1 Laïque et lEvêque

Des mots sincères que nous choisissons pour aller au cœur des choses, il faut toujours se méfier. Ils sont forcément le flou de notre mentalité. La mienne et la vôtre. Mais il existe heureusement des discours dont le contenu, immédiatement, sonne vrai.

J’ai ressenti cette vibration de vérité au mois d’août dernier en recevant un mail de Paul Berger. Un cri du cœur, plutôt, à la mémoire de Paul-Joseph Schmitt… N’ignorant pas que le premier nommé fut la grosse pointure laïque du département alors que le second, évêque de Metz, ne cessa de fasciner son diocèse, vous admettrez qu’une odeur de tolérance flotte soudain sur cette histoire, avant même qu’on l’ait racontée.

Dans le ciel noir où s’affrontent habituellement nos partis-pris, elle est comme un trou dans les nuages, un court moment de bleu.

Connu pour son ouverture d’esprit, Paul Berger se fit, dans l’après-guerre en Moselle, une réputation de missionnaire laïque sans jamais passer pour un bouffeur de curé. Ce qui, vu le statut scolaire du département, aurait pu lui arriver... Ses fonctions successives, à la Ligue des Droits de l’Homme, à la FEN et au SNES, l’avaient placé, pendant un demi-siècle, au centre de tous les débats.

Connu pour le même esprit d’ouverture, ce qui, vue la prudence bien connue des Lorrains, était un hommage, Paul-Joseph Schmitt avait dirigé le clergé mosellan de 1958 à 1987. Il a laissé le souvenir d’un évêque imprévisible, aimé de ses fidèles et d’un abord facile malgré son apparence austère... Il n’était pas toujours aussi bien vu à Rome où ses prises de position soudaines et très pointues indisposaient les cardinaux par leur dimension mondialiste… De quoi je me mêle? Tout comme sa dénonciation des injustices commises au nom du profit soulevait chaque fois en Lorraine le sourcil agacé des décideurs… On ne lui avait pas demandé son avis!

Ce que l’on connaît moins, c’est le destin commun de ces deux hommes que tout séparait. Ils se trouvaient l’un et l’autre à Tulle en juin 1944. Un sommet de la barbarie nazie, juste avant celui d'Oradour. Le hasard les avait précipités au cœur d’un drame inimaginable, une horreur comparable aux misères de la Guerre de Trente ans gravées par Jacques Callot.

 

2 Laïque et lEvêque

Ballotés dans cet entonnoir de haine, au bout duquel ils auraient pu laisser la vie, ils méritaient de se croiser un jour. Car enfin, lorsqu'il leur arrivait, chacun de son côté, d’évoquer bien des années plus tard la division "Das Reich" en Corrèze, il leur suffisait probablement de fermer les yeux pour revoir les 99 pendus. En somme, Paul et Paul-Joseph savaient tout sur Tulle, sauf qu’ils y étaient ensemble au mauvais moment, et très près l’un de l ‘autre. Mais l’évêque, taiseux, n’en parlait à personne et le Laïque en faisait autant.

C’est seulement à Metz, dans les années 70, qu’en lisant un ouvrage des Presses de la Cité sur "Les SS en Limousin, Périgord et Quercy", Paul Berger apprit la conduite courageuse d’un Mosellan de 33 ans originaire de Yutz et replié comme professeur au Séminaire de Tulle. Il s’était mouillé dans la Résistance et les Allemands l’avaient plusieurs fois questionné.

Quand Paul Berger comprit qu’il s’agissait de Paul-Joseph Schmitt, un ecclésiastique dont la posture de prélat n'avait cessé, dès son intronisation à Metz en 1958, d’impressionner des Mosellans de tous milieux, le secrétaire de la FEN mesura tout l’humour de la situation…

Pour reprendre en effet les sobriquets qui voletaient alors autour du fameux Statut local, il n’était pas envisageable en Moselle de voir un "laïcard" donner de l’encensoir à des "cléricaux" sans penser machinalement à quelque blague de carnaval. Comment ne pas se mordre les lèvres en savourant l'humour décalé d’une image d’Epinal aussi étrange? Comment ne pas penser à la réaction des sectaires des deux bords, à la sortie des réunions ouvertes en chiens de faïence qui devaient, pensait-on souvent, se tenir sur la délicate question scolaire? Mieux valait donc, pour Paul Berger, garder sa belle empathie pour lui.

Son geste est donc tout frais. Il date de l’été 2014, sous la forme d’un mail collectif à quelques amis. Mais il était loin d’être le premier. La mort de l’évêque en 1987 avait déjà délié son auteur de son devoir de discrétion. Il avait aussitôt écrit au "Républicain Lorrain", en demandant de ne pas mentionner sa signature pour éviter que son témoignage soit interprété avant même d’être lu... C’est ainsi que Paul Berger apprit aux Messins tout ce qu’il savait sur Tulle et sur le courage de Mgr Schmitt.

Ce geste post mortem gardait certes la pudeur d’un hommage à sens unique mais il bousculait malgré tout un silence étrange. Etait-il normal que dans nos manières modernes, la bienséance exigeât qu'un évêque ait quitté notre monde avant qu’on puisse parler de lui? N’avoir pu le faire plus tôt par respect humain fut sans doute, pour Paul Berger, une frustration d'honnête homme et le moteur de son insistance depuis.

Débarqué en effet du Quercy en 1951 pour enseigner à l’Ecole nationale professionnelle de Metz qui devint plus tard le lycée Louis Vincent, il a choisi de rester messin depuis sa retraite et sa vigilance s’affirme encore à l’occasion, malgré la disparition brutale et très cruelle de son épouse. L’ancien prof de mathématiques a rejoint en somme la liste de ces Français de l’intérieur "mosellisés".

Coutumier du coup de gueule républicain, il s'est fait devoir de réagir en matière éthique dès qu’un l’homme voit son droit bafoué. Vaste programme aujourd’hui alors qu’à propos de tout, le nombril des twitteurs s’enflamme pour un rien, nourrissant d’anxiété une presse déboussolée. Les fruits mûrs du siècle des Lumières sont ainsi tripotés du matin au soir par des petits gourous dont la spiritualité a l’envergure de la cacahuète.

L’époque est cruelle. Elle a grand besoin de calme. Le lecteur aura compris que les points de vue cités dans cette enquête ne le sont que pour référence. Ils peuