'art allemand.

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Ernst Ludwig Kirchner "Sapins dans la montagne" 1919

Oscar Schemmler "Groupe de femmes bleues" 1931

Les peintres allemands retournaient à Paris en masse. Berlin achètait des Manet, des Cezanne, des Degas, des Van Gogh, alors que du côté français, on hésitait encore. En 1904, au Café du Dôme, Matisse faisait école alors qu'à Berlin Guillaume, toujours lui, parlait d'un "art de caniveau".

Il n'était pas le seul dans son pays. "Pas un jour, rouspétait l'Allemagne profonde, sans qu'à Berlin, à Munich, à Dusseldorf ou à Cologne, l'on inaugure une nouvelle exposition consacrée à un artiste nouveau de France."

De son côté, tout un monde d'Allemands inspirés, mais vaincus, s'agitait dans un Paris vainqueur sous les yeux réprobateurs des milieux Berlinois les plus conservateurs... Négligeant de loin la menace, cette avant-garde de directeurs de musées, de collectionneurs, de marchands, d'historiens, de critiques d'art ou de galeristes galeristes, découvrait chez nous les fauves, les dadaistes et les cubistes, ce qu'en France, les va-t'en-guerre qualifient gentiment "d'art boche". On s'arrachait Picasso, Braque, de Vlaminck, Juan Gris, Fernand Leger, Chagall… Alors qu'en France, l'art allemand ne sortait jamais des salons confidentiels.

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Franz Marc "Deux moutons" 1912

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Alexel von Jawlensky "Chevelure noire sur fond jaune" 1941

Otto Dix "La veuve" 1922

La grande guerre avait beaucoup détruit mais sa cruauté fabriquait encore des ennemis héréditaires. Des voix, ici et là, changent de ton. En 1920, l'Allemand Frank Marc évoque ainsi la fin d'Auguste Macke, dont il a déploré la mort. "Par une balle ennemie," écrit-il, "on aimerait presque dire amie, car elle était française."

La République de Weimar était le foyer infectieux de ce monde fragile. L'art allemand restait désorienté, complexé. Il avait paradoxalement cherché à se libérer de l'expressionisme qu'il avait inventé pour se démarquer de l'impressionnisme

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Ernst Wilhelm Nay "Azurale" 1959

Hans Purrmann "Nature morte avec verre et pichet" 1909-10

La peinture était devenue sociale et politique. La France de Barbizon avait perdu de son influence et dans le milieu allemand des nouveaux mécènes, la présence prépondérante de découvreurs d'origine juive allait bientôt nourrir, telle une braise, la haine maladive des nazis contre les "modernes dégénérés".

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L'image se déformait. Le vide gagnait les âmes. Le chaos bougeait les lignes. On comprend mieux les angoisses des années trente. Dans les annnées cinquante, l'ombre portée des horreurs nazies, les interrogations sur vol généralisé des tableaux, et les désespérances de la guerre froide marquèrent à nouveau le milieu des peintres allemands. Ils finirent par rêver d'un langage dans l'esprit de l'esperanto, comme on avait su le faire dans la musique. Ils se sentaient bloqués alors qu'ils avaient été des précurseurs. Les plus pessimistes en conclurent néammoins qu'il existerait toujours "une divergence entre la métaphysique teutonique et l'esprit français".

Ce fut le moment du Bauhaus, à la recherche d'une architecture sublimée. La grande époque aussi du surréalisme.

Aujourd'hui encore, on se cherche des deux côtés. En 2004, les deux commissaires allemands d'une exposition nommé "Etrangement proche" admettaient, non sans humour, que "si la scène artistique allemande était peu connue en France, elle l'était probablement plus aujourd'hui que ne l'est la scène artistique française en Allemagne"…

Affaire à suivre et merci aux Sarrois. On ressort de Pompidou un peu moins ignorant sur une époque longtemps gommée.

 

JG janv 2017

 

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Ils nous avaient tué Cabu et ses copains ! Dès le 7 janvier 2015, des centaines de milliers de Charlie avaient tourné autour du monde. Ils brandissaient au bout d’une pancarte un prénom qui, la veille encore, n’était chargé que de malice républicaine. Soudain, il avait changé de nature et envahi nos consciences. Pour tout Français normalement charpenté, l'esprit écartelé entre colère et compassion, il y aurait dorénavant un avant et un après.

Mais pour les Mosellans, l’évocation de l'horreur par ce logo innocent était encore plus symbolique. Ils n'oubliaient pas qu'un "ancien Charlie" tout aussi révoltant avait précédé "l'avant Charlie"!

Il s’appelait Charly-Oradour.

Dans ce besoin de communion qui rend présentement la France plus humaine, il serait certes malvenu de réveiller une méchante plaie nationale, à propos du massacre où périrent en 1944 une quarantaine de Carlésiens. C'est le nom de ces réfugiés d'un village de la périphérie messine. Mais il se trouve encore en Alsace des voix pour réclamer la révision de procès de Bordeaux... Déboutés en appel, après avoir porté plainte à propos du récit de l’un des "Radounaux" survivants, ce sont les habitants d'Oradour, ils ont relancé un débat malvenu à propos de l’engrenage diabolique dans lequel s'étaient trouvés impliqués une douzaine de jeunes enrôlés de force. Un historien leur avait aussitôt répondu qu’on n’attaque pas une victime fusillée à Oradour et qu'on lui tend la main plutôt. Un autre Alsacien avait osé poser la question qui trouble: Comment plaider le fait d’avoir été entraîné quand on est un coupable passif? La question  est très compliquée mais...Osons rêver que par l’effet d’un moment de grâce, l’idée vienne enfin à une province blessée de s'honorer en demandant tout simplement pardon. Au nom de l’effet Charlie.

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Le jeudi 14 février 2013, une centaine de Messins et de Nancéiens ravis de la bonne blague, avaient fêté à Metz la Saint-Valentin... Oui, oui, vous avez bien lu... La journée avait paru paru si étrange que lors de la petite réception organisée le soir à l’Hôtel-de-ville, Dominique Gros avait finement profité de l’occasion pour les prendre au mot.

Se tournant vers l’un des supporters les plus passionnés du FC Metz, dont l'oeil noir se voyait de près mais la chemise blanche  de loin, le maire émit le vœu qu'à partir de dorénavant, les soirées d’après derby autour des stades ne soient plus des combats de chiens.

Pas seulement les derbies, d'ailleurs, mais toutes les rencontres. En quoi il se trompait, notre maire, vu le match catastrophique du samedi 3 décembre 2016 contre les Lyonnais. Mais passons...

Vous objecterez en effet que les supporters messins auront tenu trois ans  grosso modo, même s'il n'y a pas de quoi s'en vanter. Mais cette fois, les sociologues d'arrondissement qui leurs cherchent encore des excuses feraient mieux d'aller faire un tour du hand aux Arènes.  Fin de la prenthèse . nous revenons sur ce grand moment de 2013

Le pari, écrivions nous, n’était pas gagné d’avance. Déjà, l’idée que Metz et Nancy puissent partager, ne serait-ce qu'une minute, les frissons d’un vrai tango, cette idée avait un côté burlesque. Le regard amusé du supporter messin rendait carrément la mission impossible. Jusqu’au moment où l’on apprit que ce coup de génie n’était pas sorti d’une pochette-surprise mais de l’imagination volontairement décalée d’un réalisateur de FR3 Lorraine, de surcroît parisien. Deux heures avant la réception, il avait déjà présenté, dans un cinéma de la ville, un film assez curieux où le génome attirance-répulsion qui lie, c'est bien connu, les deux capitales, nous était dépiauté au microscope avec un petit sourire en coin.
 
Les deux quotidiens régionaux avaient même publié, dans la matinée, un supplément commun fignolé au typomètre, comme un os bien moëlleux pour calmer deux chiens de faïence. D'une page à l'autre, le plus court paragraphe n'était jamais plus long que celui d’en face. Chaque virgule était pesée.
 
Bref, au terme de cette journée subliminale, toute la Lorraine avait compris que ça ne mangerait pas de pain de le chanter en choeur, vu que l'humour, c'était de l'humour. La guerre entre Metz et Nancy, c’était fini...
La preuve? sept mois plus tard, le 24 septembre 2013, à l'occasion du premier derby régional offert aux Messins après deux années de diète, l'esprit nouveau se répandit au dessus d'une forêt de têtes mosellanes, sous la forme d'une banderolle écrite en lettres rouges sur fond blanc. Mais contre toute attente, le stade entier put lire un message de paix dont le moins qu'on puisse en dire est qu'il n'était pas subliminal: "Nancy... je te hais... Nancy... je te hais". Le journal étala le lendemain, sur quatre colonnes, la photo de cette bonne volonté touchante avant de qualifier le succès sportif des Messins de “victoire sans bavure.“ Si vous n'appelez pas ça de l'humour...
 
Il est vrai qu'en février, le sourire de Xavier Schmitt, quoiqu'en quart de figue et le reste raisin, semblait signifier que le patron de Génération Grenat avait malgré tout bien reçu le message. Le regard sucré mais bienveillant de Gérard Rongeot, adjoint au maire de Nancy, confirma que nous vivions une soirée qui ne pouvait pas mieux tomber.
 
  Pas plus tard que la veille, en effet, l’ensemble des six directeurs d’UFR et des trois directeurs d’IUT de l’université Paul Verlaine avaient déposé une bombe dans la boite aux lettres des Nancéiens. Sous la forme d'une lettre ouverte qui commençait à faire du bruit, les professeurs dénonçaient le kidnapping scandaleux auquel aboutirait la nouvelle Université de Lorraine si l'on n'en revoyait pas, rapidement et démocratiquement, le projet de structure quasiment impérialiste. Ils alignaient des chiffres et l'on n'avait plus besoin d'un dessin. Il semblait évident que les collègues de Nancy, rattrapés par un vieux syndrome, n'avaient pu s'empêcher de ratisser large, en piquant les neuf dixièmes de l’organigramme.
 
C’est ainsi que le 14 février 2013, Metz s'offrit un gros buzz à l’occasion d’un petit bisou. Ce qui nous aura fait au moins comprendre que si un jour, Metz et Nancy font la paix, ce sera autour des stades plus vite que dans les amphis. Quant au besoin qu'ont parfois des hordes de supporters  de buzzer le stade à coups de pétards et de bouteilles vides tout en se lovant sous des banderolles assassines, il révèle des mosellitudes un peu bloquées.

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C'est pourquoi il va falloir nous  mettre d’accord sur ce terme de buzz . Au diable soient les mots anglais… Le terme garde un côté péjoratif depuis qu'il compare nos emballements médiatiques au bourdonnement déplaisant d’une ruche énervée… Fort heureusement, toutes les rumeurs ne sont pas négatives et il peut exister du bon buzz et du mauvais buzz, comme il existe du bon et du mauvais cholestérol.
Commençons par le mauvais, ce remue-méninges horripilant au sein duquel des nuées de twitters pianotent d'un doigt branché sur des milliers de smartphones pour claironner des milliions de conneries. Il paraît qu’en anglais, twitter signifie gazouillis mais les nôtres sont de drôles d'oiseaux qui mettent leur grain de sel partout... Au moindre chien surpris au pied d'un arbre, ils préviennent la moitié du monde. Alors vous imaginez quand ils sont contrariés...
En deux lignes trois fois retouchées pour rester à la maille, des nombrilismes contrariés deviennent des états d'âme et se déversent l'un après l'autre dans l’entonnoir savamment filtré des télés... Ils se coagulent en rumeur qui fabrique à son tour du buzz. Et comme tout bruit qui tourne en boucle finit par faire oublier le bruit qui l’a fait naître, le buzz mange le buzz. La rumeur se fait donc cannibale et finit par manger la rumeur. Le buzz né de l’info devient l’info.
Le twitter, lui, a déjà la tête ailleurs… Dès qu’il a vécu son quart-d’heure de Warhol, ou si l’on préfère, dès qu’il a vu son nom ballotté dans la blogosphère, il se recycle une identité, il existe. Ne lui reste plus qu’à courir sur le Net pour mieux sculpter le profil de son narcissisme dans Facebook. Son image rejoindra d'autres millions d'images, et il se fera des millions d'amis, c'est-à-dire personne. Les détails qu'il aura pu donner de sa vie resteront dans le "cloud" et c'est dans cette boule grouillante comme un banc de mulets stressés par la marée, que les requins affamés de la publicité iront plonger la gueule ouverte. On saura tout demain sur les secrets de tout le monde. Au point que des confesseurs et des psychanalystes se demandent aujourd’hui s'ils auront encore du travail.

Quoi de neuf sur les tweets?


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La vraie presse, ou ce qu'il en reste, revoie sa copie. Au temps où les buzz n’existaient pas, le jeune journaliste passait le soir dans les commissariats pour "faire les chiens écrasés". Aujourd’hui, il court à son ordinateur avec un petit panier sous le bras pour cueillir les tweets collés aux blogs, comme on décolle des bigorneaux. Dans cette banalité turgescente, il doit pomper le jus des réseaux sociaux. En somme, c'est le lecteur qui informe le journal.
 
Si le journaliste n'est pas regardant, il guettera l’arrivée du premier politicien qui passe pour lui poser, à brûle-pourpoint, une question à l’américaine. L’autre, qui l'aura vu venir, lui sortira un chapelet de réponses toutes faites, besognées dans la nuit par un collectif de politologues bac plus dix. Car c'est ainsi: une armée d’experts contrôle aujourd'hui tous les discours. Ils vendent aux jeunes parlementaires des Kit réponse-à-tout, des éléments de langage, des lignes de com et des petites phrases. Mais malheur aux distraits! Si le client pense à autre chose, il est perdu. Son manque d’à propos deviendra bourde dans les smartphones, la bourde deviendra gaffe dans les tweets, la gaffe deviendra couac dans les blogs et le couac deviendra buzz dans les micros. Ainsi fonctionnent les nouveaux rabâcheurs en boucle de la galaxie TNT.
 
 
Un bon petit buzz pour les 03.87

A côté de ces errances parisiennes qui vous font une affaire d’Etat pour un sourcil qui fronce, notre babil messin est bien rassurant. Un bon petit buzz à usage interne. Aucun acharnement ne hante le fil des 03.87. La ville entreprend un travail sur elle-même. Des pans de l’ancienne mentalité messine s'écroulent doucement, s'évaporent plutôt, comme à l'opéra quand on change le décor sans baisser le rideau. Après tout, pourquoi ne pas commencer autour des stades où la hargne des supporters n’est qu’un avatar des vieilles querelles de clocher? 
 
Mais il existe à Metz d’autres murailles invisibles contre lesquelles tous les Français de l’intérieur ont buté quand ils ont posé leurs bagages. La ville leur plaisait mais il allait faire les premiers pas. Croyant débarquer dans un no man’s land où survivaient des gens qui pouvaient beaucoup leur apprendre, ils découvraient une capitale orgueilleuse et bouche-cousue, où l’on pouvait parler de tout… sauf des guerres et des annexions.
 
Le buzz de 2013, c’est le début de la fin de cette mémoire à sens unique à propos du passé mosellan. A divers petits signes, on voit que les Messins veulent enfin regarder leur histoire en face. Fernand Braudel avait bien pu dire que le passé brûlait le présent, mais à Metz, depuis 1919, la parole à Metz était plutôt tiède.
 
On ne change pas d’avis du jour au lendemain dans les régions frontalières. On ne le fait que devant l'évidence, lors d'un petit déclic de l'âme qui vous tombe dessus à force de vous embourber dans les parti-pris. Ensuite, il faut du courage pour l’admettre en public, Tout dépend de la magnanimité de celui qui vous ouvre les yeux. Tant mieux s'il a l'élégance de minimiser sa victoire. Les Chinois disent qu’il faut toujours laisser une marche à son ennemi qui tombe. Mais s’il s’agit d’un collègue, ou d’un beau-frère, ou d’un voisin, c'est difficile. Vous imaginez le dialogue entre un expulsé de 1940 et un enrôlé de force de 1943…
 
 
Gare aux images d’Epinal

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A voir le stock d’enluminures patriotiques ânonnées sur les frontières depuis la Convention, les pauvres Mosellans étaient bien désarmés pour se faire plus tard une opinion objective à propos de la première annexion... Un tissu de mythologies avait fini par voiler, dès 1870, l'image qu'ils avaient de la tragédie messine.
 
Les Mosellans pourront toujours se consoler en comprenant qu'ils n'ont pas été les premiers à gober du n'importe quoi. La mémoire historique, ça se fabrique. D'un Dagobert dans la lune à un Napoléon III dans les choux, la liste est longue.
 
Le premier avait mis son royaume à l’endroit mais on voit mal ce qui pouvait l'obliger à mettre sa culotte à l’envers pour remonter du même coup le moral des Austrasiens et son pantalon. Quelque jaloux, auteur de la chanson, aura voulu ternir l’image du seul Mérovingien qui n’était pas feignant.
 
Et pourquoi Napoléon III le petit? Le dernier empereur des Français n’avait certes pas l’air malin en 1870 mais son côté stratège d'opérette ne l’avait pas empêché de révéler, durant "l'empire libéral", une indiscutable envergure. Va-t-en guerre, peut-être, mais pas idiot.
 
Prenez les Gaulois … Pour parodier Racine, ils n'étaient qu'un mélange... de Latins décadents qui roulaient dans la fange, de Celtes moustachus et de Germains blondins, sans parler d'un paquet d’indo-européens... Mais dès la raclée de 1870, ils devinrent de "fiers Gaulois" dans les écoles de France. Il fallait bien préparer la revanche.
 
Qui a bien pu inventer cette histoire de sacre à Reims, vers l’an 500, alors que Clovis y fut seulement baptisé? C’est en 754 que l’on oignit Pépin le Bref en vrai premier Roi des Francs. Des moines finauds auront tout inventé huit cents ans plus tard pour redonner du biceps aux arbalétriers de la guerre de Cent-ans.
 
On dit que Charlemagne aimait jouer à l'inspecteur d’Académie chaque fois qu’il revenait de guerre. Il discutait avec les escholiers pour savoir s’ils avaient bien fait leur dictée. Mais leur a-t-il jamais avoué qu’il ne savait pas lire?
C’est parce qu’Henri IV était très énervé qu’il eût, par hasard, le mauvais réflexe de parler de poule au pot. Il voulait seulement clouer le bec du Duc de Savoie qui l’avait provoqué lors d’une agape en prétendant que sa volaille alpine tenait mieux la cuisson. Notre bon roi n’a jamais eu pour autant l’intention de passer tous ses dimanches à servir la soupe dans les chaumières.
 
Même sur Jeanne d’arc, on a des doutes… C’est seulement pour donner de l’épaisseur à Charles VII que les Armagnacs auraient fait d’une jeune mariée noble et bagarreuse une pucelle branchée sur Radio Donrémy,
Et l’on pourrait continuer comme ça jusqu’à nos jours… La poule au pot, le vase de Soissons, la culotte à l’envers, mais aussi j’y suis j’y reste, on les aura, la route du fer est coupée, les mensonges qui nous ont fait tant de mal, je vous ai compris, et des centaines d’autres, des mensonges très poétiques, parfois de merveilleux éléments de langage, mais toujours des machines à décerveler. Du buzz bien arrosé, pour la route. Qu'est-ce qu'on peut être bête!
 
Les archéologues sont bien les seuls historiens à reconstituer notre mémoire avec une pince à épiler. Ils travaillent en effet sur des vestiges réels et non des parchemins discutables. Ils visualisent prudemment des fragments de vérité..

Vous avez dit "impérial"?

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Revenons à notre sujet... Le 10 janvier 2013, trois cents personnes s’étaient déjà réunies dans les salons de l’Hôtel de ville pour assister à un colloque organisé par l’Académie nationale de Metz à l’occasion du cinquantième anniversaire de la réconciliation franco-allemande. Délicate affaire. Une demi-douzaine d’orateurs firent évidemment allusion à la vieille allergie des Messins pour tout ce qui pouvait ressembler à un casque à pointe. Le public sourit. En ajoutant que le temps était vraiment venu de dépasser l’ancienne rancune et voir les choses telles qu’elles avaient été. Le public redevenu silencieux parut l'admettre. L'idée qu'un patriotisme revanchard avait, depuis quatre générations, privé la Moselle francophone d’une réflexion plus fine sur la première annexion, cette idée tournait dans les têtes. Dans les années trente, les Messins n’osaient déjà plus soulever le couvercle. et l'anti-germanisme qu’allait raviver la barbarie nazie l’avait fait se refermer rapidement. Pourtant, une majorité de Messins admettait en privé qu’après 1871, la vie quotidienne en Moselle n’avait pas été aussi lamentable qu’on l’avait claironné en 1919. En matière sociale notamment. Mais il ne fallait pas le dire.
 
Le plus bel exemple de cet embargo fut le regard méprisant qu’il était de bon ton de porter sur le fameux "quartier impérial"… Vous avez dit impérial? et puis quoi encore? Jusqu’aux années 1960, il restait de bon ton de se rendre le moins souvent possible autour de la gare, sauf pour prendre le train en ricanant quand on ne pouvait pas faire autrement. La prose de Barrès avait fait du bâtiment aujourd’hui célèbre un étal de charcutaille. Les talentueux architectes de la nouvelle ville ne pouvaient être que de gros ploucs teutons.

L'historienne a gagné son combat

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Lorsque Christiane Pignon-Feller avait pris le micro à la réunion de l’Hôtel-de-ville, ce fut comme un lavage de cerveau. Ce frêle petit bout de femme, qui connaît parfaitement son affaire, entreprit de dévoiler la beauté du quartier messin construit, après 1900 par les Allemands. Un lieu unique en Europe dans son genre, dont chaque façade est un sortilège. Par charité chrétienne, l'historienne eût le tact de ne pas citer trop longtemps la prose des revanchards de l'époque. Mais elle en lut assez pour montrer leur mauvaise foi. Sans doute, craignaient-ils de voir le beffroi de la gare faire de l'ombre à leur esprit de clocher. Quoi qu'il en soit, le silence des Messins qui buvaient ses paroles prouvait qu'un glissement avait commencé.


Et ce n'est qu'un début

  - Un livre vient de sortir ose poser la question qui fâche: Et si Bazaine n'avait été qu'un bouc émissaire? Encore une affaire à suivre.
  - Les Mosellans de la partie germanophone publient "pour les nuls" un recueil en dialecte Platt destiné aux Mosellans francophones, sur un ton plus amical que provocateur.
  - On vient de sceller à l’entrée de couloir le plus passant de la Gare de Metz une plaque à la mémoire d’Adrienne Thomas, l’écrivaine messine d’origine allemande. - Un groupe de chercheurs redonne sa dignité à la tombe de Paul Tornov, l’architecte allemand qui restaura la cathédrale. Sa dépouille, quasiment laissée en friche, dormait au cimetière de Scy-Chazelles depuis sa mort en 1906. La Maison de Robert Schuman aura enfin les moyens de remettre en lumière l'oeuvre exemplaire de ce bâtisseur, une oeuvre accomplie main dans la main avec celle du sculpteur français Auguste Dujardin, lui aussi longtemps calomnié.
  - Le film émouvant de Dominique Hennequin, "Trou de mémoire", nous fait découvrir le sort tragique des travailleurs forcés de l'Est que les nazis avaient enfermés autour de Metz et surtout en Moselle. Des forçats sans identité que la population ne pouvait aider sans risque. Des milliers de Russes, de Polonais, d’Ukrainiens ou de Serbes dont les squelettes dorment les friches. Ban Saint-Jean, près de Boulay, serait la plus grande nécropole en France, 20 000 morts, peut-être?
  - Nos Archives sont dorénavant des gares de triage où chaque semaine arrive un manuscrit. Depuis une dizaine d’années, de braves gens l’avaient senti venir. Les cheveux déjà blancs, au départ du dernier train avant le silence. Ils ont osé fouiller dans les tiroirs de l'ancien et ressortir d’un portefeuille boucané de simples photos qui montraient le malheur. Des instantanés de l’oubli de la largeur d’un timbre-poste dans leur bordure blanche aux bords dentelés. Cette mémoire lilliputienne avait attendu parfois plus d’un siècle au fond des commodes. Il vaut décidément mieux manger son chapeau que d’avaler un casque à pointe.

JG février 2013

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Quand Jacques Sassi m’a raconté qu’il avait passé dix ans de sa vie à recopier des journaux de la Belle Epoque aux Archives départementales, j’ai pensé que c’était une façon de parler. Dix ans de sa vie… Diable! Il voulait probablement dire que pendant dix ans, il s’y rendait quand il en avait le temps. J’avais tout faux. Chaque jour de la semaine était bon pour lui, dès que son métier lui lâchait la bride. Il avait même fini par se sentir chez lui sur les hauteurs sacrées de Saint-Julien-les-Metz. Toutes les archives, en effet, sont des églises. Le moindre toussotement y fait lever le nez d’un quarteron de fidèles au poste, des forcenés qui s’agenouillent toujours au même prie dieu. Enivrés par l’encens des vieux cartons qu’ils déplient, ces fouineurs font partie des meubles et n’aiment pas les nouveaux arrivants.

Mais Jacques était du genre partageur. Loin de se laisser impressionner chaque fois par les 35 kilomètres de documentation qu’il sentait vibrer dans les murs, il décapuchonnait son stylo en souriant. A l'époque, le crayon maison n’était pas devenu obligatoire. Le voyage de Jacques dans les dossiers n’avait d’ailleurs pas la prétention de remonter le tic-tac des Grandes heures mosellanes jusqu’au baptême de Clovis. Il se contentait plus banalement de nous raconter l’histoire de ses brasseries!

J’ai aussitôt pensé, en l’écoutant, que les dites brasseries lui avaient fait quelque commande pour relancer leurs armoiries mais il m’a répondu que cette honorable corporation ne lui avait rien commandé du tout. Il avait entrepris ce travail en bénévole, pour sortir une histoire locale de l’oubli. En somme, il avait mis la Moselle en bière pour mieux la ressusciter Une telle passion pour les cartes postales me demeurait malgré tout étrange, attendu qu’on ne voit pas souvent des collectionneurs désintéressés. C’est alors que dans son chalet d’Amneville, Jacques avait grimpé l’escalier qui mène à l’étage pour en redescendre quatre ou cinq fois de suite, trois gros classeurs sous chaque bras. Il parlait donc vrai sous la moustache. Arlette, sa compagne, nous regardait en souriant.

Ah! que voilà de bienveillantes personnes… Aujourd’hui, c’est encore lui qui cherche et c’est elle qui range. C’est lui qui colle et c’est elle qui classe. Papa pique et Maman coud. Dans l’ambiance anxiogène où la France des ramasseurs de tweets nous replonge tous les matins, des gens comme Arlette et Jacques rassurent… Ils mènent avec discrétion leur petite ONG souriante commer un couple de castors bien lunés. N'étant pas non plus manchots à l’ordinateur, ils se font un plaisir d’offrir à tout le monde des souvenirs que tout un chacun ne leur a pas demandé. D’aimables passeurs de mémoire.

Dans leur nid du Bois de Coulange, sur une table toute en longueur, je les aidai à disposer une bonne trentaine de lourds cahiers que nous ouvrîmes l’un après l’autre avant de les étaler, comme un plateau d’huîtres au restaurant. Un panorama de cartes postales, souvent timbrées mais pas toujours connues, sur lesquelles des Mosellans d’avant 1900 prenaient la pose avec une candeur touchante. Seul un idiot d’aujourd’hui pourrait sourire de leur naïveté. Ils se laissaient photographier aux marches des bistrots, ils s’offraient, ils faisaient confiance, figés dans leur dignité villageoise, conscients qu’ils seraient vus dans un siècle ou deux… Alors que de nos jours, ils iraient chercher un avocat pour violation de la vie privée.

Sur d’autres cahiers étalés, je vis des pages manuscrites, tenues d’une belle écriture assez ronde et classées dans une chronologie méticuleuse. "Un vrai travail de bénédictin" leur dis-je, impressionné. Mais vous êtes un peu fous quand même!

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"Cette folie, répond Jacques, j’appellerais ça de la passion. C’est mon père qui l’a réveillée... En 1975, il m’avait offert une chope...J’ai toujours pensé qu’il avait choisi cet objet comme un symbole. Il savait que j’étais à un tournant professionnel.J’avais rencontré Arlette trois ans plus tôt. Mais ne vais tout de même pas vous raconter ma vie…
- Mais si, mais si…
- Mon père donc, grand connaisseur en vin, tenait avant la guerre une épicerie à Dieuze. Ma mère était aussi une excellente cuisinière. Ça prédispose…Je suis né en 1948. Mes parents, expulsés du Saulnois en 1940, s'étaient retrouvés dans une ferme familiale près de Saint-Dié. Durant les mêmes années sombres, le père d’Arlette avait été "Malgré nous" en Russie alors que sa mère, d’origine polonaise, s'était vue transplantée par les Allemands dans une autre ferme tenue près de Rémilly par des "Bitchois", d'autres Mosellans, faut-il le rappeler? chassés de leurs maisons eux aussi... Autant dire que dès notre première enfance après la guerre, Arlette et moi héritions déjà d'une mémoire parentale assez revancharde mais compliquée. Vous aurez compris que dans nos familles, on "bouffait du Boche" toute la journée.. Il y avait même un oncle, du côté de la mère, un général du génie nommé René Fade, qui était mort à 102 ans. Alors vous pensez… "Ce discours à sens unique me choquait pourtant. J’avais compris que la guerre est toujours une monstruosité. Elle se nourrit de la manipulation des opinions. Je sentais bien qu’avant le nazisme, beaucoup d’Allemands étaient des gens comme nous. Côté scolaire, je devins carrément rétif quand il me fallut quitter Dieuze pour une demi-pension à Château- Salins. Je révisais au dernier moment, dans l’autobus. Au fond, je me suis toujours senti une sorte d' insoumis".
 
Au milieu des années soixante, le père de Jacques a déjà deviné que son fils rame à contre-courant. On va en faire un cuisinier...Il le fait entrer au Buffet de la Gare de Metz pour y passer un CAP. Depuis 1919, le bâtiment qu’avait ridiculisé Barrès gardait encore, aux yeux de nombreux Messins, l’aspect d’une provocation teutone. Certains "patriotes" des années 20 voulaient même le détruire! On racontait que pour se rendre à Paris, ils ne prenaient le train qu’à Novéant… C’est sans doute une blague. Mais dans leur imaginaire, la Gare de Metz redevenait chaque nuit un repaire de mangeurs de saucisse qui chantaient en se prenant par les épaules.

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Ils se trompaient. On allait au contraire vers la grande époque d’André Leprêtre, un patron d’après guerre mais toujours à l’ancienne, une statue du Commandeur accoudée au devant du comptoir jusqu’à son départ en 1982. Il parlait aux serveurs sans même bouger la nuque, même quand ils étaient une demi-douzaine à lui tourner autour.

"J'ai découvert alors ce qu’on appelle une "brigade" dans le métier... Les apprentis passaient d’un service à l’autre, plus ou moins vite selon leur aptitude. La grande épreuve était pour nous de virevolter dans les cuisines sous les yeux des anciens. La suite dépendait de l'aptitude. On allait d’abord au "garde-manger" pour les hors-d’œuvre, puis chez Pierrot Darnois pour les entremets. On entrait alors chez Louis Steinbach, le maitre-saucier, et enfin chez Maurice Deygat, le poissonnier. Où que nous soyions, de toutre façon, Fernand Kraichette nous aboyait après car tout devait marcher au rythme de l’horloge.
 
J'ai passé mon CAP de cuisinier. Le Buffet tournait 24 heures sur 24. Il était connu dans la France entière et fut probablement la révélation que j'attendais. J’ai gardé le souvenir de sa sévérité chaleureuse. J'ai compris l'intérêt de l'’organisation et admis le respect du savoir des anciens. J'ai pris aussi le goût du parler vrai. Je me souviens du pâtissier Courouve, qui n'aimait pas les Allemands. On racontait qu'après la guerre, alors qu'il faisait visiter les fours à des collègues d'outre Rhin, il n'avait pu s'empêcher de lancer une flèche: "Ça ne vous rappelle rien?"
 
"Dans les années 1970, le Buffet amorçait un déclin. La restauration "évoluait". Certains en avaient la nostalgie. D’autres moins. Bernard Lavilliers avait essayé de chanter cette complexité en vers rugueux.

"Aquarium sans musique, dirigeable échoué
M'ouvrant la porte de son unique bras de fumée
Séparant deux engeances d'une barrière muette
D'un côté le couteau, de l'autre la fourchette…"


Pour Jacques Sassi, de toute façon, il faut penser au service militaire. On est en 1967. "A Dieuze, c’est Messmer qui, lors d’une rencontre un jour de repos, m’a demandé où je souhaitais être incorporé, Mon père aurait trouvé inadmissible de lui demander un coup de pouce. J’ai répondu la Marine et me voyais déjà aux fourneaux sur toutes mers du monde…"
 
Le pouvoir messmerien avait des ratés. "Je me suis retrouvé en 1968 à Toulon, mais habillé en grenadier voltigeur dans l’infanterie de marine! J’ai refusé d’aller travailler au mess des officiers. Comme j’avais fait ma mauvaise tête, je deviens semi-disciplinaire en Martinique! La pagaille soixante-huitarde a un peu calmé les militaires et j’ai fini à Fort de France, cabot-chef coiffeur, puis chef de cuisine à Fort Gerbault.

  - Une année pour rien, somme?

  - Au contraire. Ce séjour m’a ouvert les yeux. J’ai découvert l’exploitation coloniale, l’histoire de l’esclavage, les souffrances des Africains durant des siècles, le pouvoir des négriers… J’ai pris conscience de toute cette misère alors qu’autour de moi, les vieux sous-off continuaient de nous raconter sans arrêt leur Indochine. Un jour, je me suis fait traiter de Boche à Gerbault. Les Mosellans avaient l’habitude… On s’est battus."

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A la démobilisation Jacques trouve un travail de commis dans un restaurant thionvillois, puis à Uckange. Plus tard, il est chef en cuisine en Corse à Saint Florent. Et en 1971, il entre enfin à Diekirch chez Gasty Junck, un grand-chef luxembourgeois.

"Encore un Monsieur, un ancien Malgré nous qui s’était rendu aux Russes et avait fait le coup de feu avec les partisans. Je parlais beaucoup avec lui mais pas aux cuisines. J’ai vite noté un détail pour moi très important: Il savait reprocher sans humilier.
 
- Les Chinois disent qu’il faut toujours laisser une marche à son ennemi qui tombe…
 
- J’ai appris en effet que le respect reste la clé d’un vrai dialogue. J’ai compris que les Mosellans n’avaient pas cette clé en 1945 pour oser parler ensemble de leur guerre. Ils se sont braqués dans un lourd silence. Ils se sont sentis des victimes désabusées. Hélas, quand j’ai pris en 1972 la gérance du restaurant "Le bon coin" à Morhange, nous avons su, Arlette et moi, ce que cela voulait dire de vivre à cheval sur la séparation linguistique. Ce "bon coin" ne l’était pas vraiment pour nous… Nous nous sentions deux Meurthois de Dieuze en terre germanophone, à quelques kilomètres seulement de chez nous. Nous devions écouter tous les soirs les mêmes discussions sur ceux qui étaient partis en 40 et ceux qui étaient restés.
 
Un plus gros projet se présente alors. Un gros coup. Reprendre à Morhange le "Claire forêt", en transformant un ancien four à tuiles pour l’aménager avec piscine, camping et tout à l’avenant. Mais il faudra être patient et Jacques ne l’était guère. L’idée de perdre un an le hante. Le hasard lui suggère l’idée de proposer son bagage au Lycée Hôtelier de Metz. Et c’est la chance de sa vie, sans doute.
 
"Soudain, me dit-il, j’ai vu le côté porte-bonheur de ma chope de bière… Le talisman paternel arrivait au bon moment. Rien ne pouvait mieux toucher Jacques Sassi que ce clin d’œil plein de pudeur, pour lui souhaiter bonne chance.

"Ils m’ont accepté au Lycée Hôtelier en 1975. Me voici maître-auxiliaire aux cuisines. Je retrouvais un monde clos mais plein d’espoir, de jeunes Mosellans au début complexés qui voulaient sortir plus tard par la grande porte. Ils arrivaient, un peu anxieux, de Sarrebourg, de Sarreguemines, de Forbach ou d’ailleurs. Ceux de Metz étaient plus détendus. A leur contact, je retrouvais mes impatiences de jeunesse. L’empathie est venue immédiatement...
 
Devenu professeur deux ans plus tard, je suis resté jusqu’en 2007 au Lycée où nous n’avons cessé de former des cuisiniers de haut-niveau."

Des horaires plus réguliers permettent alors à Jacques de mieux disposer de son temps. Toutres les intuitions qui avaient germé depuis son plus jeune âge se mettent enfin à fleurir: Le refus de subir sans comprendre, le goût du groupe, la compassion pour les victimes en Histoire, l’importance du respect dans le rapport de pouvoir, le plaisir de fréquenter les jeunes, le désir de fracturer la mémoire cadenassée des Mosellans, la passion de faire un métier qui rende meilleur., le sourire d'entrée, plus pas mal d’humour pour finir.

Quand Jacques Sassi perdit son père en 1983, il tomba sur des lettres de son grand-père et fut touché. En 1914, l’avance allemande avait envahi la ferme familiale et il s’était retrouvé, durant toute la guerre, mobilisé du côté français. Un drame de la séparation assez fréquent chez les Lorrains mais moins banal dans les Vosges. Il lui fallait trois ou quatre adresses différentes pour que les mots d’amour à sa "petite femme chérie " puisse arriver à bon port sous le nez des douaniers. Il n'en avait jamais parlé à son petit-fils. Ce courrier fut pour Jacques un second déclic. Il décida de combler toutes les heures creuses du Lycée en les passant aux Archives.

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"Alors qu’à Dieuze, quand j’étais jeune, je collectionnais seulement les recettes de cuisine, je suis devenu depuis trente ans un affamé de mémoire. C'est ainsi que je suis arrivé à l’Histoire. Pas celle des généraux qui ne m’intéressait pas du tout, mais celle des gens simples. En feuilletant les journaux de la première annexion, j'ai noté que le destin de la Moselle se confondait avec celui des brasseries… Ce que tout le monde avait oublié. En 1900, il y en avait 360 dans le département annexé, alors que les historiens français n’en avaient compté qu’une dizaine!"

Jacques entreprend alors un travail de Romain que même les Romains n’auraient pas osé faire. Dix ans le nez sur les documents, qu’il va recopier à la main comme un scribe. Des pages et des pages… N’était-ce point folie?

"Quand on cherche, on ne voit pas le temps qui passe

- Vous parliez souvent de cette passion?
- Seulement quand on me demandait comment j’occupais mon temps libre. Une fois, en vacances à Valras, je discutais avec une directrice d’école. Au bout d’un moment, elle m’a coupé: "Alors vous, me dit-elle soudain, on peut dire que vous êtes un vrai Boche de l’est."

- Et vous, on peut dire que vous êtes une bourrique. Elle s’est excusée." Pas la bourrique, la directrice.

J’insiste… L’histoire des brasseries n’en est qu’un aspect de la complexité locale. Jacques Sassi risquait-il pas de passer à côté de l’essentiel? Il s’en défend: "Je devais forcément relire la presse de l’époque, dont chaque page me donnait une vison globale du climat en Moselle annexée. Je tombais très souvent sur des informations qui dépassaient largement mon sujet. Prenez par exemple l’histoire d’un Alsacien nommé Joseph Hitter. Avec deux t. (Rien à voir avec Adolf.) Il était brasseur à Saint-Julien-les-Metz en 1870 mais les Allemands l’avaient baptisé "l’ours blanc."

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Jacques me montre le personnage sur lequel il a écrit longuement. Avec une superbe iconographie pour illustrer son propos. Un vrai travail d’historien. Par respect pour sa recherche, je me contenterai de la résumer:

Lors du blocus de Metz par les Allemands, Joseph Hitter était en retraite depuis deux ans. Comme il parlait parfaitement leur langue, il proposa aux Prussiens de guider l’un de leurs convois de ravitaillement dans l’arrière-pays messin, au travers des bocages des vignes et des houblonnières. Ils furent assez naïfs pour le croire, ce qui lui permit, armé d’un fusil de chasse, de faire trois prisonniers sans problème et dedétourner tranquillement deux voitures de farine. Elles furent même exposées place de l’Esplanade.
 
On comprend mieux le surnom. "Weisser Bär" avait la carrure d’un chercheur d’or dans le grand Ouest. Sa barbe blanche remontait le moral des Messins désemparés. Ce qui lui donna forcément l’envie de recommencer. D’abord trois voitures d’avoine et de nouveau des prisonniers, puis d’autres prises, avec un pistolet dans chaque poche. L’armée française le nomma capitaine avec 25 éclaireurs volontaires.


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Collection M.Martin

La bande de "l’Ours blanc" s’empara de huit voitures chargées de vivres et fit quinze prisonniers. L’ours poussa même jusqu’à Vigy, fit le coup de feu à Noiseville, à Sainte-Barbe, à Villers l’Orme et pour finir, près de Bouzonville…

Quand Metz se rendit, les Allemands qui savaient le barbu dans la place le cherchèrent assez longtemps... Les Français l’avaient démobilisé in extremis car son statut de franc- tireur lui aurait valu l’exécution. Il finit par être assimilé à un simple soldat. N’étant plus inquiéité, il choisit la France et l’on a dit qu’à la frontière, la Garde prussienne lui avait présenté les armes… Serait-ce encore une image d’Epinal? Quoi qu’il en soit, torturé par la goutte, "l’Ours blanc" se tira une balle dans la tête, en 1887, à Pont-à-Mousson.
 
 
1899. La grève d’Amos comme si vous y étiez

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Jacques Sassi avait donc compris que sa plongée dans les Archives l’amènerait à brasser plus large. Il retrouvait en effet l’histoire des gens, pas celle des batailles. Mais de cette histoire, il fallait se méfier. Les Mosellans avaient, sur leur passé bien des tics de mémoire. La représentation qu’ils en gardaient les poussait toujours à se taire. L’image enfouie de leur vieux département des frontières avait germé dans une opposition linguistique et donc sur un terreau culturel coupé en deux. Bel exemple de géographie humaine: Le pays roman face au pays francique mais aussi la bière face au vin. Dis moi ce que tu bois et je te dirai qui tu es.

C’est alors qu’apparaît l’énormité de l’entreprise. Vouloir, cent ans plus tard, recopier à la main des centaines et des centaines de pages, tout en collectant, ici et là, des centaines et des centaines de cartes postales, un tel labeur avait un côté forcené. L’informatique n’existait pas dans les années 1970… Et si elle avait existé, les grignoteurs d’archives auraient vite appris que la recherche numérisée était un supplice chinois lorsqu’on ignore ce que l’on vient chercher.

Jacques Sassi me tend au hasard l’un des albums étalés sur la table. Je lis sur la tranche: "Gazette de Lorraine "1891-1908 et 1914-1918." Un bon kilo de papier.

Ce journal de langue française, habilement contrôlé par les Allemands, publiait depuis 1871 des informations sur la vie messine et les villages autour. On y polémiquait parfois, mais toujours prudemment. Les vrais Messins s’en méfiaient, mais le trouvaient bien écrit. Lors d’un premier feuilletage en diagonale, je cherche un exemple et tombe par hasard sur une demi-douzaine de pages dont la continuité révèle aussitôt qu’il s’agit d’une grosse affaire: une grève à la brasserie Amos en juin 1899.

Ce conflit social en pleine annexion révèle beaucoup plus que la qualité de la bière. Il raconte un malaise qui dure. Les Allemands jouent sur du velours car Amos reste une icône française, même après trente années sous la botte. La ville a pourtant beaucoup changé. La moitié de la population civile est allemande, sans parler des soldats dans leurs casernes. Les vrais Messins survivent dans une petite schizophrénie pépère, où chaque geste banal peut devenir soudain symbolique.

Les autorités allemandes ont assurément trempé dans la grève Amos. Elles soutiennent habilement le parti des grévistes contre Gustave Amos car il incarne la vieille dynastie des patrons français d’avant la défaite. Une dynastie dont le paternalisme bienveillant dispose encore en ville d'un attachement sentimental alors que sa pingrerie pose plutôt problème. (Il suffit de voir plus loin l’allusion aux heures de travail.) Les brasseries allemandes béneficient en effet d’un système salarial et social plus généreux. Elles le font savoir pour éliminer les derniers concurrents.

D’où la subtilité prussienne. En altérant l’air, de rien, l’image d’Amos lors du conflit, le nouveau pouvoir marque un point. Gustave Amos se défend en grand seigneur. Il écrit au journal, il minimise mais il devra céder. C’est de l’histoire.

Lisez vous même, et remerciez Jacques.

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Le mercredi 6 septembre, "La gazette de Lorraine" annonce, sans autre détail que l’auteur des petites affiches imprimées "Ouvriers, ne buvez pas de bière Amos" a été découvert… On ajoute qu’il les faisait imprimer clandestinement au Luxembourg. Mais les Allemands n’ont diront pas plus.

De vieilles cartes sorties du trésor

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A Metz, dans l’actuelle rue Gambetta, le sulfureux Palais de Krystall, dont la piscine exigeait deux étages, n'attira pas longtemps les bourgeois cavaleurs de toute l’Europe. A Metz, les nouveaux maîtres allemands, forcément vertueux et les élites mosellanes, forcément bien-pensantes, se mirent vite d’accord pour obtenir sa fermeture, alors qu'elles ne s'entendaient sur rien.

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La maison messine où vivait Hertha Strauch, la future Adrienne Thomas. On est en 1910. Quatre ans plus tard, Hertha courait à la gare pour soigner les blessés. On voit qu’à droite, l’autre côté de la rue Charlemagne n’est pas encore construit. (Lire l’histoire en page d’accueil )

Le "Café Français", place Saint Louis en 1905. Il devint l’un des repaires de la bougeoisie francophone. A ne pas confondre avec le "Café Français" niché au milieu du XIXe sous les arcades aujoud'hui détruites de la Cathédrale, un nid de libre-penseurs que Mgr Dupont des Loges réussit à fermer en 1882. (Lire l’histoire en page d’accueil )

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Croisière dominicale au "Sauvage", un célèbre restaurant messin au sud de la ville. On s’y rendait sur la Moselle pour oublier l’annexion. Mais il fallait parler bas et se méfier de son voisin sous les tonnelles.

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Au décès, en 1921, du Chanoine Collin, curé bretteur et patriote ardent, Metz donne son nom à une rue de la ville. Ce qui n'empêchera pas E. Schneider, moins à cheval sur les principes, d'y ouvrir en 1936 un Casino bar au n° 2.

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Les dieux avaient souvent soif en pays messin. Pour beaucoup d'Allemands, la Moselle était la Côte d'Azur.

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Le Restaurant "Automaten", rue ex-Serpenoise, était le rendez vous des Allemands branchés. Les Mosellans d'origine se gardaient d'y mettre les pieds.

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En 1918, alors que la guerre se termine, la Moselle retrouve le goût du vin mais reste prisonnière de sentiments confus. On n'efface pas du jour au lendemain quarante huit années d'annexion. C’est ici que Barrès à cogité dans un cahier les premiers élements de son "Colette Baudoche". Les Allemands l'avaient laissé entrer dans Metz avec un visa mais leur police le gardait à l'oeil.

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La vie prend sa vraie dimension, rappelle Jacques Sassi, quand on a le sentiment d'être utile...

 

Dès que Balladur eût souhaité revoir à la baisse le nombre de nos Régions, la matière grise locale se mit à tourner à plein régime dans les bureaux d’études.

Quand on y repense... Du jour au lendemain, des maniaques du pointillé affûtent leurs ordinateurs pour redessiner l’Est de la France. Certains se prennent à rêver de nous replâtrer une "Alsace-Lorraine". Au début, tout le monde pense qu’il s’agissait d’une blague mais avec les décideurs, il faut se méfier…

Nos maniaques ont oublié le conseil que leur avait donné Roger Brunet, un très éminent géographe: "Nous n’avons pas à découper l’espace, il se découpe tout seul."

"Le plus drôle, dans cette fièvre, c’est que le concept "Alsace-Lorraine" est un mot creux. Il se veut l'icône historique d'un territoire qui n’a jamais existé! Prononcé mille fois dans les discours, il n'est pourtant qu'une entité sans consistance, barbe à papa vaporeuse tournicotée dans la cervelle de Bismark et prose revancharde de Barrès. Si, pour nommer les territoires annexés à l’époque, ces deux Messieurs étaient convenus de parler d’Alsace-Moselle, au lieu de dire n’importe quoi, on n’en serait pas là aujourd’hui.

Chaque fois que, depuis cent quarante ans, un orateur fait encore allusion à l’Alsace-Lorraine, il trempaille sa mémoire  dans la choucroute et fait sourire les "Alsaciens-Lorrains". Qu’il aille donc demander aux trois autres départements l’idée qu’ils se font d’une Alsace-Meurthe-et-Moselle, d’une Alsace-Meuse ou d’une Alsace-Vosges... La démarche est risquée.

Va pour Grand Est. On verra bien. Seuls, les Mosellans ne s’affolent pas. Les cousins du col de Saverne, ils connaissent... Ils envient leur côté bon vivant et leur tempérament rouspéteur. Ils les voient comme des gens un peu sanguins mais très fréquentables. Une lointaine compassion renaît chaque fois dans leur coeur au souvenir des souffrances communes. Mais à condition que la grande sœur ne soit pas trop envahissante.

Tout Mosellan normalement constitué sait en effet que depuis 1871, la famille d’à côté à tendance à le chaperonner, comme on aide le petit du voisin à faire ses devoirs.. C’est pourquoi nous suggérons aux redécoupeurs de méditer la photo qui meuble cet article… Un charmant tableautin plutôt, disons deux poupées Barbie de la Belle époque dont le message subliminal ne pourra leur échapper:

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Il se trouve en vitrine au très beau musée des faïenciers de Sarreguemines, au rayon des services de table. Approchons nous et regardons nos demoiselles... Celle de droite, ça crève les yeux, paraît bien sûre d'elle... Alors que le regard noyé de la cadette nous cache un mystère. Sous la moue trop soumise, une pensée doit s'agiter. Il nous faut donc franchir le miroir, aller plus loin dans ce visage… scruter sa vérité.

Et soudain, sous les mains jointes de la Sainte Nitouche, l'on sent la vibration d'une colère, comme un agacement de chiens de faïence. Une santé complexée jaillit enfin au bord des lèvres. Encore un quart de seconde et l'enrubannée l’aura bien cherché.

"Lâche-moi les sabots!" (qui pourrait se traduire en Platt par: "loss mich gehn... mét meinen Klumpen!"). Notre Mosellane, si reservée d'habitude, est décidément très habile, puisqu’elle peut, sans en faire un plat, nous confier son ras le bol au fond d’une assiette.


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Un projet farfelu vient de nous révéler que Metz avait changé. Le simple fait que nul Messin n’ait poursuivi ce petit polisson de Stark en le voyant tirer les sonnettes de la maison Salomon, un site architectural très connu avenue Foch. Le fait qu'après s'être enfui en courant, le designer ait décidé d'en bâtir la copie voyante sur le toit d'un hôtel déjà très tape à l'oeil... Il fallait oser.
 
La provok avec un K était de taille mais la ville n'a même pas éclaté de rire. Son silence a montré qu'elle s’en fichait pas mal. La maison Salomon, devenue du coup dix fois plus célèbre, rejoindra la clé du boulanger Harelle et la cravate de Verlaine au Livre d'or des icônes messines. Sauf que cette fois, il y a des dégâts collatéraux. C'est Maurice Barrès qui accuse le coup!
 
Il faut se mettre à sa place. Il n'avait jamais caché son allergie à cette Ville Impériale que les Teutons avaient dessinée dans les friches du Metz humilié de 1900. Au ciel, l'auteur jouit depuis d'une aura cocardière... Alors, plus de cent ans plus tard, lui mettre sous le nez une villa dont le moins qu'on puisse dire est qu'en matière de germanitude, c'est plutôt du lourd, oser ainsi provoquer le papa putatif de Colette Baudoche, moi je pense qu'il ne s'en remettra pas, sur son nuage.
 
Notez qu'on est dans la métaphore sportive… Quand tournent les trente-six chandelles que le menton d'un boxeur n’a pas vues venir. Ça s’est passé à Metz au bord de la Seille. On vous le dit. Barrès est KO.

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Photo Karim Siari

Et puis quoi encore? Que vient faire, pensez vous, l’immortel auteur de la "Colline inspirée" dans cette histoire invraisemblable? Je n’y avais pas pensé tout de suite. Et puis je me suis souvenu d'un mot de Malraux dans ses "Antimémoires". Il écrivait qu’il aimait les musées farfelus car ils jouent avec l’éternité. Certes, la starkerie messine me semblait en effet trop voyante pour l’habiller de surnaturel. Un bretzel des années 1900, monté sur une armoire des années 2010, c’était moins de l’art que du bourrichon.
 
Même à l'époque, au coeur de la première annexion, la maison Salomon avait fait ricaner les élites prussiennes. Des architectes venus de toute l’Europe détestaient ce manoir, tant il semblait à contre-courant de leur projet de Nouvelle Ville. Ils voyaient suinter dans ses colombages des nostalgies de hobereau. Quant aux Lorrains allergiques à la teutonisation, ils évitaient l’avenue Foch.... A leurs yeux, il ne manquait au balcon du 22 qu’un gros coucou pour donner l’heure.
 
J’aurais donc juré que la poésie chêvre-chou de ce chalet tralala itou, nichée à cinquante mètres sur un hôtel de cinq étoiles, allait forcément indisposer le dernier carré des vrais Messins de chez Messin, ceux qui ne confondront jamais la ville médiévale avec la lorraine, la lorraine avec la française et surtout la française avec l’impériale. Mais que croyez vous qu’il arriva? Ce fut l’illusion qui creva.

Depuis, je me suis senti redevenir Français de l’intérieur, incapable de nager dans les profondeurs de la mémoire messine… Pour sûr, ce Stark avait un scaphandre… Qu’avait-il donc ressenti le jour où, musardant pedibus dans notre ville qu’il trouvait belle, il était tombé en arrêt devant la maison Salomon? Avait-il flairé que la suffisance campagnarde de la villa incarnait, au second degré toutes les contradictions de la cité? Ou bien, le terrorisme primesautier de Stark lui avait-il seulement suggéré, rien que pour rigoler, de faire péter sa bombinette à deux pas de la maison Pompidou. Comme à Verdun, sans penser à mal, on fait encore exploser des obus en chocolat?
Que savait-on de lui après tout? Les grands créateurs sont des enfants espiègles dont il faut se méfier. Quand ils gardent trop les mains dans les poches, c’est qu’une folie a germé dans leur tête. Certes il se pouvait que le sens de l’humour ait seul donné à notre provocateur l’idée de nous faire une bonne blague, mais je n’en étais pas certain. Malin comme il était, Stark devait savoir qu’à Metz comme ailleurs, il ne faut pas trop parler de corde dans la maison du pendu…

Alors, j’ai fait une enquête de moralité… Car des Stark, on en trouve partout. Le nôtre, dénommé Philippe est né en 1949 à Paris. Impossible de le confondre avec l’Aristarque né à Samos en 310 avant Jésus-Christ. Ce dernier (pas Jésus-Christ, bien sûr mais Ari) était un mathématicien grec qui passa l’essentiel de sa vie à calculer la distance de la terre à la lune...

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Rien à voir donc avec Philippe qui, mis à part le fil à couper le beurre, déjà inscrit au Guiness dès le début du néolithique, n’a cessé d’inventer, en les remodelant avec talent, des centaines objets dont le galbe familier aurait fini par nous faire oublier la laideur.
 
Il jouit même d’une excellente image en Moselle depuis qu’il a doté le parvis de la Gare de Metz de lampadaires à tête chercheuse, ce qui facilite au crépuscule la vie des voyageurs en retard dont la valise trop bourrée peut éclater sur les pavés. Vous conviendrez qu'un homme aussi désinteressé ne peut être foncièrement mauvais.

En outre, il détonne par la légèreté de ses épures dans un milieu de petits génies qui font dans le lourd. Le moins qu’on puisse dire de leurs snoberies compliquées, c’est qu’elles sont fâchées avec le fil à plomb: une Maison tordue à Sopot, en Pologne ou bien à Newark dans l’Ohio, le siège social de la Longaberger en forme de panier, ou encore, en Australie, l’ananas géant de Nambour… Je laisse de côté, pour ne vexer personne à Barcelone, la choucroute mollement gothique de la Sagrada Familia.. Toutes ces laideurs prétentieuses rendent en comparaison à notre Facteur Cheval une sincérité qu’autour de son Palais de rocaille, le chant des cigales ennoblit.

Je suis donc allé revoir de plus près cette sacrée maison Salomon et cette fois, je l’ai trouvée belle dans sa laideur. Quand on regarde aujourd’hui le côté rue Chatillon de l’avenue Foch, celui des villas cossues construites par les Allemands, on peut certes trouver l’une ou l’autre un peu mastoc, mais quand on englobe toute l’avenue dans sa largeur, la perspective des deux lignes de façades en parallèle est magnifique! A moins bien sûr d’avoir les yeux d’un bouffeur de boche, version Abonné du "Lorrain" en 1919.

Nous savons que nos goûts sont calibrés par nos préjugés. Chacun de nos regards peut être différent de celui de la veille, car c’est le fond de l’oeil qui fait le travail durant la nuit. Allez savoir pourquoi, dans cette affaire Salomon, ce qui me dérangeait au début de la semaine ne me troublait plus le samedi suivant… Quel était donc le déclic à partir duquel j’avais trouvé beau ce qu’auparavant je trouvais laid? Qui m'avait fait retourner ma veste?

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Bon sang, mais c’était bien sûr! Maurice Barrès, forcément! Pour être franc, il ne l'avait pas fait exprès. Mais tout devenait clair. Ce qui soudain m’avait rempli de joie, c’était d’imaginer la tête de notre immense écrivain en ouvrant son "Républicain Lorrain"… Je crois savoir en effet qu’ils continuent les services gratuits au Paradis.

Je le revis, plus élégant que jamais. Il n'avait pas beaucoup changé avec sa mèche couleur corbeau bien plaquée sur le front. Son auguste séant lové au creux d’un petit nuage, il découvrait soudain la photo du projet Stark. Elle le narguait comme un vieux reste de Pumpernickel jeté du trottoir sur le balcon des Baudoche.
 
Il était vert, je le jure, mais pas comme un petit pois de l’année. Plutôt le vert du toit de la gare qu’il comparaît si finement à une purée d’épinards. A mon avis, il ne s'en remettra pas.

Pour mettre aussi poétiquement les pieds dans le plat, où les saveurs compliquées de 48 années d’annexion avaient fini par tiédir, Stark est décidément très doué. A moins qu'il l'ait fait exprès, le bougre! Grâce à lui, en tout cas, la maison Salomon sera bientôt notre Tour Eiffel. Il y aura du monde pour la prendre en photo et à cette occasion, des touristes plus curieux que les autres en profiteront pour se renseigner. Ils apprendront que les trois-quarts des familles messines ont un cousinage en Moselle-Est… Tiens tiens?

Quoi qu’il en soit, Barrès ne l’a pas volé car sa plume cocardière, outre qu’elle a crétinisé toute une époque en faisant de la guerre un moment béni des dieux, aura prolongé dans la région une coupure invisible qu’elle aurait voulu oublier.

Dommage que Stark ait oublié les quetsches dans le verger qu’il a prévu sur sa terrasse. Comme les mirabelles, elles sont pour les Mosellans le symbole sympa de leur bilinguisme culturel. Simple erreur de noyau qu’il a encore le temps de rectifier.

JG.
 

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Doc. Mediathèque de Sarreguemines

Notre ami et ancien confrère André Greiner, dont on connait l'humour au second degré, n'a pas résisté au plaisir de nous donner son point de vue: "Merci, nous dit-il, de relayer l'info concernant la sortie du "Platt Lorrain pour les Nuls." Le bouquin que j'ai acheté aussi sec et dont Hervé Atamaniuk m'avait parlé, rencontrera sans doute localement un vif succès, mais je vois mal un Français de l'intérieur s'initier à cette langue barbare, phonétiquement proche pour lui de l'inuit. Et je sais de quoi je parle, puisque j'ai parlé le francique mosellan durant toute ma tendre enfance. Récemment dans un restaurant "alsacien" de Sarreguemines, un débat très animé entre l'hôtelier, l'adjoint à la culture, le directeur du Musée de la Faïencerie, Hervé et moi, a porté sur la prononciation de "boulettes de foie", spécialité grandiose (si accompagnée de choux rouge cuit et de patates roties) et figurant au menu. Ma grand mère réussissait à merveille ses lèwaknéddle que chacun avait de bonnes raisons de prononcer différemment autour de notre table sarregueminoise. Si le "Platt lorrain pour les Nuls" a tranché en imposant arbitrairement l'orthographe lèwwerknépple, il ne m'a pas convaincu. Je persiste et je signe, on disait bienlèwak néddle chez ma grand'mère à Seingbouse près de Merlebach. Au restau de Sarreguemines, seules plusieurs bouteilles d'Edelzwicker ont réussi à calmer le jeu pour nous mettre finalement et unanimement d'accord sur l'orthographe et la prononciation de hinggelssupp (poule au pot). Grâce au travail d'Atamaniuk et de ses amis, la hinggelssupp est donc sanctuarisée et je les en remercie."


Halte aux querelles de la quenelle!

Bien que la prose de notre subtil André montre suffisamment qu’il s'en amuse, le goût prononcé qu'il a pour les saveurs germanophones, tout comme l’humour provocateur qu’il affiche à ne pas les confondre, pourrait troubler un lecteur mosellan du Saulnois ou du Pays messin... Surtout si ce dernier appartient au dernier carré des francophones purs et durs, allergiques, par inhibition culturelle, à tout ce qui peut se fricoter de l’autre côté de la ligne linguistique…

C’est pourquoi, pour le plaisir de rappeler au lecteur que la bonne cuisine plait à tout le monde et qu’elle exprime la mémoire historique d’un territoire aussi bien, sinon mieux, qu’une imagerie d’Epinal, j’ai demandé à Marie-Anne Gabriel de nous procurer les recettes de sa maman qu’elle a trouvées dans les tiroirs de la famille… Voilà qui mettra fin en souriant à la controverse de la Quenelle, et nous reposera un moment du double folklore départemental.


Kalb’s lawer knepfle
Quenelles de foie de veau
1 heure pour 4 personnes (juste avec la salade)
300 g de foie de veau, 100 g de lard frais, 2 oeufs entiers, 2 cuillérées à soupe bombées de farine, 2 cuillérées à soupe bombées de semoule de blé dur, 2 échalotes, 5 brins de persil, 1 gousse d'ail. Sel, poivre, noix de muscade râpée.

Recette
Hachez finement le foie et le lard frais. Battez les œufs entiers. Hachez le persil, les échalotes et l'ail. Ajoutez au foie et au lard les œufs battus, la farine, le persil, les échalotes. Salez et poivrez. Faites chauffer une grande casserole d'eau salée. Quand l'eau arrive à ébullition, stabilisez-la à faibles bouillons. A l'aide de deux cuillères à café, déposez de petites portions de préparation dans l'eau frémissante. Pochez-les 5 mn, puis sortez-les à l'aide d'une écumoire et laissez-les égoutter. Faites fondre dans une poêle un peu de beurre avec un peu d'huile, puis versez-y les Knepfles. Faites-les dorer en les retournant régulièrement.

Cuisson
Feu moyen (pour les pocher) pendant 5 min environ.
Feu moyen (pour les dorer) pendant 15 min environ.
Vins: Beaujolais, Chinon, avec une salade verte.


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Quenelles de foie -
Pour 6-8 personnes
500 g de foie de porc, 150 g de croûtons, 250g de lard frais, 20 g de beurre, 250g de collet de porc, 60 gr d'oignons, 100 g de semoule, 20 g de persil, 4 tranches de pain, 30 cl de lait, 150 g d'oignons, 3 oeufs. Persil. Huile

Recette
Préparer les quenelles. Couper finement les oignons, les faire revenir à l'huile. Tremper le pain dans le lait chaud, l'égoutter. Presser l'excédent de jus. Passer le foie, la viande, le pain, le persil et l'oignon au hachoir. Ajouter les œufs et la semoule, bien mélanger. Cuire les quenelles. Mouler les quenelles avec deux cuillères trempées au préalable dans l'eau chaude. Faire tomber les quenelles dans l'eau et les cuire pendant 10 min. Les sortir à l'aide d'une écumoire, les égoutter et les dresser sur un plat chaud.

Préparer la garniture. Faire légèrement colorer les oignons hachés dans le beurre, ajouter le persil et répartir immédiatement sur les quenelles, ajouter les croûtons revenus servir chaud avec des pommes de terre en robe des champs sautées et une salade verte bien vinaigrée. Vin: Pinot blanc.

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Mei Sprooch és en alter Baam

Verkroopelt un verwuertzelt
Déer noch weider léwen wéll
 
Ma langue est un vieil arbre
noueux aux racines emmêlées
qui veut encore continuer à vivre
 
(extrait d’un poème de Jean-Louis Kieffer)
 
Nul ne pourra dire que ce petit livre jaune arrive au mauvais moment. Il ne pouvait mieux tomber, au contraire… Malgré sa provoc un peu tendance, "Le Platt lorrain pour les nuls", il est comme un pétard jeté sur le dernier carré des revanchards, de ces Messins à barbe dure qui peuvent encore, en se rasant, se réciter tous les matins le "Clairon" de Déroulède sans avoir envie de rigoler.
 
Qu’il s’adresse en effet aux Mosellans de l'Est oublieux du "Platt" de leur grand-mère ou à ceux du Val de Metz dont le grand-père ne parlait qu’en patois roman, le livre rappelle aux Lorrains du nord le profond enracinement du dialecte francique dans leur terreau culturel.
 
On aurait bien tort de froncer le sourcil. Comme si des retrouvailles intelligentes entre deux sensibilités cousines pouvaient faire de l'ombre à la langue française!
 
L'ennui, c'est que vue de Paris, cette particularité linguistique a toujours fait l'effet d'un cactus au fond d'un tiroir. Quant au reste de la France, comment pourrait-il savoir que ce "Platt" est encore compris par 400.000 Mosellans germanophones du nord-est du département, même s’ils l’utilisent de moins en moins en public?
 
Et comment pourrait-il imaginer, ce reste de la France, que les 600 000 Mosellans francophones du sud-ouest mosellan puissent garder encore des fragments de francique en électrons libres dans leur mémoire, même s’ils donnent aujourd’hui l’impression de n’en avoir jamais entendu parler?
 
Disons que par soumission progressive aux humeurs d'une petite société revancharde, sans arrêt sublimée par un patriotisme de posture, des milliers de braves Mosellans francophones et républicains se sont cru obligés de mettre leur vieux "Platt" dans la poche avec un mouchoir par dessus. Alors qu'en 1919, on percevait encore sa sonorité typique dans le brouhaha joyeux de la capitale messine enfin libérée. Ce qui n'a pas duré longtemps.
 
Regardez la carte. Ce sont là des subtilités locales. Les Français de l’intérieur venus pour travailler en Moselle vous avoueront souvent qu'ils en sont tombés amoureux. La preuve, c'est que le plus souvent, ils restent. En effet, après avoir traîné les pieds au début, ils ont fini par mesurer l’imbécillité des clichés guerriers acollés à l'image des vertes régions frontalières. Ils ont mesuré l'injustice de ces affligeants propos de chambrée.
 
Ayant vite découvert, aux quatre coins du département, une manière de vivre qui leur plaisait, ils s'y sont fait des amis sincères, au parler parfois désabusé mais jamais arrogant. A force de les questionner, ces amis, sur les guerres et les annexions, ils ont mesuré la complexité humaine d'un nord-lorrain assez peu causant. Mais pour être franc, ils sont surtout tombés des nues en apprenant l’existence d’une frontière linguistique au beau milieu du territoire mosellan! On ne leur avait jamais appris à l’école qu’il existait ici une ligne invisible pour séparer deux parlers différents. On ne leur avait jamais dit qu'une population introvertie, prise trop facilement pour un troupeau de brebis soumises, était en réalité une communauté unique en France, bizarrement silencieuse car elle se sent coupée en deux.
 
Le petit livre jaune est donc un clin d’œil des Mosellans germanophones aux Mosellans francophones, avec l’air de leur dire, comme il se doit entre voisins qui se sont perdus de vue: "Achtung, chers amis, on est encore là… Il faudra bien qu’un de ces jours on se fasse une petite bouffe."
 
Le choix de titrer leur livre "pour les nuls" n’est qu’une métaphore éditoriale pour sous-entendre que le "Platt" est à la portée du premier venu... Mais s’il fallait, en l’occurrence, bâtir un monument aux allergiques afin d'y honorer le plus nul de tous les nuls, on serait obligé de poser la première gerbe à la mémoire du Mosellan francophone inconnu, resté bouffeur de boche par fixation infantile parce que son père ne supportait pas l’accent d’un beau-frère par alliance.
 
Dans les années 1920, il était devenu de bon ton, chez les ignorants fiers de l'être, de faire du "Platt" un avatar du traité de Francfort en 1871! Un jargon de choucrouteux en somme, pédalé pour la première fois dans quelque marais barbare du Mecklembourg. Mais inventé quand? On sait qu'en l'an 800, il était déjà la langue de Charlemagne que Clovis aurait apportée quatre siècles plus tôt. Admettons. Mais pour rester dans le vertige des dates, il n'est pas interdit de penser que le dit Clovis, un Alemanique connu comme le roi des Francs, n'avait rien apporté du tout, vu qu'elle aurait déja, cette langue, été parlée sur nos frontières, bien avant même l’arrivée des Romains, par des tribus venues des bords de l’Escaut. Quand les romantiques teutons de la moitié du XIXe ont baptisé le "Platt" du "Francique", sous prétexte que Clovis arrivait d'Allemagne, ils ont joué au bonneteau, ni vu ni connu, pour justifier à l'avance leur reconquête nationaliste de 1870 mais ils n’ont pas simplifié le travail des historiens. C'est pourquoi un Français de l’intérieur ignorant (pléonasme volontaire) aura toujours du mal à comprendre que les Francs étaient des Allemands. Tout le monde admet que le "Platt" qu'on appelle Francique n'est pas alémanique mais seulement germanique.
 
Regardez Clovis. Il n’avait certes pas oublié la tête du mercenaire qui, à Soissons, lui avait cassé un vase sous le nez. Mais il n’a pas forcément su l’origine du rustre. Etait-il un rancuneux descendant des fiers Gaulois? ou alors, un gallo-romain recyclé? ou, pourquoi pas, l'un de ces natifs venu de Hollande et qui parlait "Platt" bien avant les Francs? On en discute."
 
Comment expliquer aujourd’hui le manque d’intérêt d’une partie de la Moselle envers l’autre? Par esprit de revanche? par mauvaise foi chauvine? par la tentation d’une ironie facile? Ces trois réponses ne riment à rien. Nous savons par contre que les malheurs de la guerre conduisent les gens à gratter la plaie qu’a laissé leur souffrance, une fois la paix revenue. Ils ont de la peine à cicatriser. Il suffit d’imaginer Metz en 1919... On y bouffait du Boche et cela pouvait se comprendre. Mais cette rancoeur, après 48 années d'annexion, n'avait rien à voir avec la langue des Mosellans. Or tous les témoignages concordent pour nous dire que sous l'exubérance bien compréhensible des francophones, les Lorrains germanophones gardaient profil bas comme s'ils n'avaient pas été annexés, eux-aussi.
 
Ces pulsions restent mystérieuses. Comme si les deux Moselles pouvaient culturellement couper leur mémoire en deux… La Convention les avait déjà paxées au XVIIIe siècle. Et depuis, même sous les coups les plus rudes, elles ne s'étaient jamais lâchées. Elles ne ressembleront donc jamais à ces couples mal mariés qui font semblant de vivre ensemble à cause des enfants.
 
La source des regards désobligeants sur le "Platt" est inscrite dans la tectonique des langues européenne. La ligne linguistique n'a probablement jamais cessé de bouger jusqu'au XIXe siècle. Un village de plus par ci, un village de moins par là, mais pas plus. Mais en Moselle, cette mouvance acceptée par tous et fort discrète s'est trouvée comme dramatisée par les boursouflures racistes de la prose barrésienne, dans la France des années vingt. Tout ce qui venait de Germanie devrait être refoulé au nom de la défense du patrimoine! Il existe encore de vieux Messins, qui font de l’urticaire quand on leur désigne, au cœur du "Quartier impérial", les beaux immeubles construits par les architectes de Guillaume autour des années 1910. Il s’est même trouvé, en 1920, des "patriotes" qui voulaient détruire la gare de Metz construite dix ans plus tôt. Alors qu’elle est aujourd’hui au cœur du panaroma messin. Derrière son beffroi , on distingue le bord du chapiteau blanc de Pompidou. Comment ne pas sentir que les deux époques font une continuité...

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Le département n’a donc jamais su profiter de sa richesse linguistique. Il n’a pu empêcher que la frontière culturelle ainsi dressée, entre les deux Moselles de la maison Moselle, ressemble à ces filets que l’on tend aux lisières du bois pour attraper les oiseaux dans une maille fine. Sauf que les oiseaux sont des idées, des souvenirs, des chansons et des contes prévus pour voleter plus facilement du roman au germanique, et du Francique au Français. Raisonnons par l'absurde. Si la Moselle avait été romane dans sa totalité, on aurait vite épongé en 1919 les quarante-huit années d’imprégnation prussienne en remettant, comme on le fit au sud, l’apprentissage du français à l’école. Tout se régla en trois générations.

Qu'on le veuille ou non, la moitié nord du département n’avait jamais été de tradition romane. Les autorités jacobines réagirent comme si les germanophones annexés avaient dû, pour se faire pardonner leur accent, renoncer à leur culture traditionnelle. On avait même imaginé que le "Platt" véhiculait des humeurs autonomistes. comme il arrivait en Alsace. Un sujet tabou dans les préfectures. Mais 2012 n’est plus 1920. Aujourd’hui, la Moselle frontalière s’inquiète beaucoup plus de lutter contre le chômage que de se chamailler sur l'autonomie. La preuve, c’est que depuis la crise, le "Platt" redevient doucement, dans les bureaux ou les ateliers, un langage pratique commun aux 150.000 étrangers qui travaillent au Luxembourg, du moins quand ils ont le souci de respecter les habitants du Grand Duché.

Quand le Francique du grand-père faisait peur hier à nos Préfets, c’était de la politique...Quand aujourd'hui plus de 75 000 Lorrains passent quotidiennement la frontière pour travailler de l’autre côté, il s’agit seulement du porte-monnaie.. Ainsi, pendant un siècle, une petite minorité du milieu francophone aura bel et bien chassé de la mémoire messine un parler traditionnel qui servait à se comprendre dans les familles, chaque fois qu’arrivait, venu de la frontière, un oncle par alliance et tout son cousinage. Souhaitons sans méchanceté que ce bouquin sur le "Platt", vendu dans toutes les bonnes librairies messines, serve de salutaire électrochoc à ceux qui pensent encore que l’actuelle avenue Foch, est une horreur.


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Il est vrai qu’en 1920, Metz devait faire encore très allemande… Quarante années plus tard, au début des années soixante, certaines vieilles brasseries messines gardaient, vues de la rue, leur look cosy teuton. Entre la frange des rideaux et la verticalité des plantes vertes, on pouvait distinguer par la fenêtre un lieu clos tapissé d’armoiries gothiques et meublé de longues tables en bois. Nichées dans des stalles, elles offraient leur couleur de bonne cire à des lampes bas de plafond qui les éclairaient au plus près, comme des billards.. Les soupeurs qui s’engagaient dans ces recoins devaient chaque fois balayer le banc avec leurs fesses pour se glisser jusqu’au fond. Dès la deuxième bière, ils se prenaient par la hanche et chantaient en "Platt" jusqu’à minuit.

Le Français de l’intérieur qui, de l’extérieur, tendait l’oreille, prenait bien entendu pour de l’allemand les bribes d’un dialecte bizarre et comme il n’entendait ni l’un ni l’autre, il ne retenait de ces sonorités que leur côté parfois chantant et souvent guttural. il l’associait un peu trop bêtement aux souvenirs de l’occupation et s’étonnait de le retrouver en ville en croisant des gens d’un certain âge. Tel restait le Metz des années soixante, où la moitié de la ville comprenait encore le "Platt" et s’en servait à l’occasion.

  Cinquante ans plus tard, le Metz des années 2010 paraît vidé de sa vibration francique. Le vieux parler des quartiers populaires a disparu des avenues et ne se murmure qu’aux périphéries.… Il faudrait un poète pour déceler la vieille rumeur de la rue germanique encore incrustée dans les murs. On ne la perçoit plus que le samedi et encore, lorsqu’un vétéran venu des vallées, débarque rue Serpenoise pour passer une radio ou acheter une paire de chaussettes.

Ce changement reste une affaire mosellane et passe inaperçu aux yeux des touristes Pompidou. On ne peut pas leur demander l'impossible. Ils s’attendaient vaguement à trouver une ville entourée de barbelés, un monde à part qu’il leur faudrait arpenter d’une caserne à l’autre et ils découvrent une cité vivante, pimpante et décomplexée, qui vit sa résurrection à la parisienne. Dès le premier soleil, il se déploie depuis une dizaine d'années un long parterre de terrasses aux marges des places et les trottoirs. Le centre ville n’est qu’une mer de chaises, chaque jour un peu plus nombreuses au point que pour s’économiser, les serveurs gardent un oeil pointu sur mouvement des marées avant de se lancer du comptoir jusqu'aux tables les plus lointaines. C'est ainsi que la vague pompidolienne qui va de la gare au centre ville finit par se noyer avant d'arriver au port, dans cet univers de cafés, de bars ou de restaurants.

Avec son Musée de la Cour d’or, sa Cathédrale, son Arsenal et son Pompidou, avec ses places si mystérieusement "minérales", avec ses bouquets d’arbres un peu partout, la ville en grand chantier devient culturellement auto-suffisante, ce qui lui est d’autant plus valorisant qu’elle s’est toujours pensée en capitale. Mais le non-dit de Metz, demeure... Un noyau de sa population cultivée a fini par oublier qu’à moins de vingt kilomètres au nord-est, une autre culture faisait toujours partie de son passé.

Les Messins réalisent enfin, en lisant le journal, que le dialecte francique, même s’il disparaît peu à peu du quotidien dans les villages frontaliers, est parlé régulièrement dans l’est de la Belgique, au Grand duché ou en Sarre.

Il faut quand même croire que tout bouge en Moselle-est. Le petit livre jaune en est la preuve... On dirait une chaine de volcans éteints qui redémarrent au long de la frontière, et dont les éruptions ne sont pas dangereuses, au contraire. Elles prennent la forme de récitals de chansons, de soirées de poésie, de concerts ou de conférences. Déjà des centaines de réunions, des fêtes, champêtres, des retrouvaiilles ou des cérémonies...

Il suffirait qu’il existe à Metz un musée, une salle de lecture, un café, un théatre, bref un endroit pas plus grand que la moitié d’une brasserie où l’on puisse commander une bière en "Platt" sans faire sourire. Un endroit où tout Messin désireux de mieux comprendre la mixité de ses origines familiales pourrait tranquillement discuter avec son voisin en écoutant des chansons. Comme on le fait de Thionville à Forbach, de Bouzonville à Sarreguemines ou de Saint-Avold à Sarrebourg.

Il n’existe même pas un bistrot "Platt" à Metz, même autour de la gare et des arrêts d’autobus . Mais dans les trains qui chaque jour, embarquent 5000 Messins jusqu’à Luxembourg, il risque de s’en trouver beaucoup avec un petit livre jaune sur les genoux.

Chaque fois qu’il ouvre le carnaval, le ministre président sarrois le fait en francique. Et ça n’a pas gêné Jean Michel Massing, qui dirige le département d’histoire de l’art à l’université de Cambridge, de récemment déconstruire en "Platt", à Bliesbruck, les rondeurs de l’érotisme romain. La meilleure nouvelle est à peine croyable: une première passerelle vient enfin d’être tendue par la Moselle francophone, dans la maison de l’Europe de Scy-Chazelles, Vous avez bien lu! Au cœur du pays messin. C’est bien la preuve qu’il ne faut pas désespérer. On n’est plus en 1919.


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 famille

C’est l'histoire d'une jeune fille, dans une famille mosellane écartelée... Mais pour le comprendre, il faut revenir longuement sur le passé de plusieurs générations.

A Metz, dès les premiers jours de 1919, on savoura  la revanche dans les journaux. C'était normal. Les patriotes pavoisaient... On avait quand même fini par les foutre à la porte, ces Boches! Mais dans les têtes, une lucidité plus complexe, paralysée par une lointaine pudeur, imposa vite la retenue.
 
Dans chaque famille mosellane francophone en effet, il n’était pas besoin de fouiller dans les tiroirs du buffet pour se trouver un cousin germanophone. Et comme la bonne moitié des familles mosellanes germanophones avaient, de leur côté, une lointaine parenté allemande, la vision parano, tout noir tout blanc, qui se distillait dans la presse, ne voulait plus dire grand chose. Elle contredisait la réalité.
 
La fin de la grande guerre en 1918, avec sa surchauffe patriotique, ne pouvait bousculer l'art de vivre subtil que les Mosellans du petit peuple s'étaient inventé pour vivre ensemble, durant quarante huit années. Outre les bons rapports de voisinage, à cheval sur deux siècles, l’annexion imposait en effet des milliers de mariages mixtes. Mais la société tenait bon. Le mépris barrésien pour la culture germanophone avait certes choqué beaucoup de francophones mais les liens familiaux transfrontaliers avaient résisté à son ironie raciste.
 
La paix revenue, des milliers de familles mixtes avait donc continué de se retrouver une ou deux fois par an, tantôt en Allemagne et tantôt en France, en évitant d’aborder les sujets qui fâchent. Tout changea au début des années trente quand la population mosellane prit conscience que de l’autre côté de la frontière, un certain Adolf Hitler aboyait sa haine à la radio.
 
Les rapports humains avec la parenté allemande devinrent plus délicats. Dans chaque famille mosellane germanophone, même chez les plus allergiques à la propagande brune, il se trouvait presque toujours, de l'autre côté de la frontière, un frère, un beau-frère ou un cousin par alliance qui croyait au national-socialisme.
 
On ne pouvait plus se boucher les oreilles. Des portes claquèrent, des beaux-frères se disputèrent aux repas de noce et l’on vit pleurer des grands-mères un peu partout.
 
La photo qui vient illustrer cet article fut prise en 1938. Elle ouvre une fenêtre sur le climat quotidien qui régnait en Moselle, en ces temps devenus très lourds. Elle nous aide à comprendre la confusion des sentiments qui déjà tournaient dans la tête de notre petite Anne, cette ado blonde avec un béret.
 
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En effet, bien que née française dans un milieu germanophone, bien que scolarisée dans une école française, toute sa culture familiale se nourrissait d’une mémoire en perte d’équilibre, pleine de souvenirs communs et de traditions bousculées.
 
Anne O’Reilly avait alors 11 ans. Sa posture endimanchée laisse deviner qu’elle assiste à des retrouvailles délicates, où chacun marche sur des œufs. Avec son air de jouer à la dame, en manteau sombre et bibi blanc, elle impose un maintien presque solennel aux adultes qui l’entourent, alors qu’un enfant de cet âge aurait pu avoir la tête ailleurs.
 
  Anne vécut plus tard à Mondelange. Veuve récente d'Albert Wackermann, leur couple d'enseignants attirait le respect. Son époux  partageait le même regard courageux sur les annexions. Elle m’a raconté son émotion après avoir retrouvé récemment la trace d'un lointain moment de vie, un souffle de sa tendre jeunesse, au fond d'un tiroir. 
 
"C’est la barrière de la Brême d’or, entre Forbach et Sarrebrück... Tout le monde essayait de sourire, mais le climat était bien lourd. Depuis 1935, mon père François O’Reilly avait décidé qu’il ne mettrait plus les pieds en Allemagne, où sa sœur Josephine avait épousé Fritz Theis un fonctionnaire du Palatinat. Jusqu’alors, nous nous y rendions régulièrement pour les voir en famille et ils venaient à Metz aussi."
 
"C’est quand même mon père qui a pris la photo. Il aimait beaucoup Joséphine, qui me gâtait à chaque visite, mais dans les années trente, l'oncle Fritz est devenu SA... Et malheureusement, ma tante est devenue pire que lui. D’où le mouvement d’humeur de mon père. Je l’entends encore dire à son beau-frère:
"Mais tu deviens complètement cinglé."
 
Personne ne voulait le déchirement définitif, pas plus du côté français que du côté allemand. Mais il fut décidé que les rencontres bi-annuelles auraient lieu dorénavant à la frontière. A cent mètres de la barrière, il y avait une sorte de no man’s land où l’on pouvait boire une bière en parlant de la pluie et du beau temps.
 
On aurait fort bien pu prendre une photo plus conviviale. Le choix de la barrière n’est donc pas un hasard. Il se veut, au contraire, tristement symbolique. Comme un dernier regard sur l’époque. François O’Reilly a sans doute obtenu d’un douanier la permission de placer tout son monde, à cet endroit précis, les Allemands d’un côté et les Français de l’autre, chacun dans son pays.
 
Mais dans la tête d’Anne? Cinq familles mosellanes se retrouvaient broyées dans cet engrenage affectif. Condamnés à d'imprévisibles disputes ou à des retrouvailles prudentes, les O’Reilly, les Raboin, les Remmel, les Bungert et les Utviller se sentaient déchirés entre deux cultures. 
 
Les parents de François O’Reilly, le père d’Anne, étaient, bien avant 1900, originaires de Villing, dans le Bouzonvillois. C' est un village à deux kilomètres de la frontière sarroise. Le couple, qui n’avait jamais parlé un mot de français, avait élevé six enfants dont trois filles qui épousèrent des Allemands… Le grand-père d’Anne était cocher de fiacre à la gare de Metz. Le nom de la famille est celui d’un ancien soldat irlandais fait prisonnier en Sarre durant les guerres napoléoniennes.
 
François O’Reilly, le père d’Anne, avait épousé Anny Raboin en 1926. Les parents d’Anny, originaires de Sarreguemines, vivaient eux-aussi à Metz avant 1900 mais ne parlaient pas un mot de français non plus. Le grand-père Raboin était menuisier aux tramways de la ville.
 
Les Remmel étaient allemands mais vivaient à Metz avant 1900. Et ils y restèrent après 1918. Le père était tailleur de pierre à Plantières. Les trois filles avaient épousé des Mosellans messins d’origine germanophone, faisant entrer du même coup un fils Bungert, un fils Utviller et un fils O’Reilly (frère de François) dans le cercle de famille.
 
On comprend mieux la charge psychologique de cette entrevue de la Brême d’or. Revenons à la photo. Nous avons, de gauche à droite, du côté allemand de la barrière.
Paul 30 ans, un allemand anti-nazi, mari de Hanni O’Reilly, une nièce de François.
Fritz Theiss, (le SA). Mari de Josephine O’Reilly et l’oncle d’Anne.
Josephine Theis, née O’Reilly. Femme de Fritz et tante d’Anne. (Approuve les idées de son mari)
Hanni O’Reilly, femme de Paul.
Et du côté français de la barrière:
Madeleine O’Reilly née Remmel, belle-sœur de François.(Cachée derrière Anne)
Anny O’Reillly, née Raboin, la mère d’Anne.
Au premier plan, notre petite Anne qui aujourd’hui se souvient…
 
Sa famille écartelée vivait depuis 1919 dans un monde culturel en bascule, et la génération qui suivit, même si elle était scolarisée en français, restait imprégnée de tradition germanique. Une manière de vivre que les O’Reilly, les Raboin, les Remmel, les Bungert et les Utviller n'auraient jamais osé renier, car leurs anciens n’en avaient pas d’autre. Et de toute façon, elle leur était agréable. 
 
L’assimilation s’était faite en douceur. Les plus jeunes passaient d’une langue à l’autre, mais les parents restaient abonnés à une presse en allemand. Jusqu’aux années trente, on l'a vu, toutes les occasions étaient bonnes pour se rencontrer. On revoyait même des Allemands qui avaient quitté Metz en 1919 et qui revenaient le plus souvent possible. On chantait des chants folkloriques en allemand, des airs nostalgiques où l’on évoquait évidemment les soldats, et comme par hasard, on parlait de la guerre, même si tous ces jeunes hommes ne l’avaient pas toujours faite du même côté. Les femmes, influencées par leur milieu de travail messin, où elles rencontraient des "collègues de l’intérieur" commençaient à fredonner des chansons françaises. "Le temps des cerises", "Nuits de Chine", "J’ai deux amours".
 
Anne, en les écoutant, s’endormait la tête sur la table. C’est ainsi que s’estompa doucement, comme dans un rêve, une Moselle refoulée, dont on ne parla plus. Aucun auteur français n’a en effet osé prendre assez de recul pour proposer un regard global. Des milliers d’anecdotes oubliées dans les placards sont les éléments d’un puzzle dont nous ne pourrons jamais reconstituer le dessin compliqué.
 
Qui saurait nous détricoter les tenants et les aboutissants de l'esprit de résistance de Jean-Pierre O'Reilly, un frère de François (donc le père de Anne) né allemand en Moselle annexée vers 1880 et marié avec une Rhénane autour dans les années 1910? (C'est leur fille Hanni O'Reilly que l'on voit sur la photo, ainsi que son mari Paul, leur gendre).
 
Jean-Pierre n'avait jamais parlé un mot de français mais une fois installé en Rhénanie, il continua de garder un contact chaleureux avec sa famille française. Les parents d'Anne aimaient lui rendre visite dans les années trente. François n'oubliait jamais d'emporter en cadeau une bouteille de mirabelle et tout le monde avait sa petite larme au moment de trinquer. Ce n'était pas du sentimentalisme de revoyure, mais le rappel d'une déchirure injuste.
 
Toute la famille savait en effet que Jean-Pierre était habité, depuis l'âge adulte, par une sorte de révolte introvertie, comme s'il restait conscient d'avoir été manipulé par deux administrations ennemies. En Allemagne, après 1919, il avait fini par obtenir une "Carte d'étranger", qu'il allait fièrement faire renouveler chaque année à sa mairie au risque de passer pour un provocateur aux yeux des employés rhénans de l'Etat-civil.

Et quand on lui demandait ce qu'il aurait voulu marquer sur son passeport, il répondait "Citoyen Lorrain".

Son fils Charles, né en 1912 avait donc de qui tenir. Dès l'âge de 11 ans, il obtint de venir à Metz et rejoignit sa famille mosellane. Il apprit le français à l'école primaire de la place de Grève, mais ne put vraiment trouver sa voie entre deux mondes. Cette dislocation du sentiment d'enracinement allait peser sur son destin.

A l'approche de la guerre, Charles, bien que citoyen français par son père, s'engagea dans la Légion étrangère, combattit en Syrie et en Lybie, et fut condamné à mort par Vichy. On sut tout cela bien plus tard car, de 1939 à 1950, sa famille ne reçut aucun signe de lui. Ce qui n'avait pas empêché la Gestapo de le rechercher à Mondelange en 1943. En fait, il était devenu capitaine d'un petit navire marchand et s'était marié en Argentine...

Les images simplistes que l'on a gardées de la Moselle annexée restent donc très brouillées. Quant à celles de Metz, elle sont encore plus sommaires. Comme si le drame local s'était limité au choc de deux milieux! A savoir: dans la Nouvelle ville, un clan très corseté d’officiers ou de hauts-fonctionnaires allemands et dans la Vieille ville, quelques centaines de familles francophones rêvant de revanche... En somme, deux groupes de citadins qui ne se rencontraient jamais.

Cette vision n'est qu'une peinture naïve... Quand on retourne le tableau, on découvre un autre versant, où se cache une troisième population, de loin la plus nombreuse et cependant la moins connue, l'univers quotidien d' Anne O’Reilly.

Dès 1919, le bilinguisme plus ou moins académique de ce petit monde modeste fut parfois considéré comme une faiblesse, alors qu’il était une force. La plus vivante part du socle messin n’osa plus rien dire et refoula son parler "Platt". On comprend pourquoi la mémoire de la première annexion est restée longtemps taboue.

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Voici l’étonnante aventure d’un jeune étudiant messin enrôlé de force par les Allemands. Son destin l’attendait dans un camp de lointaine Russie, pour lui offrir la forte émotion d’une rencontre sans avenir. Une frustration sur laquelle il eut plus tard la force de tirer un trait, en comprenant que dans la vie, même ce qui n’a pas été vécu ne mourra jamais.
 
Eugène Saint-Eve était l’un de ces 30 000 Mosellans encartés par les nazis sur le front de l’Est. Après avoir, dans les plaines de Bielo-Russie, tendu le dos lors de combats qui n’étaient pas les siens, il s’était retrouvé prisonnier à Tambov. Et c’est très bizarrement dans ce lieu de sombre mémoire qu’il allait vivre, autour de Noël 1944, une communion lumineuse avec une jeune militaire soviétique.
 
Un roman aussi délibérement platonique, puisque vécu sous l’œil méfiant des gardiens, ne pouvait que se fracasser au bout de six semaines. L’adieu fut d’une banalité inhumaine. Un simple baiser volé sur la joue… Mais la scène s’incrusta dans l’imaginaire d’Eugène comme la nostalgie d’un désordre amoureux. Ou encore le bref croisement de deux planètes, chacune repartie sur son orbite…
 
De telles images ne sont pas coutumières quand on parle des Malgré nous. Le ton que l'on prend pour dépeindre leur mésaventure navigue en général entre compassion et prudence. Soixante-dix ans plus tard, il demeure délicat de scruter la vérité des cœurs à Tambov. La mémoire affective des prisonniers reste brouillée par un déficit de confidences.
 
Le fin crayon du Messin Albert Thiam avait certes montré la misère de leur univers de baraques mais aucun écrivain n’a jamais osé écrire la conversation basique de ces hommes dans les moments d’intimité où ils partageaient leur déprime en se chassant mutuellement les poux. La seule pensée dont on est certain, c’est qu’ils avaient mesuré leur infortune. Sanglés de force dans des attelages de soudards, ils savaient qu’en cas de reddition, ils deviendraient des prisonniers compliqués aux yeux de leurs vainqueurs. Ils doutaient que le vert de gris de leur vareuse, imprégné tel une odeur dans leur peau, puisse un jour s’en évaporer quand ils redeviendraient des civils.
 
Habituellement, tout disparu qui rentre à la maison se réjouit en pensant à la joie qu’il va faire briller dans les yeux de ses proches. Brave soldat revient de guerre… Mais de cette lueur, un Malgré nous n’était jamais sûr. Envahisseur aux yeux des Russes et peu fiable à ceux des Allemands, surveillé d’un côté comme de l’autre par des caporaux soupçonneux, il finissait par se méfier de tout le monde de peur d’être mal compris par quelques uns.
 
D’où la difficulté d’aborder le sujet dans un registre apaisé... La plupart des informations publiées par les nouvelles autorités russes ne sont, encore aujourd’hui, que des colonnes de statistiques. Elles peuvent donner, à un chiffre près, le nombre de prisonniers décédés par dystrophie, le nom clinique des morts de faim, mais l’on reste sur un dossier lourd comme un toit couvert de neige qui cacherait un passé de tourments, de refoulements, de non-dits et de crispations politiques.
 
Il fallait rappeler la pesanteur de ce décor crépusculaire avant de raconter le rayon de soleil qui attendait Eugène Saint-Eve à Tambov. Un lieu de désolation où il avait souffert et qu’il avait pourtant nommé une petite oasis!

 
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Dessin d’André Muller
 
Mettons nous dans la peau d’un Malgré nous, même si elle ne valait pas cher à l’époque. Nous sommes au début de l’été 1944 et l’invincible armée allemande a déjà vacillé sous les orgues de Staline. "Le vent tourne, se dit le Mosellan dans la galère... Les Boches reculent, mais moi, qu’est ce que je deviens?

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Auteur inconnu
 
Les plus malins avaient appris par coeur la phrase qui devrait leur sauver la vie au moment de sortir de l'abri. A quatre pattes ou les bras en l’air, devant l’oeil noir d’une Kalachnikov. "Kamarad, moi Franzuski. "Tovarich niestrilan ya Franzus…". Mais il y avait un risque.

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Dessin d’André Muller
Mettons-nous maintenant à la place d’un Ouzbeck bien dans ses bottes quand il l'entend l'autre égrener son chapelet de Tovarich en levant les yeux au ciel… Le vainqueur ne voit que la montre, qu’il cueille au poignet du vaincu en arrachant brutalement le bracelet.
 
Surtout ne pas résister, se dit le Mosellan, pas de vague… Même désarroi plus tard quand il va devoir expliquer, souvent en charabia franco-francique, les ambiguïtés du terroir alsaco-mosellan à un lieutenant de Léningrad qui fait le malin parce qu’il connaît trois mots de français.

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Dessin d’André Muller
 
La chance d’Eugène Saint-Eve, c’est qu’il parlait un parfait allemand et avait une certaine allure. De plus, il avait appris à se méfier. Après qu'il se soit fait repérer pour avoir tenté de fuir l’incorporation, la Gestapo de Lvov l’avait prévenu que son dossier le suivrait jusqu’au front. Dans la fournaise de Vitebsk où, pour déserter plus vite, il avait jeté sa mitrailleuse dans les marais, il était parvenu à "enfumer" le sergent qui voulait le punir de mort en lui faisant croire qu’un minuscule éclat d’obus avait rendu la machine inutilisable.
 
Harcelés sur les berges de la Dvina, ses camarades l’avaient prié de négocier la reddition de la section en misant sur son aspect français. Ce qui ne s’était pas trop mal passé. Mais sa première impression avait vite changé quand Eugène avait vu des civils russes lyncher les feld-gendarmes qu’ils dénichaient dans leur colonne de pouilleux.
 
L’amour-propre déjà mis à mal, Eugène avait, avec des milliers d'autres, traversé Moscou sous les huées avant d’embarquer vers l’Oural, tondu à zéro. Les Russes avaient prévu assez de citernes pour nettoyer ostensiblement la chaussée à la fin de chaque passage. Au ras du macadam, ces jets d’eau méprisants étaient rudes pour un jeune homme doué qui croyait en la vie.
 
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Il dut regretter de n’être pas resté en zone libre après mai 40… L’Etat venait alors de l'incorporer dans l’armée française et l’armistice l’avait retrouvé dans le Massif central, seul et tout nu bien qu’en uniforme, au cœur d’une débacle inimaginable. Vichy, au bout de quelques semaines, l’avait recyclé d’office dans les Chantiers de Jeunesse. Mais quand les Allemands "libérèrent" tous les prisonniers d’Alsace-Moselle, il choisit, bien que n'étant pas officiellement détenu par les vainqueurs, de remonter en 1941 vers sa région d'origine, pour ne pas faire courir de risques à sa famille.
 
 
Enfant heureux, né français en 1919 dans une vieille famille lorraine, il avait d’abord grandi à Anzeling, et vécu sa jeunesse à Metz, au lycée Saint-Vincent, aujourd’hui Fabert, puis au Grand-Séminaire, pour passer le bac. Chez les Saint-Eve, l’éducation était sévère. Il n’y avait que la Bible et le Larousse. Mais Eugène tenait de sa mère un souci de servir ses semblables. De haute carrure, on l’a vu, et d'une certaine prestance, il se passionnait pour la littérature et la musique. En somme un grand blond à tête bien faite, avec un bel avenir.
 
A Tambov, où l’avenir n’existait pas, c’était le présent qui posait problème. Devenu drôle de Lorrain aux yeux des Français de l’intérieur, puis drôle de soldat aux yeux des Allemands, enfin, drôle de Français aux yeux des Russes, tout Mosellan n’était plus qu’un Arlequin.
 
On a certes beaucoup écrit pour raconter la promiscuité sous les baraques gelées, la désespérance quotidienne, la santé qui décline, l’agonie tout autour, le repli sur soi ou les petites jalousies. Dans cet univers de poulets en batterie, le plus important était de ne pas mourir de faim. Ou même de maladie. Car de l'hôpital, on ne sortait le plus souvent que les pieds devant. Dans ce climat obsessionnel, les affamés se disputaient, pour en faire des frites, les arêtes des gros poissons bouillis qu’on avait jetés, sans les vider, dans leur marmite. La routine se résumait à garder le moral, à ne pas trop grelotter aux appels, à faire le minimum durant les corvées à moins trente et à pouvoir empiler chaque jour dans la baraque 22, sans verser une larme, les nombreux cadavres de copains, en attendant le printemps pour les enterrer.
 
Et pourtant, les témoignages admettent que la population soviétique des alentours avait faim elle aussi. A la croisée d’un chemin, il ne pouvait que rarement venir à l’idée d’un kolkozien de partager ses trois pommes de terre mal cuites avec un prisonnier squelettique.
 
Les Russes de base n’avaient, au départ, aucune idée de la double identité culturelle de leurs prisonniers ni donc la moindre raison de les ménager. "N’oubliez jamais que vous êtes entrés chez nous les armes à la main" disaient-ils pour leur rafraîchir la mémoire. Ils les traitaient en envahisseurs mais nul rescapé n’a parlé de brimade volontaire, à la manière nazie, encore moins de cruauté sadique. C’est la passion électorale qui entraîna plus tard certains politiciens alsaciens à comparer Tambov à Auschwitz ou même au Goulag. Ce qui ne pouvait que raidir une France de l’intérieur traumatisée par Oradour.
 
Ce dossier hypersensible a empêché les historiens de savoir si des manières plus civilisées avaient existé au camp... Entre les prisonniers bien sûr mais aussi lors de rencontres imprévues avec les civils, ou à l’occasion d’une cigarette partagée spontanément par un gardien. Les responsables russes avaient fini par comprendre que ces Mosellans n’étaient pas des Boches. Il leur suffisait de regarder ce grand blond du "Club", qui parlait un si bon français.
 
Bienvenue au Club

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Dessin d’André Muller

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Dessin d’André Muller 
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 Auteur inconnu
 
Dès son arrivée à Tambov, Eugène avait pu vérifier que les positions collaborationnistes de Vichy n’avaient pas altéré le prestige culturel dont bénéficiait la culture française dans l’imaginaire soviétique. A l’entrée du camp 188, des officiers russes lui avaient souhaité la bienvenue... mais sans un sourire. Les gardiens les plus politisés devaient se dire en faisant l'appel qu’un peuple capable d’avoir mené tant de révolutions ne pouvait pas être totalement mauvais…
 
Mais le dossier n’était pas urgent. Des centaines de milliers de fiers guerriers de la Wehrmacht s’agglutinaient, depuis 1943 dans des camps disséminés. Il avait fallu d’abord les aligner un par un, torse nu, pour repérer le tatouage indélébile que les SS portaient sous le bras. Le problème diplomatique des Malgré nous, très secondaire aux yeux des Russes, ne pouvait prendre sa petite dimension internationale qu’à la fin du tri gigantesque.
 
Eugène avait bien noté que des Français en tenue kaki se trouvaient alignés derrière les officiers russes. Pour fluidifier la gestion du camp, l’administration soviétique avait déjà trié les Mosellans francophones les plus éduqués, au sens scolaire. On les avait regroupés dans un bureau spécial, assez vite baptisé "le Club" ou encore "la maison des Français" par les Mosellans frontaliers… On y trouvait des enseignants, des soldats de la drôle de guerre, des artistes, des artisans, des cuisiniers, un prêtre même, et des Alsaciens, de Mulhouse en majorité.
 
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 Auteur inconnu
 
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 Dessin d’Albert Thiam
 
Dès qu’il eut accompli sa "quarantaine" sur des châlits inconfortables et sans couverture, Eugène fut à son tour contacté par les Russes. 1500 prisonniers arrivés avant lui avaient déjà quitté officiellement le camp pour rejoindre les Alliés après un long détour ferroviaire par Téhéran. Leur départ avait laissé des places vides, et dans la tête de ceux qui restaient, la grande envie de ne pas rater le prochain convoi.
 
Au "Club", Eugène découvrit un espace accueillant où des bancs étaient disposés autour des piliers pour faciliter le contact et, à cette occasion, l’endoctrinement. Un va-et-vient de Français, de Hongrois, de Roumains, d’Italiens de Luxembourgeois et même d’Allemands communistes ou anti-nazis, transformait l’endroit en chambre d’écho. On apprenait ici les derniers potins et les drames. Sous l’œil vigilant des gardes, on improvisait des activités "culturelles".
 
Il avait échappé aux Russes que la vocation française du "Club" pouvait poser problème à propos des Lorrains. Pour des raisons qui touchent à la coupure linguistique en Moselle, la plupart des "agents culturels" choisis par la direction du camp étaient en effet des francophones du Pays messin ou du Saulnois. Tandis que la majorité des Malgré nous mosellans étaient des frontaliers germanophones. Ce qui réveilla chez ces derniers, à l’inverse des Alsaciens jamais complexés, leur vieux "syndrome de l’accent " qui dormait depuis 1919. On parla de "bureau des planqués" car les "Français" formaient un monde à part et logeaient sur des couchettes. Des tailleurs leur fabriquaient des uniformes kaki et ils n’allaient pas toujours au réfectoire. Pour se faire embaucher aux cuisines et pouvoir de temps en temps glaner une soupe, mieux valait connaître un gars du bureau.
 
Eugène sentit qu’on le mettait à l’épreuve le jour où le chef de camp le chargea d’une mission délicate. Il devait lire dans plusieurs baraques un ouvrage dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’avait jamais figuré dans la bibliothèque paternelle des Saint-Eve, "Fils du peuple" de Maurice Thorez… Ce qu’il fit d’une voix sans passion, mais pas sans humour, ignorant qu’un ange gardien s’était déplacé pour l’écouter incognito. Ce commissaire politique, qu’on appelait " Politrouk", avait travaillé chez Renault et milité au PC avant la guerre. Devenu enragé devant le peu de conviction d’Eugène, il menaça de l’envoyer en Sibérie. Pour le sortir de ce mauvais pas, les autres Français s’arrangèrent pour le faire nommer responsable culturel du camp. Les Russes avaient un besoin urgent de trouver des prisonniers-passerelles capables de passer du russe au français ou du français à l’allemand.
 
Requinqué par sa nouvelle responsabilité, Eugène se donna cette fois à fond. Comme il avait une mémoire d’éléphant, il entreprit de compléter à partir de ses souvenirs, des livrets d’opérettes en mauvais état qui dormaient sur les rayons. Son équipe inventa des pièces de théâtre, des chansons et le plus souvent de courtes saynettes pour les jouer dans les baraques. Il créa plus tard un orchestre, avec une clarinette, une balalaïka , une guitare et la collaboration spectaculaire du clairon officiel du camp.
 
Qui veut chanter avec moi?

Les deux derniers Malgré nous de la région d’Amnéville, m’ont confirmé, en octobre 2012, le climat un peu surréaliste dans lequel vivait Saint-Eve en 1944.

Jean Raymond Klein, de Moyeuvre, avait été incorporé en 1943, à 22 ans. Il s’était rendu aux Russes à Vitebsk en août 1944.
Charles Stumpf, d’ Hagondange, avait été incorporé en 1943, à 18 ans et avait déserté en Lettonie en janvier 1945.
 
Ces deux anciens, lors d’un entretien très émouvant m’ont rappelé aussi l’existence d’une chorale à Tambov! Les témoignages écrits n’y ont guère fait allusion, leurs auteurs craignant dans doute que ce détail puisse paraître incongru. "On avait la bénédiction des Russes, confirme Jean Raymond Klein, car ils adoraient la musique… Nous étions un noyau d’une vingtaine, mais dans les gros concerts, ça pouvait aller jusqu’à soixante-dix".
 
"Et pendant qu’ils répétaient, nous on travaillait…" glisse Charles Stumpf avec un sourire désabusé. Dans ma baraque, on ne les a jamais vus. Beaucoup de frontaliers ne se sentaient pas dans le coup".
 
Jean Raymond Klein (à gauche sur la photo qui suit) me montre le fameux registre des 2200 noms, renvoyé plus tard par les Russes , et sur lequel figure la signature d’Eugène. Tous voulaient se battre au début de 1945 aux côtés des Soviétiques.

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 Auteur inconnu
 
Le fait de chanter restait rassembleur car aucun prisonnier ne pouvait éviter chaque soir le repliement redouté vers des idées noires, alors qu’il titubait, la tête vide, entre deux froides rangées de châlits… La chorale était une réponse à la déprime, un moyen de ne pas être seul. Jean Raymond Klein le pense en tout cas. Il rencontrait souvent Eugène et se souvient vaguement d’un groupe de jeunes filles russes reçues au "Club". Elles assistaient parfois aux répétitions et accompagnaient le chœur avec un petit accordéon diatonique, un truc à trois ou quatre boutons. Albert Thiam, tournait autour des uns et des autres, toujours debout, ne cessant jamais de chercher le bon angle au bout de son crayon, tandis que de l’autre main, il tenait son cahier collé au torse. Il dessinait tout ce qu’il voyait, et donnait parfois ses croquis aux gardiens.
 
"Les copains nous appelaient "Les Chanteurs" et Roger Lienhart nous dirigeait. C’était un ancien chef de choeur à l’église de Carling … Nous avions des partitions que nous écrivait un Colmarien, Charles Mitschi, un instituteur très calé en musique, grand copain de Saint-Eve avec Albert Thiam. Nous tournions sans arrêt dans le camp et parfois, ils étaient 250 à nous écouter. Mais nous ne pouvions aller partout".
 
"Nos répétitions avaient lieu le matin, de 9 à 12. Mieux valait ne pas trop chanter en allemand devant les Russes alors que nous ne cessions de leur dire que nous étions français! Ils préféraient la langue de Molière. Si certains d’entre nous avaient choisi le Platt, la direction du camp n’aurait pas aimé non plus. Alors, au début, on se rabattait sur des rengaines: "Marinella" ou "Le plus beau de tous les tangos du monde" ou encore "J’irai revoir ma Normandie" et bien sûr "En passant par la Lorraine". On finissait avec l’hymne national soviétique. Nous l’avions traduit exprès. Je me souviens encore des paroles:
 
"Durable est l’union de la libre république
jusqu’à jamais par nos peuples bâtis
gloire à toi ma patrie, à toi mon pays"...

 
Le profil de Saint-Eve ne pouvait que convenir aux autorités mais il lui procurait chaque jour l’occasion d’aider les autres. Donnant-donnant. Au "Club", les francophones récitèrent bientôt des tirades de Corneille ou déclamèrent des vers de Ronsard. Ces promenades littéraires auraient été moins concevables avec les plus jeunes prisonniers germanophones dont le français n’avait pas dépassé l’école primaire, ni jamais connu d’autre citation qu’au village, la messe en latin. Leur singularité francique les maintenait dans la solitude mais ils gardaient en mémoire des quantités de contes et de belles chansons. Il était humain que les jalousies fleurissent. Si certains chefs français responsables du "Club" ne semblaient pas trop se sentir gênés, Eugène souffrit de la situation parfois ambiguë dans laquelle le hasard l’avait placé. Protecteur pour les uns mais profiteur pour les autres.
 
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Dessin d’Albert Thiam
 
L’apparition…

Au début de décembre 1944, le commandant du camp appelle le prisonnier Saint-Eve pour lui signaler qu’une douzaine de jeunes filles, élèves de l’Institut militaire des langues de Moscou, vont débarquer pour cinq à six semaines. Elles doivent se perfectionner en français. Eugène est chargé de recruter des professeurs pour répondre à leur demande.
 
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 Auteur inconnu
 
Dès l’arrivée des stagiaires, il repère au premier coup d’oeil, bien sanglée dans un uniforme de sergent, une jeune fille qui lui paraît sortir du lot. Elle s’appelle Zoïa Vlassova et a 21 ans. Paralysé rien qu’à l’idée de lui adresser la parole, Eugène est séduit par sa jeunesse physique et son regard vif. Elle a les pommettes un peu saillantes, si typiques du charme slave. Mais il continue de se méfier. Elle reste un sous-officier soviétique, communiste jusqu’au bout des ongles. Comme elle est visiblement la plus jolie de la troupe, et qu’il n'est pas insensible à son charme, il se charge de son instruction.
 
Très vite, le maître et l'élève réinventent instinctivement l’art de marcher l’un à côté de l’autre en terrain miné. En évitant le mot qui fâche ou le détail qui tue. Ils se font bientôt beaux-parleurs, puis confidents sincères, et pour finir, soupirants frustrés. Comme ils ne peuvent guère aller plus loin, ils se plongent dans la littérature et la poésie. Zoïa, qui parle déjà très bien le français, avoue comme par hasard son amour pour Verlaine, ce qui permet à Eugène de lui rappeler que le poète est né à Metz. Par contre, Baudelaire la heurte par sa cruauté. "Il faut oublier son côté sulfureux pour apprécier la beauté de son style," corrige son professeur.
 
Le voici dans son élément. Il entraîne la jeune femme dans les subtilités de la syntaxe. Ils vont s’asseoir régulièrement sur le même banc du "Club" pour discuter pendant des heures, comme le font les autres Français réquisitionnés, chacun avec sa chacune. Zoïa redécouvre ainsi des gens qu’elle connaît déjà bien: François Villon, Ronsard, André Chénier, Victor Hugo, Lamartine, Musset, Vigny, Rimbaud, Paul Valéry… Les deux jeunes gens, bien que prudents, sont vite repérés par les copains dans le brouhaha du local où ils arrivent tous les matins avec deux ou trois recueils sous le bras.
 
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Eugène avait, dans sa jeunesse, un peu joué sur un orgue, dans l'église d’Anzeling, en compagnie du curé. Il parle alors de Debussy, de Ravel ou de Fauré qu’ils comparent ensemble à Prokofiev et Chostakovitch. On redécouvre Borodine, Moussorgki, Glinka, Glazounov et Tchaïkovsky avant de revenir à Gounod, Berlioz ou Bizet. Et l’on finit, toujours prudemment, par causer de la Russie… Ils partagent de longs silences à la clarté d’une ampoule blafarde, mais prennent peur après avoir compris que leur attirance impossible les a tétanisés. La garde leur permet de repartir ensemble à la fin des soirées, chacun vers sa baraque. Il la tient doucement par le coude. Maintenant, ils se parlent vrai, toujours à voix basse. Il lui raconte sa famille et ses études universitaires. Elle lui apprend que son père est officier de marine à Sébastopol. Il avait tenu à ce qu’elle apprenne le français dès son enfance. Lors de l’attaque allemande, elle s’était repliée vers Stalingrad, puis à Kuibichev où parmi les diplomates évacués, elle s’était faite beaucoup d’amis. Cette fréquentation l’avait rendue suspecte au point de l’obliger à s’engager dans la marine, où les brimades à l’égard des femmes étaient fréquentes. Les équipages prétendaient qu’elles portaient malheur, comme on le dit chez nous des lapins.
 
La direction ordonne à Saint-Eve de préparer une fête de Noël. Il y aura du théâtre, de la musique et des cantiques. Zoïa mesure le côté surréaliste d’un tel projet dans ce décor sinistre. Devant Eugène, elle fend l’armure. Bien sûr, elle admire le zèle de ses amis pour battre le rappel des volontaires mais elle s’avoue choquée par la misère des milliers de prisonniers qui croupissent autour dans les baraques. C’est alors qu’à son tour, comme pour la fuir, il se libère du poids qu’il avait sur le cœur depuis quinze jours et lui apprend qu’il a une fiancée à Metz. Elle l'attend et a sa parole.
 
Zoïa est effondrée, ne sachant que répondre. Ils ne s’étaient rien promis mais… Dans les jours qui suivent, il la fuit. La nature ayant horreur du vide, un communiste italien beau parleur en profite pour courtiser la jeune fille. Il dit qu’il pourra la faire sortir d’URSS pour le rejoindre dans son pays, quand la guerre sera finie. Il connaît beaucoup de gens et parle de la faire embarquer à Odessa, cachée dans un tonneau… Elle en sourit.
 
Soudain, alors qu’on s’approche de Noël, Eugène réapparaît, comme sorti d’un tourment. Il veut rassurer Zoïa et dit que rien n’est joué dans leur histoire. Il aurait dû préciser que la fameuse fiancée dont il avait parlé ne lui avait pas donné la moindre nouvelle depuis deux ans, ce qui pouvait le faire espérer qu’elle avait changé d’avis… Mais tant qu’il n’en serait pas certain, Zoïa devait comprendre qu’Eugène Saint-Eve était un homme d’honneur et qu’il n’avait pas le droit de retrouver sa liberté.
 
La suite, c’est lui qui la raconte. Profitant d’une panne d’électricité, il prend la main de la jeune Russe et la porte contre sa joue pour essuyer ses larmes. Elle lui caresse le visage… Ils demeurent longtemps les doigts entrelacés.
 
Très solennellement, il invite alors Zoïa au prochain spectacle de Noël prévu dans la baraque 28. Le Commandant du camp permet au sergent d’assister au concert en lui ordonnant, grand seigneur, de ne pas s’y rendre les mains vides. Ce mélange d’élégance et de brutalité a toujours imprégné l’âme russe. Zoïa rejoindra la baraque pleine de musique les poches pleines de cadeaux mais la gorge serrée. Elle étale du tabac, des graines de tournesol, un kilo de caramels, une bouteille d’alcool médicinal…
 
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 Dessin d’Albert Thiam
 
Elle a entendu chanter Noël dans d’autres baraques et se sent habitée d’une inhabituelle mélancolie. La foi de la plupart des prisonniers l’impressionne.
 
Quand en janvier, le camp annonce que le stage est terminé, les deux jeunes gens vont devoir jouer leur déchirure avec dignité sous les yeux des copains qui savent. Mais l’un et l’autre s’y sont préparés. Ils ont échangé depuis longtemps leurs adresses et tout se termine par un frôlement furtif des lèvres de Zoïa sur la joue d’Eugène… Il a le temps, comme il l’écrira plus tard, de lui rendre "le baiser pudique de l’adieu"
 
Sans la prévenir, il a glissé dans le dictionnaire de la jeune Russe un cahier d’écolier, certain qu’elle va le retrouver plus tard dans son bagage. Et c’est là qu’au moment de parapher son cadeau, il trouve l’inspiration qui lui permet de résumer en quelques mots la dualité de ses sentiments. Sur la première page, il écrit en même temps sa frustration sincère et son humour désabusé: "Souvenir de la petite oasis française du camp 188."
 
A l’intérieur du cahier se trouve un dessin de Metz, fait de mémoire par Eugène, des chansons fournies par son ami Mitschi et de nombreux poèmes, dont un de François Mauriac intitulé "La prière".

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"Je ne veux que ton amitié
Ton amour, je n’ose pas
Laisse moi te parler tout bas
Afin que tu ne sois pas offensée.
Je suis le pauvre qui guette
Si ton cœur n’est pas fermé
Et je veux que tu regrettes
De ne pas pouvoir m’aimer "….
 
 
Triste retour
 
Enfermé dans sa tristesse, Eugène retombe de haut dans le quotidien du "Club" et ne pense plus qu’à sortir du camp. Les Allemands viennent enfin de quitter la France mais ils se battent encore chez eux. Il signe le registre des 2200 volontaires prêts à rejoindre l’armée Rouge mais le 8 mai 1945 coupe court à ce projet Le rapatriement des premiers Malgré nous ne se fera qu'en automne, très lentement, à travers une Allemagne déchirée par les bombardements. Avant de quitter Tambov en octobre 1945, il écrit une lettre à Zoïa.
 
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Dessin d’André Muller
 
Dès qu’il retrouve Metz à la fin novembre, il constate que la jeune Russe n’a pas répondu, alors que sa "fiancée" de 1944 n’a pas non plus donné signe de vie. Eugène est libre. Il envoie une seconde lettre à Zoïa, toujours sans réponse et comprend que tous les courriers sont interceptés à l’entrée de l’URSS. On entre déjà dans la guerre froide. Il ignore si la jeune fille se trouve encore à Moscou. Comment espérer un miracle? Le mieux est de tirer un trait.
 
Les années passent… En 1946, Eugène épouse Irène, une Mosellane qui lui va lui donner deux enfants. Il a le malheur de la perdre en 1988 et continue sa vie en compagnie d’une amie, Françoise. Par délicatesse ou par pudeur, comme on voudra, il n’avait quasiment rien raconté au retour de Tambov, ce qui était la façon la plus sage de cautériser la blessure. Mais dans son entourage familial, quelques allusions au fil des années avaient suffi à faire de la jeune russe un personnage hors du temps dont l’existence "quelque part dans la mémoire" ne pouvait qu’attendrir ses proches.
 
Les premières études d’Eugène à Nancy avaient été bousculées par la guerre. Il avait beaucoup évolué depuis vers la philosophie et la spiritualité. Mais il fallait vivre. Chef de famille, il choisit de changer de cap en 1947 et apprend l’art dentaire à l’Ecole dentaire de Nancy. La profession dut lui convenir car le Docteur Saint-Eve devint en 1985 Président du conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes. Il représentera souvent son pays lors de congrès à travers le monde.
 
 
Cinquante ans plus tard…
 
On est en 1995, donc après la chute du communisme. Yves Hamant, un universitaire français spécialiste de la Russie, est alors attaché culturel à l’ambassade de France à Moscou. Il fréquente un petit cercle d’intellectuels très attachés à l’évolution de la pensée orthodoxe. Tous sont d’anciens dissidents qui veulent réécrire l’histoire. Fasciné par ce qu’il nomme "la face lumineuse de la Russie", Hamant a déjà enquêté sur de fortes personnalités de la dissidence religieuse comme Nathalia Stoliarova, Seguei Khodorovitch et surtout le Père Alexandre Men (prononcer Migne) assassiné en 1990.
 
Le diplomate apprend qu’une des disciples de cet éminent religieux manifeste le désir urgent de lui parler. Elle s’appelle Zoïa et lui raconte: Par hasard, elle vient de discuter à la bibliothèque de Peredelkino avec un voisin de table… Un historien amateur qui cherchait, de son côté, des témoignages sur Tambov… Le mot avait fait mouche.
 
"Vous avez dit Tambov?
  - Oui. Les Français ont déjà écrit deux documents sur le camp, et nous n’avons encore rien fait."
 
Zoïa, elle, n’a rien oublié. Elle envoie son histoire et Yves Hamant réagit très vite. Le Minitel lui permet de trouver la piste. Quelques heures plus tard, c’est Eugène, à Metz, qui décroche le téléphone…
 
"Vous êtes bien monsieur Eugène Saint-Eve, qui vivait à Metz avant la guerre?
- Lui-même.
- Le responsable culturel du "Club", à Tambov en 1944?
- Oui, en effet.
- Auriez-vous gardé le souvenir d’une certaine Zoïa Vlassova? … Elle voudrait de vos nouvelles…"
- Un plafond qui s’écroule… Le vieux coeur d’Eugène se met à battre fort. Tous les souvenirs refoulés dégringolent en même temps.
 
Commence alors un long travail de retrouvailles, jour après jour. Au téléphone d’abord, puis par d’interminables lettres. Ils reconnaissent difficilement leurs voix mais les intonations n’ont pas changé. Un torrent de questions nourrit leur correspondance. Il est impossible à ces deux rescapés du néant de se dire tout sans commencer par le commencement. Mais comment retrouver le commencement d’une histoire qui n’avait pas vraiment commencé? Il faut tout reprendre à zéro.
 
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Le fameux cahier d’écolier? Elle le rassure. Elle l’avait bien retrouvé dès son départ de Tambov. Sa vie n’ayant pas été facile, elle n’avait jamais cessé d’en feuilleter les quelques pages froissées. Au bout de cinquante ans, ce souvenir bien réel avait pris à ses yeux la valeur d’une relique. Et d’ailleurs, la trouvaille d’Eugène, cette expression de "Petite oasis", comment l’oublier?
 
Eugène apprend que sa vieille amie ne s’appelle plus Zoïa Vlassova mais Maslennikova car elle s’était mariée. Divorcée plus tard, avec une fille.
 
A son tour, Zoïa saura qu’Eugène est resté veuf avec avec deux enfants. Non, ce n’était pas Hélène… Son épouse s’appelait Irène. Il précise, toujours homme d’honneur, l’existence d’une amie, Françoise. L’un et l’autre pourront donc évoquer leur ancienne complicité sans attenter à la bienséance.
 
A Metz, l’échange de lettres une fois révélé, l’entourage familial demeure volontairement muet. Toute la maison comprend que son patriarche revit difficilement une histoire incroyable. Ses deux fils, Patrick et Thierry, tout comme Françoise, mettent un point d’honneur à respecter sa discrétion. La personnalité ardente de Zoïa, qu’il vient de découvrir, montre qu’elle est très loin du sergent de l’armée russe. Devenue croyante, elle s’est faite un nom dans le milieu des écrivains charismatiques à propos du difficile dialogue oecuménique. Elle a cotoyé Boris Pasternak, écrit sur lui et même sculpté son buste. Le titre de ses recueils en dit long sur ses motivations spirituelles. "L'Esprit souffle où il veut", "Méditations à genoux". Eugène devine qu’elle n’a pas attendu cinquante ans pour passer du marxisme-léninisme au proselytisme religieux.
 
Pour les Saint-Eve, une saga commence. Ils ont réagi avec discrétion mais voient bien qu’Eugène est bouleversé. Depuis sa présidence nationale, il est devenu un Monsieur important. Le décès douloureux de son épouse Irène l’avait déjà poussé à consacrer tout son temps à la profession. Le beau jeune homme de la fin des années trente est devenu un être réservé, friand de textes anciens, de philosophie et de spiritualité. Zoïa, elle aussi, est maintenant un personnage. Elle a souvent souffert avant la fin du communisme car elle était repérée. La conversation un peu tâtonnante qu’ils avaient entreprise en 1995 au premier contact téléphonique, devient dorénavant régulière et profonde.
 
En novembre 1997, Eugène annonce à son amie retrouvée qu’il va lui rendre visite à Moscou accompagné par son fils Patrick, l’épouse de ce dernier, Elisabeth, et bien évidemment Françoise. C’est très important. Zoïa est un peu bousculée par cette arrivée qu’elle n’avait pas prévue aussi rapide. La petite communauté orthodoxe qui l’entoure, une vingtaine de personnes, aura le temps de se mobiliser pour repeindre à neuf son petit appartement avant la visite.
 
Certes, ils s’étaient préparés au choc en échangeant des photos. Mais après avoir comparé des clichés vieux de cinquante ans avec ceux qui dataient de "la semaine dernière", ils avaient connu la même angoisse. Ils n’étaient pas les mêmes, ni l’un ni l’autre. Ils risquaient de ne pas se reconnaître dans le hall de l’Hôtel Intourist… Tous ceux qui ont vécu un jour un rendez-vous de cette intensité savent que le cœur y bat très fort, même dans le vide, dès que réapparait la nostalgie d’un sentiment partagé.
 
Zoä reçoit les Saint-Eve dans son appartement aux murs tout pimpants et leur réserve un accueil à la russe. Un vrai festin mais les Messins se méfient. Le diner se prolonge en présence de quelques amis.
 
En mai 1998, la famille Saint-Eve fait un second voyage à Moscou et en juillet de la même année, Zoïa vient en France. Elle passe quelques jours dans un centre orthodoxe de Meudon et Françoise la ramène à Metz. Elle découvre la ville et se dit émerveillée. La famille Saint-Eve n’est pas peu fière de vivre cette aventure extraordinaire mais se garde, par discrétion, de la rendre publique.
 
A la fin de l’été 2001, c’est Zoïa qui revient à Metz, pour un long séjour de trois mois. Elle veut tout voir cette fois et les Saint-Eve l’accompagnent en Alsace, à Nancy, à Luxembourg, et dans les plus beaux endroits de Moselle. Sans oublier le musée des Malgré nous d’Amnéville. Ils vont même jusqu’à faire trempette à Thermapolis… Mais la fatigue arrive d’un coup, née dans la désespérance du 11 septembre avec les tours de Manhattan qui passent en boucle à la télé. Zoïa décide sagement de rentrer plus tôt dans son pays.
 
Au printemps 2002, la petite troupe messine retourne à Moscou à l’invitation d’une chaîne de télévision. Comment refuser? Zoïa insiste. Un animateur visiblement déjà bien rodé au battage médiatique va les embarquer dans une sorte de télé-réalité, un sketch de cinq minutes qui doit résumer une histoire de cinquante ans. C’est Zoïa qui la raconte. A la fin de l’émission, on lui demande si elle a rêvé de revoir un jour son Eugène. Elle doit répondre oui, c’est dans le scénario, et Eugène qu’on n’a pas encore vu, attend caché derrière une porte. On imagine la scène:
 
"Et bien le voilà, votre Eugène!" s’écrie le présentateur
La porte s’ouvre et Saint-Eve apparaît. Il se sent un peu piégé. Ils s’étreignent et tout le monde applaudit.
C’est sans doute à ce moment-là qu’ils ont compris qu’ils avaient changé d’époque.

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Première visite à Moscou, chez Zoïa en 1997. Françoise prend la photo. De gauche a droite, Dacha, fille de Zoïa, une amie russe, Eugène, Zoïa, Elisabeth, Patrick et Galina, une journaliste de "Kontinent".

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Toujours à Moscou, lors du second voyage en 1998. Zoïa, Eugène et Françoise, au milieu d’amis russes.

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Eugène visite, près de Moscou, la bibliothèque du Père Men

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A Metz en 1998, premiere visite de Zoïa chez les Saint-Eve. De gauche à droite, l’épouse de Jean-Marie (frère d’Eugène) Françoise, Zoïa, Eugène, Jean-Marie et sa fille.

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A Metz, en octobre 2001, chez les Saint-Eve, avant le départ de Zoïa. De gaucheà droite: Patrick, l’abbé Leidwanger (un ami d'Eugène) Frédéric (le fils de Patrick), Elisabeth, Françoise, Eugène, Zoïa, Eugène et Thierry.

Et pour finir, un livre  
 
En 2005, donc dix années après leurs retrouvailles, Eugène reçoit de Russie un colis par la poste. Un livre écrit en russe et dédicacé avec un certain humour.
 
"A mon cher Eugène. De toute façon, il n’en comprendra pas un mot!"
 
Il n’est pas étonné de l'envoi car, sans trop s’étendre sur ses sentiments, il avait fini par accepter de participer à l'ouvrage. A la demande de Zoïa, il avait rédigé quelques chapitres en français, qu’elle a fait traduire. L’ouvrage est d’ailleurs bien signé par Zoïa Maslennikova … et Eugène Saint-Eve.
 
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Traduction du russe: Zoïa Maslennikova et Eugène Saint-Eve: Une petite oasis française. Editions Agraf de Moscou.
 
Le titre aurait pu sonner curieusement à l’oreille des anciens Malgré nous, pour peu qu’ils en aient eu vent. Tambov, une petite oasis française? Comme oasis, il y avait mieux… Mais c’est Eugène qui l’avait trouvé. Il avait donc ses raisons.
 
Sur 590 pages, une partie racontait leur rencontre, vue avec les yeux de Zoiä. Mais la plus grande part reprenait l’essentiel de leurs interrogations sur la spiritualité, depuis leurs retrouvailles. Il était tiré à mille exemplaires dans la collection "Symboles d’une époque" aux éditions Agraf de Moscou.
 
C’est un ouvrage étonnant. Zoïa y livre des impressions qu’elle n’avait pas eu la possibilité de confier à Tambov. Elle revient sur beaucoup d’anecdotes vécues dans le camp et parle de ses rencontres avec d’autres étrangers. Ces hommes, se montrent plein d’égards et prévenants.
 
Parfois, elle se fait coquine. "Vassily Stéphanovitch était le sous-commandant. A notre arrivée, il avait interrompu notre garde-à-vous: "Repos! Asseyez-vous, mes copines. Il faut que vous sachiez que ces Français n’ont pas vu de femme pendant des mois, des années peut-être? Ils vont essayer de vous mettre de la poudre dans le cerveau, et pour ça, méfiez vous, car ce sont des experts"
 
Dans le premier recueil de souvenirs qu’elle avait envoyé à Eugène, elle revient sur un moment très drôle: "Le temps vint pour nous de nous baigner. Des prisonniers chauffèrent les bains. Comme Vassily essayait de construire des relations amicales avec nous, il nous débloqua chacune un balai de bouleau. Nous nous fouettions gaiment, en nous aspergeant de baquets d’eau chaude ou glaciale, l’une sur l’autre, en riant. Tout à coup je me suis figée en poussant un cri perçant. Des nez masculins étaient collés aux vitres, sous le plafond, et des dizaines d’yeux d’hommes flamboyants suivaient avidement chaque mouvement. "Comment, Zoïka, tu viens seulement de les voir?"... C‘était Vera qui se moquait de moi. Je me précipitai pour chercher un drap et voiler la fenêtre…."Laisse-la". Cette fois, c’était Moissia qui me faisait la leçon. Tu ne vas pas en mourir. Moi j’ai pitié de ces gars. Qu’ils jouissent un peu du spectacle… Le lendemain au Club, je n’osais pas lever les yeux en pensant que certains de ces hommes m’avaient vue toute nue au bain."
 
Mais la sergente soviétique raconte aussi l'envers du décor alors que, tout comme Eugène, elle se sent privilégiée de travailler dans la partie acceptable du camp. "Les prisonniers nous montraient des photos de leurs épouses, de leurs mères, de leurs enfants et en parlaient avec tendresse. Ils avaient une délicatesse innée, ils étaient polis, serviables sans qu'on les y oblige. Privés de liberté chez nous, ils étaient spirituellement plus riches que nous autres, athées par obligation".
 
Elle dit qu’aller dans la baraque-infirmerie, c'était à coup sûr y mourir. Une femme-médecin lui avait répondu: "Que voulez-vous que j'y fasse? ils meurent de nostalgie, ils ne veulent plus vivre, ce n'est pas tout le monde qui survit en captivité. Pour les médicaments, c'est clair, on est mal servi, et pour la nourriture, c'est minable. Tout part pour le front, c'est la guerre!"
 
A la fin du livre, Zoïa conclut: "Eugène et moi, il nous est difficile de vivre une semaine sans recevoir une lettre. Notre vieillesse est comblée d'un bonheur inéspéré. Ni la guerre, ni un demi-siècle de séparation ni les frontières, ni les distances, n'ont de prise sur notre attirance mutuelle. Nous sommes sûrs qu'à deux reprises, c'est le Ciel qui nous a réunis, par l’intercession du Père Men et nous croyons que nous y serons ensemble". Dans ce cas, ils doivent discuter encore…
 
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Epilogue

Deux ans après la sortie de l’ouvrage, Eugène meurt hélas le 5 sept 2007. Il avait 88 ans. Zoïa est prévenue. Elle écrit aux Saint–Eve et leur envoie de son pays un morceau d’écorce de bouleau, pour mettre sur sa tombe.
 
Un an plus tard, à 85 ans, elle rejoint son ami et l’histoire de ces deux êtres aurait pu demeurer peu connue dans la région messine. Mais un dernier hasard nous permit d’en avoir vent. Un Messin professeur en retraite, Paul Clémens, était tombé en 2005 sur la "petite oasis française" alors qu’il feuilletait, rue de la montagne Sainte-Geneviève à Paris, les rayons de la librairie russe.
 
Une trentaine de documents ou de photos, fournis par la famille d’Eugène et encartés dans l’ouvrage, rendaient à cette histoire toute sa vibration humaine, car elles montraient notamment des clichés des fameux voyages à Metz, en Moselle ou à Moscou.
 
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Jean Raymond Klein les avait reçus en 2001 au musée des Malgré nous d’Amnéville.
 
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En visite de la cathédrale de Metz.  

Il est dommage que l’éditeur du livre ait fâcheusement oublié de préciser sur le quatrième de couverture qu’Eugène avait été enrôlé de force. Le lecteur moscovite ignorera donc ce "détail".
 
Comme il avait enseigné le russe, Paul Clémens avait pris contact en 2005 avec la famille Saint-Eve. Le temps d’apprendre, de la bouche d’Eugène, que ce dernier ne voyait pas d’inconvénient à ce que le livre soit traduit en français. Hélas, le vieil homme pudique mourut peu après.
 
Grâce aux traductions de Paul Clémens, nous avons pu vous raconter cette belle histoire et Claude Toussaint, au Musée des Malgré nous d’Amnéville, nous a aussi beaucoup aidés en nous permettant d'utiliser les dessins. Si nous mettons l'article en ligne, c’est avec l’accord des deux fils du Dr Eugène Saint-Eve, eux-mêmes, très connus l’un et l’autre en Moselle.
Le Dr Patrick Saint-Eve est chef de service en chirurgie au CHR de Thionville
Le Dr Thierry Saint-Eve est chirurgien-dentiste à Metz.
Ils nous auront ouvert le tiroir des photos paternelles pour reconstituer le puzzle d’une existence inattendue, un trésor qui dormait dans l’album de famille. L’histoire d’une belle vie…

JG. décembre 2012
 
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Sait-on que, nichés au flanc de la cathédrale de Metz, les Républicains du "Café Français" empoisonnaient les dimanches de l’Evêque?

De nos jours à Metz, aux heures de pointe, on voit place de l’Hôtel de ville des piétons qui font le pied de grue sous l’abribus. Ils balaient d’un œil absent les fenêtres de la Mairie en attendant que le museau d’un TCRM surgisse de la rue des Jardins.

S'ils savaient que, dans leur dos, se niche un lieu historique, ils se tourneraient plutôt vers la cathédrale Saint-Etienne... Mais comment voulez-vous qu'ils en aient l'idée? Derrière la grille du monument, dans le renfoncement qui sépare de transept de la chapelle des évêques, ils ne voient en effet qu'un atelier vitré encombré de bois et de pierre où l'on distingue parfois, entre poussière et reflets, un sculpteur sur son bloc de Jaumont.

Pour décrypter ce lieu, il faudrait déjà être au courant. C'est comme au cimetière: les ondes d’un être cher ne pourront jamais traverser le marbre de sa tombe si l'on a oublié qu’il dort dessous. De même, la tête la plus fûtée ne pourra jamais capter les vibrations d’un lieu de mémoire si elle ignore que ce lieu existe. Voilà pourquoi la majorité des Messins préfère aujourd’hui recompter les pavés devant la Mairie.

Pas la moindre plaque!

L’endroit sent le soufre, mais si vous cherchez la moindre information, allez au diable! La cathédrale, visiblement n'a aucune envie de raconter ce moment savoureux d'histoire messine. Et moi, j'ai une larme en pensant à ces milliers de touristes pompidoliens qui dorénavant tournent en boucle au centre ville après qu'une matinée d'art conceptuel ait aiguisé leur appétit. N'est-il pas dommage de les voir s'agglutiner à la sortie du Portail de la Vierge en cherchant de vue un restaurant? Ils ne sauront jamais qu’un psychodrame clochemerlien s’est joué ici, pendant deux siècles, au flanc du majestueux vaisseau gothique.

Vous vous demandez comment expliquer un tel oubli? La Cathédrale de Metz est une vieille damequi en a vu d’autres et chacun sait qu’au Moyen-Age, n‘importe qui pouvait se blottir contre la maison de Dieu. Le diocèse de Metz aurait pu, depuis longtemps, donner au syndicat d'initiatives la permission de visser une plaque ad hoc sur la grille.

Mais il n'y a pas d'oubli. Seulement un grand coup d'éteignoir. Lorsque vous saurez la suite de l’histoire, vous conviendrez qu’il était difficile à tout évêque messin de trousser, pour la défense du Patrimoine, quelques lignes bien calibrées, même écrites en latin de cuisine, pour le seul plaisir de mettre les rieurs de son côté. L’humour post-concilaire a des limites.

C'est en effet deux mots bannis qu'il eût fallu graver pour nous dire qu’à cet endroit, se trouvait le fameux "Café Français".

Regardez la photo qui suit et voyez comme il a l'air innocent. On dirait un manoir avec sa façade habilement ornée demi-douzaine d’arcades.Elles faisaient partie de la fameuse galerie dessinée par Blondel au flanc de la Cathédrale, bien avant la Révolution.

Arrière Satan! Ce lieu cossu, à qui l'on donnerait d'entrée une étoile au Guide Michelin en même temps que le Bon Dieu sans confession, fut durant près de deux siècles la cuisine des humeurs laïques, le chaudron diabolique au fond duquel plusieurs générations de bourgeois messins mitonnèrent avec gourmandise un potage anti-clérical.

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Pour mesurer l’ampleur de l’affaire, il faut revenir sur l'époque. Au début du XVIIIe siècle, les gens de Metz s'étaient retrouvés majoritairement royalistes et catholiques mais Napoléon avait laissé des traces. L'opinion moyenne était alors moins soumise qu’un Français de l’intérieur le pense et dès 1848, le souffle républicain avait fini par modifier la sensibilité locale. Il ne faut pas s'en étonner. Le citoyen messin de bonne souche s'est toujours maintenu dans une tolérance orgueilleuse. Il garde au coeur un sentirnent de capitale spoliée qui doit lui couler dans le sang depuis la "République Messine". L’Histoire n’a cessé de l’humilier, mais il n’en pense pas moins. D'où son amour chatouilleux, dès qu'il s'agit d'architecture..

Ainsi, à propos de l’image de leur cathédrale, les autorités d’avant la Révolution, qu’elles fussent civiles, écclésiastiques ou militaires, n’étaient pas souvent d’accord. Dès 1761, sous Mgr de Montmorency-Laval, certains avaient déjà protesté contre le monstrueux portail de Blondel, qui enfermait leur maison du Bon Dieu dans un lourd bahut gréco-romain. D’autres n’appréciaient pas la rangée d’arcades passantes que le même Blondel avait fait courir le long du versant sud, précisément du côté où se trouvait le "Café Français". Alors que d’autres voulaient conserver, au contraire, le classicisme orgueilleux que les grands commis du Roi avaient dessiné.

De toute façon, la population messine appréciait beaucoup, sous la galerie, la douzaine de commerces et d’habitations qui l’occupaient tout du long, faisant du quartier le centre le plus papoteur de la ville, un petit Palais Royal à la parisienne.

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Liturgies sans-culotte au pied du vaisseau

Aux premières années de la Révolution, alors que la Cathédrale se sentait quelque peu comprimée par la rangée d’arcades, la Convention ne s’intéressait guère à ces jalousies d'architecture. On laissa les voûtes en l’état, tout en se réjouissant de les voir accueillir chaque soir une foule de discuteurs. Les piliers qui bordaient la place devinrent peu à peu la chambre d’écho du Siècle des Lumières et plus tard le champ clos des nouvelles liturgies sans-culotte.

Le brave Suisse de la Cathédrale a raconté sa nuit du 7 au 8 juin 1794, alors que pour le raconter plus tard, il avait dû se lever de bonne heure et se cacher entre deux gargouilles, en l’honneur de "l’Etre suprême". Il a écritce qu’il avait vu:

"La fanfare avait attaqué à 3 heures du matin son "Allons jouer sous les ormeaux", la chanson de Jean-Jacques Rousseau que tout le monde connaissait par cœur. Les nouvelles autorités locales étaient arrivées vers 6 heures, suivies par cent adolescents tenant fusil en main, vingt pères de famille portant l’épée à la ceinture et vingt femmes de la ville agitant des guirlandes de roses… On proclama que le peuple messin reconnaissait l’immortalité de l’âme, et l’on vit arriver pour finir dix enfants couronnés de violettes, dix jeunes gens couverts de myrtilles, dix adultes harnachés de branchages de chêne et dix vieillards porteurs de pampre et d’olivier…"

L’esprit de la ville avait certes beaucoup changé mais le premier Empire n'avait pas trop toucha à l’architecture générale du quartier, se contentantde donner à la place le nom de Napoléon. De leur côté, les évêques de Metz n’avaient guère le temps de s’occuper de Blondel car la Révolution, et ce qui s'en était suivi, les avait fortement secoués.

Un vrai jeu de quilles...Entre 1789 et 1824, ils n‘avaient cessé de valser à chaque changement de régime. Mgr de Montmorency avait été débarqué par la Convention comme réfractaire et remplacé par Mgr Nicolas Francin, évêque constitutionnel… Ce dernier laissa la place à Mgr Pierre-François Biennaymé qui fut remplacé par Mgr Gaspard-André-Jauffret, le temps d’accueillir Mgr Claude-Ignace-Laurent. L’Empereur s’en amusait beaucoup et appelait ironiquement les évêques ses "préfets violets". Il fallut Waterloo et le retour de la royauté pour qu’à l’arrivée de Mgr Jacques-François Besson en 1824, l’épiscopat messin retrouve sa vieille stabilité. Et l’on put enfin ressortirle vieux projet de destruction des arcades.

Du séisme politique de 1789, on pensait avoir oublié l’essentiel mais la révolution de 1848 allait à nouveau secouer l’Europe, aussi naturellement qu’un tremblement de terre a des répliques. En Moselle une majorité de royalistes revigorés rêvaient certes de marier leur fille au gratin des "Artilleurs de Metz", sans savoir qu’une chanson célèbre transformerait plus tard ce vivier de polytechniciens bon-chic-bon-genre en braillards de maison close. Mais à l’autre bord, on trouvait un noyau messin de bourgeois républicains, venus du commerce, de l’industrie, des professions libérales, et parfois de l’armée. Tous fortement influencés par la franc-maçonnerie britannique et "bouffeurs de curés" comme on respire.

Ces bourgeois avaient déjà pris, depuis longtemps, possession des Arcades, qui avaient le statut municipal d'une rue. Ils fréquentaient quatre débits de boissons bardés d’enseignes de bonne allure: L'histoire ne dit pas si les trois premiers, à savoir le café Bastien et le café Fabert dans la maison Caron-Dolisy (aux 10, 9 et 8 ) et le café de la Meuse dans la maison Verronnais (au 3) avaient des clientèles ouvertement Républicaines. Mais l'on sait que dans le quatrième, c'est-à-dire le Café Français dans la maison Bride (au 7), le patron avait juste le temps de déployer ses jeux de jaquet. Car les anti-cléricaux hilares buvaient un coup à la santé de l’Evêque, chaque fois qu’ils lançaient les dés.

L’Eglise supportait mal ces repaires de mécréants incrustés comme des moules au flanc de son vaisseau mais le nouveau pouvoir royal se gardait bien de choisir entre la pression des chanoines et la résistance des cafetiers. La Préfecture savait que les arguments d’ordre esthétique avancés par l’Evêché n’étaient faits que pour la galerie…Ce que le chapitre voulait à cette occasion, c'est le départ de tous les provocateurs. On ne l'écouta pas. Les premières opérations de rachat ne furent vraiment lancées que dans les années 1820 et durèrent jusqu’à Louis-Philippe…Il fallut encore trente années de palabres pour qu’autour des années 1860, toutes les maisons, y compris les cafés, soient enfin démolies. Toutes sauf une: "Le café Français"!

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L’ennui, c’est qu’à l’époque, l'évêque de Metz n’était pas le premier venu. Sacré depuis 1843, Mgr Paul Georges Marie Dupont des Loges n’avait certes pas fait grosse impression à son arrivée mais il avait du sang breton dans les veines. On s'était vite aperçu qu'il était le produit culturel d’une aristocratie austère et belliqueuse, très allergique aux humeurs républicaines. Sous un camail mollasson et de faibles épaules, se cachait un caractère de lion.

Il faut se mettre à sa place en 1860. Pendant une quinzaine d’années, tout comme son prédécesseur Mgr Besson, il avait supporté les turbulences des quatre brasseries aux lisières de sa cathédrale. Et l'on peut parier qu’il avait poussé un gros soupir à la disparition des trois premières. Mais le sentiment de satisfaction intellectuelle qu’il en éprouva, loin de faire naître en lui le désir chrétien de pardonner à la quatrième, se transforma en sainte fureur. Le Diable lui faisait le pied de nez, caché dans la verdure.

L’évêque avait certainement son idée sur l’origine du coup de piston dont l’ennemi avait profité dans les couloirs municipaux. Mais voir ainsi le "Café Français" récupérer la clientèle orpheline de ses concurrents pour devenir, dans le ventre mou de la Cathédrale, la tête de pont officielle des bouffeurs de curé, c était beaucoup. Le prélat ombrageux avait beau garder la tête froide, il conservait cette épine dans le pied.

Mgr Dupont des Loges est furieux

De nombreux messins s’opposaient encore à la destruction des voûtes de Blondel et cette évidence contrariait beaucoup l'évêque. Mais il devait s'y faire: le pouvoir avait la tête ailleurs. Napoléon III venait d’inventer l’empire libéral et le pays ne pensait plus qu’aux affaires. Même au "Café Français", les bourgeois de gauche dépliaient des journaux où il n’était question que de chemin de fer, de colonies à conquérir ou d’usines à bâtir. La cathédrale pouvait encore attendre.

Entretemps, Dupont des Loges avait beaucoup appris, notamment la manière d’affiner sa posture politique, en taisant peu à peu ses options royalistes pour ne point ajouter aux passions locales. Mieux lui valait opérer avec prudence, une qualité que l’on reconnaît toujours au clergé, mais qui, en ce qui le concerne, le plaçait nettement au dessus de la moyenne. Cette finesse matinée de fermeté avait fait de lui un diplomate inclassable, attentif au respect des manières locales, tout en usant habilement de soudaines colères dont la ville avait aussitôt l’écho. Pour cet homme habitué à régler par le haut des problèmes complexes, il était vexant de devoir plier, par le bas, devant ce qu’il considérait comme des mécréants de comptoir.

Tout le monde savait que dans son collège, il avait collectionné les premiers prix en français, en grec ou en latin. On racontait qu’il avait épaté les correcteurs du bac en racontant la vie d’un curé de campagne. Bref, la fermeté qu’il avait maintenue derrière la souplesse de ses attitudes avait fini par lui gagner l’estime et la confiance de ses diocésains. Le Tout-Metz avait compris que cette histoire de café empêchait le saint homme de dormir.

Nul ne pouvait prévoir, bien sûr, le destin exceptionnel qui attendrait bien plus tard ce berger tout d’une pièce. L'Histoire, avec un grand H, l'attendait en 1870, à l’arrivée des Allemands… Comment aurait-on pu imaginer que cet ombrageux latiniste accepterait, sous la pression des Messins, d’aller s’asseoir en 1874 au Reichstag de Berlin dans un fauteuil de député mosellan, juste le temps, il est vrai, de faire un orgueilleux demi-tour. Mais dans les années 1860, le seul conflit qui tourmentait encore Mgr Dupont des Loges, c’était son "Café Français!"

Le psychodrame clochemerlien qui se jouait autour de la Cathédrale finit par amuser tout le monde, sauf les sectaires des deux bords. Le dimanche matin, les habitués du "Café Français" attendaient le début de la grand-messe pour chanter autour des tables de merbre. Leurs moqueries traversaient les murs pendant les offices. Au délà de cet enfantillage, il y avait comme un goût retrouvé pour l’anticonformisme ancien de la cité.

Mgr Dupont des Loges l’avait-il compris? Il savait la Moselle au cœur d’une région sensible que les blessures de l’histoire avaient malmenée au point de doter l’opinion locale d’une élasticité à toute épreuve. "J‘ai moins à arracher l’ivraie du champ qui m’est confié, disait-il, qu’à empêcher l’homme ennemi d’y jeter des semences mauvaises."

Il avait donc continué de batailler sur tous les fronts, notamment avec le Préfet, invitant ses curés à montrer envers ce dernier "de la politesse froide, cette tristesse même, qui convient vis-à-vis d’un homme ennemi du clergé". Un autre jour, le prélat refusa ostensiblement d’accueillir la dépouille d’un commandant de la garde qui s’était suicidé. Et comme on le prenait de haut dans les casernes, il ferma la porte de la cathédrale au nez du cortège, et mit ostensiblement la clé dans la poche de sa soutane. Ce qui, même pour un évêque, passa pour culotté. Il s’étonna plus tard "qu’on ait osé parler de Darwin" lors d’une conférence à l’Hôtel-de-ville, ce qui poussa les persifleurs du "Café Français" à rappeler que même un évêque descend du singe.

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Fin des hostilités

Ce fut donc 1870 et le choc monstrueux de la première annexion. Fin de la guerre et fin de la guéguerre. Tout a changé. Du jour au lendemain, notre fier Breton se retrouve germanisé alors qu'il était arrivé à Metz sans jamais avoir parlé un mot d’allemand! Comme il n’est pas question pour lui d’abandonner son diocèse en face du vainqueur, il essaie de reprendre en finesse les postures qui lui avaient si bien réussi avec ses ouailles. Quelques jours après l’invasion, il snobe les autorités prussiennes en refusant que sa cathédrale puisse servir de lieu de culte aux nombreux soldats protestants. Il leur refait le coup de la clé dans la poche et ça remarche! Il devient célèbre à Paris où l’on honore son panache dans les journaux. On raconte que ne pouvant supporter la présence d’une sentinelle allemande devant l’évêché, il avait invité le malheureux, devenu écarlate, à monter près de lui dans sa voiture et l’avait ramené jusqu’au Gouverneur, comme on le fait d’un chien perdu au bout de sa laisse.

Une autre vie commence… Au "Café Français" toujours pas fermé, beaucoup de républicains sont partis en exil et l’anticléricalisme se dilue dans la résistance à l’occupant. Les clients savent que Mgr Dupont des Loges se débat quotidiennement avec les Prussiens et sa nouvelle stature en impose même à ses vieux ennemis. Quand un mouvement d’opinion le désigne pour le Reichstag, les Messins sont persuadés qu’il va profiter, en passant, de sa fonction pour obtenir des Allemands la fermeture en douceur du "Café Français". Le dernier qui reste. Et personne ne peut douter que s’il l’avait pu, il l’aurait fait.

Hélas, Mgr Dupont des Loges n’a vraiment pas de chance! L’Allemagne, à son tour, fait dans l’anticléricalisme… Elle est soumise depuis plusieurs années au "Kulturkampf". Le chancelier Bismarck va mener dans son pays une politique anti-confessionnelle dont les mandements lancés depuis Berlin arrivent forcément jusqu’à Metz. Et du coup, le Café tient bon, bien que sa fréquentation soit devenue culturellement assez compliquée. Elle exige dorénavant que l’on soit viscéralement Français dans la douleur, totalement laïque dans l’esprit et vaguement bismarkien dans les idées. Facile à dire.

On ne peut qu’imaginer la confusion qui régnait alors, sous les arcades en partie démolies. Un noyau d’artistes allemands de sensibilité républicaine s’installait à Metz, où se trouvaient certes plusieurs cafés attachants, mais ouvertement très francophiles et patriotes. Ne s’y sentant pas très à l’aise, certains de ces Prussiens déracinés ont peut-être recherché, dans l’ombre ambigue du "Café Français", l’ébauche d’une première conversation européenne avec des Messins radicaux dépassés par l’annexion. On ne le saura jamais.

Un Ouf épiscopal

Quand Birsmark fait marche arrière et renonce à son "Kulturkampf", Mgr Dupont des Loges obtient enfin des Allemands la peau de son cher ennemi. Nous sommes en 1882. Le "Ouf!" que poussa mentalement l’évêque a dû s'évaporer définitivement sous la voûte. On dit que les grandes colères se dégonflent toujours, mais c'est faux. Il est dommage que l’on n’ait pu récupérer le souffle vengeur de Mgr Dupont des Loges, car il aurait mérité de figurer au catalogue des Trésors de la Cathédrale, après avoir été pieusement recueilli dans une ampoule.

Le dernier bâtiment des arcades fut donc détruit en 1882, et le "Café Français" partit avec. Sous la pioche de Tornov et de son ami Dujardin, les Allemands commencèrent enfin la démolition du portail de Blondel et la libération complète des abords du bâtiment. La galerie disparut. A la place, on remodela ce qui restait du portail de la Vierge (l’entrée actuelle). Le Café ne devint plus qu’un futur arrêt d’autobus. Et Mgr Dupont des Loges mourût en paix, en 1886.

Je viens de relire attentivement l’incontournable travail de Pierre-Édouard Wagner et Jean-Louis Jolin, dans l’espoir d’y dénicher, entre deux paragraphes, quelques indices révélateurs… Mais si nos deux historiens de la Cathédrale n’ont rien trouvé, c’est que les vieux tiroirs sont vides. Rien non plus dans l’ouvrage de feu l’abbé Félix Klein. Il nous reste à rêver qu’un sculpteur au ciseau chanceux exhume demain, glissé dans la crevasse d’un pilier, quelque carnet d’humeurs notées au jour le jour, par les cafetiers successifs, durant deux siècles… Rien que pour rappeler aux Français de l’Intérieur que Metz, croyante ou pas, n’a jamais été une capitale soumise.

JG. (novembre 2010)

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Cette main saupoudrée de vagues reflets dorés, qui paraît incrustée à bonne hauteur des Arcades au fronton du numéro 31... Votre petit doigt ne vous a rien dit?

Nous ne sommes pas n'importe où mais dans la grande histoire de Metz. La place Saint-Louis n’a pas d’arbres mais elle a de la branche. Prise d'avion, sa carte postale nous offre un lieu si pleinement épuré que même dans le foutoir coloré d'une Maison de la Presse, un touriste la repère au premier lancer de tourniquet. On est dans une minéralité  lisse, un forum sans voiture, le décor d'un théâtre. Au cœur de ce microclimat totalement messin, une main sculptée au fronton d’un rempart de façades patriciennes, ne pourrait pas être banale.

Le faîte crénelé des maisons florentines évoque en effet l'univers de la Renaissance, avec ses bourgeois enfin décomplexés à propos de l’argent et donc guéris des contritions médiévales. A l’abri des voûtes marchandes, les banquiers battaient monnaie devant la foule et comme ils ne pensaient qu’à leurs affaires, on les voit mal se soucier de graver cette main sur un mur pour indiquer la direction des toilettes aux clients qui venaient de loin...

Ces derniers n’auraient d’ailleurs trouvé, pour tout dépannage, que le porche de la maison voisine, ce qui leur eût coupé tout élan. L'immeuble du 31 appartenait en effet à Maistre Perrin Roucel, prédécesseur, dans les années 1480, de notre Dominique Gros, le vélo en moins…

Il faut donc chercher une autre explication à ce mystérieux motif de la place Saint-Louis... Serait-il une enseigne? et l’on pense à l’échoppe d’un gantier…Mais alors, pourquoi n’avoir pas dessiné un gant? Ou bien aurions nous sous les yeux le blason de quelque diseur de bonne aventure? sauf que cette paume zébrée d'entailles assez grossières n’a vraiment rien à voir avec les subtilités d'une ligne de vie.

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Il faut donc y regarder de plus près. Vous remarquez alors la position du pouce. Il est au plus haut des cinq doigts dont on ne voit pas les ongles. Pas besoin d'être sorcier pour en déduire qu'il s’agit d’une main gauche... Celle qu'on associe à la féminité, à la faiblesse ou à la Lune. Et vous vous retrouvez sur Internet à lire en diagonale des kilomètres de prose planante, écrites par d’éminents gourous sur la spiritualité des gauchers.
 
Des ethnologues ont même déchiffré le code culturel des tribus primitives pour trouver la signification des gestes manuels. L'ennui, c'est que depuis qu'ils sont parvenus à décortiquer jusqu'à la sociabilité des Australopithèques, ils s'égarent  dans les détails. N'ont-ils pas décrété  que dans certaines tribus africaines, la main gauche était seule employée pour la purification des ouvertures du corps situées au-dessous du nombril...
 
Voilà qui nous éloigne du sujet. Quoi qu'il en soit, l'essentiel de ces élucubrations nous laisse imaginer des  manipulations délicates, alors que, place Saint-Louis, les mensurations gravées feraient plutôt penser à une pogne de déménageur.
 
Reste l’Orient et ses Mudras. On nomme ainsi, chez les bouddhistes, l’entrelacs élégant que peuvent esquisser  cinq doigts pour codifier manuellement les détours d’une émotion contenue. Mais c’est encore une fausse piste. La main du Mudra est toujours verticale, alors que celle de la Place Saint-Louis est horizontale… Nous voici bien avancés…
 
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 Un journaliste a raconté l’affaire

La clé du mystère se trouve aux Archives Municipales et c’est par là qu’il fallait commencer. Dans un livre qui dort depuis trois quarts de siècle sur les plus hautes étagères mosellanes, Paul Piquelle nous avait tout dit.
    Qui était Piquelle? Un ancien rédacteur en chef du journal "Le Messin" pendant la première germanisation. Il avait certes retrouvé sa nationalité française en novembre 1918 mais une fois savourées intérieurement les euphories du grand retour, il avait dû constater que les anciens annexés avaient tous la mémoire élastique.  Elle etait en effet très compliquée. Lui-même avait tendance à oublier les 48 années qu’il avait vécues sous la botte.  Ni du noir ni du blanc mais du gris chaque fois.. Il avait sans doute compris que cette paresse n’était pas innocente et qu’elle traduisait, pour tous les Mosellans d’après 1918, le refus de devoir se justifier sans arrêt, une manière inconsciente d’évacuer leur crainte de passer pour des Boches aux yeux des Français de l’intérieur.

En bon chroniqueur,  autour de 1935, Piquelle entreprit enfin de raconter cette vieille annexion qui dormait dans sa tête. Mais il trouva un ton inattendu. C'est avec un détachement amusé qu'il réveilla la vieille blessure, alors qu'en son for intérieur, elle lui semblait encore assez mortelle pour qu’il n'osât pas en faire le deuil. Il ramassa plutôt des brassées d’anecdotes, sans trop chipoter sur les détails précis. Comme il avait beaucoup de finesse, sa prose lui permit de se moquer des Prussiens sans esprit revanchard, au lieu de barboter dans un chauvinisme imbécile à la Barrès. "La vie à Metz pendant l’annexion" n’est donc pas un brame nationaliste à l'orée du bois, mais un kaléidoscope d’images enfouies, revisitées d’une plume amusée par un bourgeois républicain.


Une paire de gifles historique

Or donc, Piquelle nous parle de la place Saint-Louis: 

"C’était, dit-il, en 1886, durant l’époque encore héroïque de la protestation. A l’occasion d’une réunion électorale du candidat protestataire J-D Antoine, un fonctionnaire municipal du nom de F… ayant demandé et obtenu la parole, se mit à débiner notre candidat. Un échange eut lieu entre le préopinant (...) et M. Maillard, négociant sous les Arcades. La discussion se termina par une vigoureuse paire de gifles appliquée par M. Maillard à son contradicteur.

Le fonctionnaire porta plainte pour voies de fait et comme il n’y avait aucune contestation de part et d’autre, l’offenseur fut condamné à cent marks d’amende pour l’allée et venue de sa main sur la figure de l’offensé. Maillard, le père de nos Maillard actuels, crut devoir perpétuer cette petite page d’histoire en faisant peindre sur son enseigne une main en or qui devint et qui est encore la marque de sa maison."

Cette fois, c’est la bonne piste. Elle nous introduit dans le quotidien compliqué des Messins de la fin du XIXe. Elle nous plonge dans le terreau culturel de la première annexion.


La frustration des Mosellans humiliés

A partir d’une main qui semblait ne rien dire, mais si nous remontons lentement le fil de l’histoire, nous allons redécouvrir un épisode refoulé, une frustration mal guérie. Nous allons mieux comprendre comment a mûri l’imaginaire introverti de la Moselle humiliée.

Que voulait dire Piquelle en parlant de "l’époque héroïque de la protestation "Qu’avait-elle de si héroïque? Qui était donc cet impétueux Maillard, exaspéré au point de sortir de ses gonds? Enfin, d’où sortait ce sourcilleux bureaucrate, baptisé F… comme fonctionnaire, et dont l’écrivain n’a charitablement donné que la première lettre du nom? Etait-il un collabo local, comme on en trouve à toutes les époques, un "traître" dont toute la ville avait assez ri pour que l’auteur ait la compassion de ne pas revenir sur son identité?

Mais surtout, qui était donc ce fameux JD Antoine, ce candidat protestataire, capable, sous le nez des Allemands, d’enflammer les brasseries?

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Il est beau sur cette gravure. Il en impose alors que sa mémoire a depuis longtemps disparu des références messines. Il a certes une petite rue à Metz, mais à part quelques piliers de bibliothèques, chauves comme il se doit, et le réseau pointu des historiens, peu de gens savent aujourd’hui que ce Mosellan flamboyant domina la vie politique locale jusqu’à la fin du XIXe siècle au point de devenir, pour la presse parisienne et mondiale, l’incarnation très solennelle du grand refus "alsacien-lorrain" Né à Metz en 1845, et fils d’un gendarme de Novéant, Jules-Dominique Antoine était médecin-vétérinaire à Sierck quand éclata la guerre de 1870. Tenter d’expliquer comment un jeune patriote humilié par la défaite passa progressivement du cul des vaches à la tête du parti républicain nous emmènerait trop loin.


Les deux époques de l’annexion

Essayons plutôt de bien cadrer l’époque dans laquelle s’épanouit son charisme politique. Elle va de 1871 à 1889, c’est-à-dire, grosso modo, dans la première moitié de l’annexion. Durant cette période, une première génération de Mosellans, d’abord sonnée par l’installation brutale des Prussiens, essaya plus ou moins prudemment de réaffirmer son identité française en poussant, comme on dit, le bouchon devant l’occupant, comme pour mesurer jusqu’où il pouvait aller. Par souci de ne pas compromettre l’assimilation, le statthalter Von Manteuffel fermait souvent les yeux.

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Alors qu’après la mort du maréchal, et dès 1890, sous l’effet d’une reprise en main décidée par les occupants, la deuxième génération de Mosellans germanisés prit le sage parti de garder plutôt profil bas, en attendant l’hypothétique espoir de retrouver la France un jour. Jules-Dominique Antoine fut donc le medium de la première génération germanisée de force. Il aurait pu faire comme tant d’autres et quitter la Moselle en 1871. Il préféra se faire élire en 1872 au conseil municipal de Metz, dont il devint, le secrétaire actif, ne ratant jamais l'occasion de contredire les Allemands. Il avait en effet le don de renifler la moindre gaffe teutonne et s’engouffrait goulûment dans les failles du nouveau pouvoir... Il savait que les occupants étaient alors trop désireux d’éviter un conflit majeur pour répondre du tac au tac à ses provocations.

Antoine guerroyait aussi contre une Eglise mosellane déboussolée, dont la nostalgie pour la patrie perdue se sentait prise en porte-à-faux du fait de l'évolution du problème des religions dans les cercles parisiens gouvernementaux. La réputation de patriote laïque et républicain que s’était taillé Antoine finit par en faire l’incarnation de tous les refus.

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Il se permit bientôt de toiser Manteuffel, dont nous venons de souligner la poigne plutôt prudente, en lui disant que "l’annexion avait vivement blessé le sentiment d’hommes libres des Lorrains".

Deux maires allemands successifs, Jules de Freyberg et Alexander Halm, avaient certes fini par mettre fin, dès 1877, à la continuité française qu'avaient assez douloureusement maintenue, au début, Félix Maréchal et surtout Paul Bezançon. Mais le pli était pris à l'Hôtel de ville depuis l’élection d’Antoine comme secrétaire en 1872. La bouderie du Conseil municipal de Metz était devenue permanente.

Jules-Dominique finit par claquer ostensiblement la porte pour protester contre "les manières tatillonnes" des bureaucrates allemands. En 1879, il se fit élire à la délégation Alsace-Lorraine (un niveau intermédiaire créé par l’occupant) et fit rire tout Strasbourg en rouspétant contre l’idée de faire payer par les Mosellans la réfection du toit de la cathédrale de Metz, après que les artificiers de la Cour prussienne l’aient fait maladroitement cramer en 1877 lors d’une nuit fameuse en l’honneur de l’Empereur. Succès garanti. Elu ès-qualité au Conseil général en 1880 pour surveiller les étalons, il multiplia certes les saillies mais surtout contre les vainqueurs. Dix années après l’annexion, il osait encore s’élever contre l’imposition de la langue allemande et toisait l’Autorité.

"Il nous restera toujours, lançait-il, ce que vous ne pourrez jamais nous enlever ". Ce qui tenait à la fois de la logique pure et de la perle de comptoir. Mais c'est le genre d'aphorisme qui faisait mouche à l'époque. Antoine avait un grand courage, et son charisme provocateur fascinait la population messine.

Pour ajouter à sa carte de visite, il fut choisi en 1882 par les Mosellans pour devenir l’un de leur quatre députés au Reichstag! Un endroit tellement baroque à ses yeux qu'il ne pouvait qu'exciter sa verve. La même année, pour bien montrer qu'il ne tournerait jamais sa veste, il assistait officiellement à Paris à l’enterrement de son ami Gambetta.

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Bref, durant toutes ces années de petite guerre, Jules-Dominique était partout. Une sorte de Graoully asticoteur jaillissant de tous les taillis messins.

La droite conservatrice lorraine, patriote mais encore très rurale, commençait à trouver cette agitation dangereuse. Déjà, elle n'aimait pas trop de côté républicain du bonhomme. De plus, elle avait peur que les Allemands réagissent. On a vu que beaucoup de gens d’Eglise étaient du même avis, car ils prenaient peur de son copinage avec les francs-maçons de Nancy et Paris... Mais nul n’osait exprimer son hostilité contre un élu à répétition dont l’éloquence rebondissait tous les jours dans les journaux parisiens. Antoine était devenu un héros intouchable. Paris en avait fait le porte-drapeau de la résistance à l'annexion.

Manteuffel, lassé de minimiser les provocations, décida enfin de froncer le sourcil. Il prit le risque politique de suggérer à Mgr Dupont des Loges un petit coup de pouce épiscopal en faveur d’un candidat moins rugueux qu’Antoine, pour le Reichstag. Le genre de chose qui s'est toujours fait dans les milieux ouatés du pouvoir.

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Mais l’évêque refusa hautement, lui qui pourtant détestait les Républicains. Sa santé avait certes faibli, mais sa rigueur en sortait plus intacte. Même les laïques du "Café Français" avaient été impressionnés par sa dignité devant l’occupant. (Voir un autre article sur l’évêque, depuis la page d’accueil). Le Gouverneur allemand, très contrarié, interdit alors à Antoine de lancer un journal messin. Le bouillant candidat, peu conscient du danger, lui répondit par une tirade qui fit, d’une dépêche à l’autre, le tour du monde: "J’espère que de votre vivant, vous assisterez à la revanche du droit sur la force. Et ce jour là, je serai vengé."

C’est alors que les plumes féroces du journal "Le Lorrain" sortirent enfin du bois. Depuis longtemps, elles voulaient contrer les idéaux de laïcité d’Antoine, mais le respect inattendu que Mgr Dupont des Loges gardait au député leur posait problème… Voir un évêque ouvertement royaliste montrer discrètement sa sympathie pour un laïque, sous le nez d’occupants protestants, c’était beaucoup pour des catholiques nationalistes. A la mort de l’évêque, en 1886, ils apprirent avec stupeur qu’il avait légué à Jules-Dominique la plume d’oie avec laquelle il venait d’écrire ses dernières volontés. Bel exemple  d'estime reciproque.

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"Le Lorrain" présenta contre Antoine le directeur du journal, l’abbé Jacques, qui n’était visiblement pas de taille en face d’un homme aussi malin que Dominique-Jules. Politiquement, l'ecclésiastique était ficelé. Manquant trop d’humour pour ridiculiser l’activisme du vétérinaire, il ne pouvait guère l’attaquer sur son patriotisme. Alors, il le fit au nom des profondes valeurs de la foi chrétienne, et s’embourba dans ses sermons. Le député se garda bien de répondre. Il eût même l’habileté de s’abriter sous la protection de son brave évêque… A Paris, Jacques se fit traiter "d’abbé Bazaine" dans la presse nationale et Manteuffel se fâcha. Il fit arrêter Antoine en 1883 pour "haute trahison", avant de le relaxer piteusement en 1884.

Au sortir de ces intimidations répétées, Jules-Dominique fut donc élu au Reichstag, où d’ailleurs, ne comprenant pas un mot d’allemand, il prévoyait déjà de regarder ostensiblement voler les mouches. La mort de Manteuffel, en 1885, changea brusquement la donne. Les liens qu’on prêtait au "député Antoine" avec les milieux revanchards parisiens, ajoutés aux commentaires assez méprisants qu’on distillait sur lui autour du "Lorrain", tout cela commençait à faire désordre. L’idée de durcir l’annexion avait fait lentement son chemin sous les casques à pointe, et tout le monde le sentait. La menace était sans arrêt agitée par les notables ruraux. "Si on le laisse faire, cet Antoine de malheur, nous n’aurons bientôt plus aucune liberté".

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Leur raisonnement n’était pas stupide, mais il cachait aussi leur peur de voir un jour l’organisation républicaine bouleverser la veille mentalité villageoise et la religiosité des Mosellans. L'église locale s'accrochait au Concordat, certes inventé par Napoléon Ier, mais que la Prusse avait maintenu en Alsace et en Moselle, grâce à l’intelligence politique de Bismarck.

Antoine était devenu un cactus. Quand il fallut préparer une nouvelle élection, prévue au Reichstag en 1887, le renouvellement de sa candidature fut le nœud d’un vrai psychodrame. Durant toute l’année 1886, le vieux Pays Messin, dédaignant les réserves discrètes du "Lorrain" sur ce candidat qui sentait le soufre, s’offrit ce que les psychanalystes nomment un transfert affectif. Il fut élu cette fois à une écrasante majorité et plus d'un chanoine en mangea sa barrette. Même des lecteurs catholiques les plus fervents du "Lorrain" avaient voté pour Antoine, à la grande rage des Allemands. Ils voyaient progresser à Paris, à la même époque, des cercles revanchards autour du général Boulanger.

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Berlin serra la vis et ce fut la fin de la période dite de la contestation. Antoine fut expulsé au Luxembourg. Il démissionna du Reichstag en 1889, rentra en France et prit sa retraite à Pagny-sur-Moselle, tout près de chez lui, mais de l’autre côté de la frontière, avant de mourir à Nancy en 1917. Un an trop tôt pour revoir sa chère ville de Metz. Un moment triste.
 

Résumons: Nous avons enfin le décor de notre histoire. C’est dans un climat passionné que, lors d’une réunion électorale à Metz en 1886, et toujours selon Piquelle, un certain Maillard, qui adorait Antoine, gifla un certain F, comme François, qui ne l’aimait pas.

Imaginons la scène. Nous sommes dans une grande brasserie messine. Sur l’estrade, le candidat Antoine se tient droit devant sa carafe d’eau. Il vient de terminer son discours et toute la salle applaudit. Mais une voix transperce le claquement des bravos:

"Provocateur! Mauvais chrétien! Tu n’as rien à faire ici. Tu fais du tort aux Mosellans! Dégage!"

Maillard s’approche du perturbateur et lui demande de répéter... Puis il devient tout rouge et envoie ses deux baffes.En attendant la police, il sourit aux gens tout autour de lui. Il est heureux. Et ce n’est pas feu l'abbé Jacques qui aurait pu dire le contraire. Depuis le Séminaire, il savait que dans les Actes des apôtres, "la main qui donne est bien plus heureuse que celle qui reçoit."


La dernière voix des Maillard

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En juin 2011, nous rencontrons à Metz Mme Jacqueline Ermann, une dame charmante, l’arrière-petite-fille du "gifleur" Maillard. Elle se souvient qu’après 1945, dans sa famille, l’histoire revenait sur le tapis chaque fois qu’on parlait de la première annexion. "Mais j’étais trop jeune à l’époque, et pour les détails, je les ai oubliés."

Elle est certaine que la fameuse réunion électorale avait eu lieu au Café de la Bourse, qui se trouvait alors de l’autre côté de la place, juste en face de leur magasin. Les Maillard, de vieux Messins, tenaient boutique sous les Arcades. Jacqueline m’apprend aussi que son arrière-grand-père s’appelait Emile et qu’il était un ami d’Antoine.

Une nouvelle visite aux Archives municipales permet de vérifier les dates. En 1872, les Maillard s’installent Place Saint-Louis. Jean-Baptiste Maillard, dit “Emil“, ouvre son commerce. C'est à 40 ans qu'il gère un magasin de textiles où les Messins trouvent de tout, et c'est à 54 ans qu’il envoie sa gifle. Comme il n’en est pas peu fier, il décide un an plus tard d’appeler son affaire "La main dorée", suivez son regard, en prenant vraiment les Allemands pour des idiots. Ils ne bronchent pas et entérinent l'enseigne. Surprise: il s’agit d’une main droite, aux couleurs de l'or, placée probablement sur la vitrine de sa boutique.

Auguste, le fils d’Emil, lui succède à la fin du siècle, avant de laisser le magasin à son fils André. En 1940, toute la famille est expulsée par les nazis. En 1945, André encore furieux, on le comprend, d'avoir été chassé de chez lui pendant cinq ans, rentre à Metz et cherche un moyen de souffler tous les matins sur les braises de sa rancune. Il demande à l’administration des Beaux-Arts la permission de faire sculpter une nouvelle main, mais cette fois sur le mur de pierre, en souvenir de l'ancienne...

La démarche est suffisamment culottée pour faite tiquer les archéologues, mais après des années de destruction et de chaos, ils n'ont guère le pouvoir d'interdire alors que le voeu d'André Maillard est soutenu d'entrée autour de l'Hôtel-de-ville. Dans le climat de la Libération, la petite provocation n'est pas méchante et va plaire à tout le monde. Un symbole de la résistance messine restera ainsi gravé sur un mur des Arcades. 

  Au bout de son échelle, un sculpteur taille une main gauche et jusqu'à la fin des années cinquante, toute la ville se souvient de ce qu'elle veut dire. Mais bientôt, les nouvelles génerations oublient. Le magasin familial est vendu, faute de successeur. En somme, les Maillard passent la main.

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L'histoire n'est pas finie... Les Messins doivent beaucoup à Piquelle mais il s’est trompé lui aussi! Dans l'esprit de ce chroniqueur à la plume souriante, on a vu qu'il s’agissait  d'une assez vieille affaire, qu'il ressort en 1935,  plus de cinquante années après les faits. Les Allemands, eux, avaient la mémoire bien plus pointue. Et comme ils n’aimaient pas trop plaisanter avec les papiers officiels, ils avaient transformé le recto de la page domiciliaire des Maillard en casier judiciaire. C'est encore aux Archives municipales qu'il faut chercher la vérité.

Emil Maillard a bien été condamné le 10 juin 1887 par le Tribunal cantonal "pour avoir giflé sur l’oreille un employé administratif nommé Henriry". Mais le tarif est beaucoup plus cher que s'en était souvenu Piquelle et que l'avait longtemps pensé la famille de Madame Ermann. Pour affront à une personne, le coupable a payé 1000 marks en liquide et fait deux mois de prison.

Quelques années plus tard, sous le court-procès verbal, les Allemands ajoutent innocemment un découpage de la vraie marque du magasin, comme on colle une décalcomanie! Or ce logo était l'enseigne historique du premier Maillard, dont ils avaient sans doute oublié la signification symbolique! Depuis, tous les vieux Messins dans la confidence se croisaient Place Saint-Louis avec un petit sourire en coin. C'est grâce à ce dessin que nous avons la confirmation: la première main de Maillard était de droite!

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Récapitulons... La gifle date de 1886. Le procès de 1887.  Comme on le voit sur le document, le maire de Metz, rentré lui-même après cinq années d’exil, court-circuite la procédure administrative pour soutenir la demande du petit-fils du gifleur. On n’est pas dans la politique, on est dans le symbole. Gabriel Hocquard donne son feu vert à la requête assez baroque et pour ce geste de haute mémoire, deux lignes vont lui suffire:

"Cette main d’or a son histoire.
Il s’agit simplement de rétablir ce qui était". 

JG. Juillet 2011

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Les passants qui contournent la Cathédrale de Metz, du Marché couvert jusqu'à l’Hôtel-de-ville, ne peuvent manquer les sculptures au fronton des deux entrées. L’endroit est magique…  Des élans de vraie foi se sont envolés ici durant des siècles, et l’intuition nous vient que leur ferveur est retenue dans la pierre, figée dans les  creux les plus sombres  des tympans.

Pourtant… si les visiteurs connaissaient vraiment l'histoire des deux portails, leur méditation voyante ne pourrait cacher longtemps ce qu'on appelle un sourire intérieur, ce qui aurait  l'avantage de les faire entrer en communion avec la vraie sensibilité populaire de l'époque, moins soumise qu'on peut le penser. Malgré la pesanteur des régles religieuses, une ironie toute paysanne devait certainement électriser la foule, courant d'un regard à l'autre à la porte des églises, dès qu'un comédien déguisé en Satan se mettait à jurer, croix de bois croix de fer, que tous ces braves gens iraient en enfer ou que la terre n'était pas ronde. On peut même rêver que beaucoup s'en fichaient.

Le plus drôle dans la savoureuse histoire des portails, c'est que quatre-vingt-dix pour cent des touristes l’ignorent. Mais le plus savoureux encore, c'est que neuf sur dix des Messins ne la connaissent pas non plus.

Relancés par la marée pompidolienne, les deux portails du Christ et de la Vierge s'étalent pourtant sur le papier glacé des guides de tourisme, et pour arriver jusqu’à leur splendeur, des milliers de visiteurs marchent le nez au sol, en suivant de gros clous de cuivre enchâssés dans les trottoirs...

De petits groupes silencieux parviennent ainsi jusqu’aux grilles de la cathédrale, les trois doigts d'une main déjà prêts sur leur boitier numérique. Au creux des deux entrées, ils évaluent la masse impressionnante du vaisseau. Leur regard finit par se scotcher sur les tympans, parés de gâteries comme des pièces montées minérales.

On se montre du doigt le galbe qui trouble, le geste qui émeut ou le sourire qui enchante. Et l'on comprend ce que chacun de ces sculpteurs anonymes a dû puiser dans son imaginaire pour attaquer sa pierre et lui donner vie. Devant l'inspiration convergente de ces milliers de coups de ciseau, on se prend à rêver de faire partie du chantier.

La représentation saisissante du Paradis et de l’Enfer concentre particulièrement les regards. Un silence méditatif enveloppe le groupe... Les corps nus des damnés deviennent diablement érotiques tandis que leurs rondeurs imbriquées font la queue vers le grand Barbecue.

Au coeur de cette communion, il arrive qu'un visiteur se sente assez courageux pour retrouver sa langue. Qu’il soit Français, Allemand, Américain, Japonais, ou Mosellan, peu importe. Une voix vient troubler le silence des lieux. Le plus souvent, celle du père quand on est en famille, ou bien la plus bavarde des cousines, ou encore le plus cultivé de l'autobus:

"On dira ce qu'on voudra, mais ils n’étaient pas manchots, les types qui ont fait ça, au Moyen Age!"

Voyant que tout le monde a l'air d'approuver, il ajoute:

"Et pour une fois, c'est rudement bien conservé."

Et voici nos touristes farfouillant dans leur mémoire pour retrouver des bribes de la vieille imagerie médiévale, celle qu’ils avaient oubliée depuis l’école... Ce côté bien conservé leur pose problème. Ils s'étonnent de ne pas repérer un seul nez cassé dans ce fouillis débordant de personnages et se disent qu'en 1789, la Révolution à Metz ne fut décidément pas méchante. Tant miueux pour tout le monde. Ils s’assoient enfin sur les marches du Portail du Christ et recréent, le temps d’une communion silencieuse, la complicité du fabliau.

Plusieurs fois, j’ai surpris la scène. Des gens qui ne se connaissent pas et qui sont capables de vivre la même émotion, c'est rare. Un moment idéal pour leur dire la vérité, mais je n’ai jamais osé. Vous me voyez taper sur l'épaule du bavard...

"Pardonnez-moi, Monsieur... Saviez-vous que les "pas manchots" dont vous parlez n’étaient en réalité qu’un seul homme?

- Vous voulez dire?

- Même qu’il s’appelait Dujardin et que son prénom était Auguste.

- Qu'y a-t-il de drôle? ...

- Je ne vous ai pas dit la suite... Ce Dujardin a bien sculpté tout ça, mais c'était à la Belle Epoque.

- A la Belle Epoque! Vous oubliez que cette cathédrale est millénaire.

- Je suis bien de votre avis, mais pour les sculptures du Moyen-Age, il faudra repasser."

Je me suis toujours gardé de contrarier les touristes, et pour deux raisons. La première, c’est qu’il m’aurait fallu ensuite une heure ou deux pour leur expliquer les malheurs de ce pauvre Dujardin alors qu'après tout, ils n'étaient pas venus là pour se compliquer la vie... Et la seconde, soyons honnête, c’est qu'avant de savoir la vérité moi-même, j’avais répété la même ânerie durant des années à des amis venus visiter Metz. Ils repartaient vers la France de l'intérieur le coeur plein d’admiration pour les artisans du Moyen-Age…

C'est bien la farce la plus drôle que puisse faire aujourd’hui la belle ville de Metz à ses visiteurs. Une version oblique du sourire de l'ange.

Dujardin à la trappe

Regardez cette photo, prise à Metz en 1873. Imaginez un jeune Parisien barbichu de 26 ans, nanti d'un passeport français (on est dorénavant en Allemagne...) et qui se promène en badaud dans la ville encore déboussolée par la défaite, où les Prussiens ont déjà changé les plaques de rues...

Auguste Dujardin, c’est de lui qu’il s’agit, a raconté le choc qu’il avait ressenti en découvrant ce que l'on voit sur la photo du versant ouest de la cathédrale, côté marché couvert. Un lourd fronton greco-latin masquait la base du palais gothique. Réaction immédiate : Comment avait-on osé couper ainsi l'élan cathédral vers le ciel, et masquer la lumière de ses plus bas vitraux? C'était presque risible, comme si, quelques années plus tard, on avait mis des bretelles à la Tour Eiffel pour l'habiller d'un pantalon de plomb.

Lui qui connaissait déjà par coeur les bâtiments célébres qu'on trouvait dans les livres d'art, s’était dit qu’on ne pourrait trouver, en Europe, un monument plus mal affublé. L'esprit gothique du lieu lui semblait grossièrement dénaturé. Il vécut cet assemblage comme une ignorance incompréhensible, une faute de goût à grande échelle.

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Vous pensez : de quoi se mêle-t-il, ce Parisien prétentieux? Vous avez tort… Le jeune Dujardin n'était pas le premier venu. Bardé de diplômes, il avait déjà cent références dans la tête pour réagir devant ce grossier télescopage de styles. Au terme de sa courte fréquentation de l'Ecole des Beaux-Arts, il était devenu, à vingt ans, 2e prix de Rome, et redoublait de talents divers, comme peintre, sculpteur ou céramiste.

Auguste collectionnait les concours et les médailles mais la défaite de 1870, et la Commune qui s'en suivit, avaient subitement bouleversé tous ses projets professionnels. Il avait dû renoncer à l'emploi fructueux qu'un parent bien placé venait de lui trouver à Reims.

Son moral et sa santé totalement destabilisés par ce cataclysme national, il avait donc décidé de se retirer quelques années à la campagne pour faire le point sur son avenir. Et s’il avait choisi la Moselle en donnant l'impression que l’annexion allemande ne choquait pas trop son patriotisme, ce n'était qu'apparence. Il voulait seulement rejoindre le village où était née sa mère, à Chateau Rouge, près de Bouzonville. C'est là qu'il débarqua en compagnie de sa jeune épouse, née Edmonde Gérard.

Dujardin a souvent répété que le choc visuel de cette cathédrale corsetée avait beaucoup joué dans sa décision de s'installer en Moselle au lieu de rentrer plus tard à Paris. Seulement voilà, il s'attaquait à un gros morceau, le fameux portail de Blondel, le chef-d'oeuvre classique d'un très grand architecte français. On l'avait financé puis construit en 1766, à partir d’une vague promesse de Louis XV, qui ne les tenait d'ailleurs jamais.

Voici donc notre petit homme en grand émoi. Accablé par cette pâtisserie à la grecque donc la raideur bouscule tout ce qu'il avait appris sur l'art gothique, Auguste contourne la Cathédrale en direction de l’Hôtel-de-Ville et tombe à nouveau des nues en découvrant, cette fois, une rangée d’arcades, elles aussi blondeliennes, incrustées comme des grappes de moules à la coque du fier vaisseau. Trop c'est trop.

Dans les jours qui suivent, l'artiste se renseigne… Il apprend que dans les années 1860, même parmi les Français les plus patriotes, c'est à dire les plus rétifs au pan-germanisme ambiant, certains avaient fini par admettre que ce massacre culturel était particulièrement mal venu. Verlaine le trouvait affreux, mais comme les Messins de bonne famille trouvaient scabreux l'univers de Verlaine, son avis n'avait eu aucun effet sur eux.

Les autorités françaises, deux ans avant l'annexion, avaient certes entrepris de détruire le "Blondel" par les deux bouts… Mais le projet ne faisant pas l'unanimité, la guerre mit fin aux parlotes. En 1871, quand les archéologues allemands découvrirent, derrière l'une des arcades, ce qu'il restait de l'ancien portail de la Vierge, ils ne surent pas trop quoi faire devant son délabrement.

L'affaire Dujardin commence... La maladie de sa femme le conduit à prolonger son séjour et le destin fait le reste. Pour trouver du travail, notre Parisien en Moselle annexée se met prudemment en rapport avec l’architecte allemand chargé du patrimoine de l'ancien département français, tout en se gardant bien de dévoiler ses diplômes aux nouvelles autorités. Les Allemands auraient pu trouver cela bizarre.

Il a de la chance. Les travaux de restauration doivent enfin démarrer... En fait, les Allemands vont encore devoir discuter pendant des années avec le clergé local pour savoir quoi mettre à la place du portail de Blondel. Un chantier gigantesque. Pour détruire les arcades, l'évêque est d'accord. car il sent bien qu'elles déparrent la cathédrale. Pour les portails, les ouvriers posent devant les échaffaudages. Certains d'entre eux viennent de France et repartent en train régulièrement.

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Edmonde meurt hélas en couches en 1874. Son mari, désespéré, songe un moment à regagner Paris, mais il a été séduit par la beauté de l'architecture messine. En évitant toujours de trop montrer ses compétences, il s'engage comme sculpteur dans les nouveaux chantiers de la cathédrale et se fait vite remarquer par Paul Tornow, leur patron. Ce jeune architecte brandebourgeois est chargé en effet de la rénovation générale. Il se montrera un très grand bonhomme, bon vivant semble-t-il, et faussement bourru.

Auguste deviendra son adjoint. Ils se découvrent les mêmes goûts et les mêmes références. Ils visitent ensemble une quinzaine de cathédrales françaises. Ils deviennent amis. Il est touchant de les imaginer sur les routes de Champagne, de Bourgogne et d'Ile de France,comme s'ils se tenaient par la main... Tornow bourre sa sacoche de dessins et d'épures. Dujardin prend les photos.  C’est ainsi qu’il est chargé quelques années plus tard de renover les sculptures enfouies sous le portail de la Vierge et de réinventer un autre portail à la place du mastodonte blondelien. En s'inspirant de la tradition gothique champenoise.

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Il va diriger superbement cet œuvre, de 1880 à 1885 pour le Portail de la Vierge, puis de 1898 à 1903 pour le Portail du Christ. Jouissant de toute la confiance de Tornow, il est secondé par une cinquantaine d’artisans, installés pendant dix années dans un fouillis génial encombré de statues. On voit Dujardin sur une photo, assis sur la gauche du document, et discutant avec les sculpteurs sur l'avancée des travaux. Sa petite taille et son complet gris, à peine visibles dans cet univers de formes blanches, dégagent une impression de grande modestie. L'atelier se trouvait à l'ombre de la cathédrale, sur le promontoire en fer à cheval de la place Saint-Etienne.

Guillaume II se montra ravi du résultat global en mai 1903, lors de l’inauguration. C’est Dujardin qui sculpta l'empereur de Prusse en prophète Daniel. Lors d'une visite du Kronprinz, on voit Tornow au premier plan, superbe dans sa barbe d'ours. Il montre le chantier au visiteur ébloui, et Dujardin, derrière eux, semble pensif.

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Le nom du Parisien talentueux sera célébré en Allemagne, et dans les milieux architecturaux d'Europe. Même en France, il est connu. N'est-il pas le Français qui a redonné à la cathédrale de Metz une partie de sa beauté? Mais pour les Messins, il reste une espèce de bateleur, un imitateur, un traître en somme. Du coup, il devient bientôt pour les Allemands un Français bizarre. Un espion peut-être? En août 1914, le matin de la déclaration de guerre, il quitte la ville avec ses deux filles, et rejoint la France, aussi dignement qu’il l’avait quittée. En Moselle, son nom passe à la trappe ou presque, et il meurt près de Nancy en 1921.

C’était un Communard!

"Auguste Dujardin? Un ancien maire de Metz?

 - Mais non, voyons! C'est le sculpteur qui a redonné  à votre Cathédrale une spiritualité gothique que des massacreurs avaient voulu emmurer.

 - Vous plaisantez. S'il était connu à Metz , il y a longtemps qu'il aurait sa rue chez nous!

- Et justement, il ne l'a pas. Vous ne trouvez pas ça bizarre?

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On n'a tout de même pas osé maquiller la petite sculpture de son visage, qui fait pendant à celle de Tornow, à l’intérieur de la Cathédrale. Mais il faut, pour les voir, marcher une vingtaine de mètres depuis l'entrée, vers le côté gauche. Les deux amis veillent avec humilité, comme tapis à l'envers de leur oeuvre. Dujardin est à gauche. Leurs têtes faunesques sont quasiment impossibles à repérer du fait d'un projecteur mal placé qui éblouit... On demande une échelle, SVP. Il faut scruter longtemps dans le noir, à environ quatre mètres du sol, pour les distinguer enfin. Elles semblent posées au sommet des colonnes, de chaque côté du portail ouest, aujourd'hui fermé.

Dès le départ des Prussiens en 1919, alors que Metz frétillait dans le tricolore, le bruit courut dans la presse locale en plein délire patriotique, que ce Dujardin était un ancien Communard obligé de quitter Paris en 1870 pour se faire oublier.

C'était fort possible. Mais sur la liste des 10.000 condamnations que l'on prête à la répression, il n’y a aucune trace de son nom. Certes, les archives ont brûlé, mais les historiens de la Commune sont formels. Je les ai contactés plusieurs fois. Si un Dujardin avait fait parler de lui durant l’insurrection populaire, on le saurait.

La fragilité de ce petit barbichu, sa piété catholique et la grande sensibilité qu’il avait révélée en février 1878 dans sa demande de candidature à l’Académie de Metz, cadrent mal avec le profil d’un dangereux pétroleur des barricades.

Dans une lettre de huit pages, écrite en pattes de mouche élégantes, il confesse d'un un humour fragile qu’il s’est toujours senti gauche et timide. "A l’école, je fus, si j’ai bonne mémoire, très sage, très docile, très nul et très malheureux. Les brusqueries de mes camarades m’effarouchaient au délà de toute expression. Rien ne me faisait peur comme l’heure de la récréation."

Je puis certes me tromper, mais le coup du Communard est probablement une invention astucieuse des milieux messins de la presse et du clergé francophones pour le déconsidérer. La vraie raison de ce ragot empoisonné était politique. On a fait d’un artiste certes introverti, mais fin d’esprit, un dangereux déserteur en cavale. On a fait d’un érudit talentueux mais tolérant un ennemi de la société, ce qui suffisait alors à le rendre sulfureux, vue l’image qu’avait laissée la Commune de Paris dans une société lorraine peu portée sur les valeurs républicaines et soumise depuis plus d'un siècle aux vertus conjuguées du sabre et du goupillon. comme on disait à l’époque dans les milieux républicains. Les notables messins de 1919, après avoir rongé leur frein pendant 48 ans, étaient devenus allergiques à toute réconciliation.

"Ainsi, le petit homme qui, durant dix années de sa vie, avait rendu sa splendeur à la cathédrale, fut proprement rayé de la mémoire mosellane. Dans l'esprit des rares Messins qui savaient, il était totalement suspect, ce drôle de Français venu mettre son art au service des Allemands. Et même un peu démon d'avoir osé, dans ces conditions, toucher au monument le plus sacré de la cité. On ne lui avait rien demandé. La presse messine de l’époque ne lui voyait d'ailleurs aucun talent. Son coup de ciseau manquait de finesse et l'Ange de Reims, dont ils rappelaient le lumineux sourire, avait dû bien rigoler. C'est ce qu'on disait. En somme, il avait profité des quarante-huit années d’annexion pour se faire plaisir.

On a oublié volontairement Dujardin comme on a oublié Adrienne Thomas (voir page d'accueil) Et avec eux, le grand Tornow, débiné lui aussi avant d'être enterré pauvrement à Scy-Chazelles. Alors que Metz leur doit une partie de son prestige, ils n’ont jamais eu de plaque de rue pour les honorer.

Ce sectarisme fait partie de l’histoire des passions messines, inévitables, secrètes et compliquées.

Les prophètes ont tout compris.

A mi-hauteur du Portail du Christ, donc du côté marché couvert, Dujardin a sculpté trente deux prophètes et sybilles, assis deux par deux dans des niches et qui discutent. L'artiste a mis beaucoup de drôlerie dans leur gestuelle insistante, au point de nous laisser l’impression qu’ils ont la même idée derrière la tête. A part bien sûr celui qui est décapité.

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Le sculpteur les a campés dans une diversité d'attitudes, mais leur a donné la vie. Leurs gestes bien calibrés montrent la surprise, le désaccord, la réflexion et surtout l'humour. Quand ils portent une main devant leur visage, c'est pour cacher leur ironie, et j'ai compris qu'ils doivent bien s'amuser en écoutant chaque jour les Pompidoliens les dater du Moyen-Age.

A force de les voir discuter dans leurs bas-reliefs, j'ai senti aussi qu'ils étaient contrariés. Sinon, ils s'arrêteraient de temps pour regarder les voitures qui passent. Il est évident qu'un seul souci les travaille.

De quoi diable pourraient-ils causer, depuis un siècle, sinon de l’insulte faire à Dujardin? Ils revoient sans arrêt sa barbiche affectueuse alors qu’il passait des heures en blouse blanche à modeler, au plus fin, les nuances de leur bavardage.

Comme prophètes, ils sont bien placés pour savoir que le passé se méfie toujours de l'avenir. Mais ils n'aiment pas que le présent fasse la fine bouche dans les livres d'art. Ils notent qu'aujourd'hui, le talent de Dujardin génère encore des sourires entendus. On admet certes son travail, mais du bout du stylo. "Pas mal, commentent les experts mais un peu lourd, le coup de ciseau".

"Je voudrais bien savoir, se demande Zacharie tous les matins, quel est le premier farceur qui a fait de notre brave Auguste un Communard?

- Ne cherche pas, lui répond chaque fois Malachie, c’est forcément un Messin des années 20."

"L’escamotage du sculpteur reste une affaire locale. Elle est le fruit pervers d’un combat idéologique d'abord entre deux styles, le classique à la grecque et le gothique à l’allemande. Mais surtout entre deux impérialismes culturels, le greco-latin et le germanique. Une guerre qui a potentiellement commencé le jour où les premières tribus barbares ont encerclé les villas gallo-romaines, et s’est terminée quand Guillaume II, après 1900, s’est lassé du gothique pour s'enticher du rococo-rhénan.

Les êtres les plus cultivés ont souvent des partis-pris supérieurs à la moyenne. Les archéologues allemands de la Belle époque étaient sincérement choqués par le portail de Blondel. Mais ils n’étaient pas fâchés non plus de gommer un monument greco-romain qui évoquait le classicisme français. A l'inverse, les archéologues lorrains qui discutaient les affinités gothiques de Dujardin, savaient très bien que le sculpteur avait la patte médievale, du champenois au bourguignon...

Hélas, les critiques de l’époque n’ont jamais pu se purger la cervelle des partis-pris revanchards de 1919, alors qu’aujourd’hui, tous les Messins sont fiers de montrer leur Cathédrale, sans chercher plus loin. Vu qu'un ou deux habitants sur dix a entendu parler du portail de Blondel...  

Le sculpteur oublié aurait pu devenir un medium de l'annexion, un modèle de sérenité par le haut, une passerelle entre la spiritualité médievale et la souffrance lorraine. Les élites messines en firent un vrai-faux Communard. Ils ont enterré Dujardin au fond du jardin.

JG. (avril 2010)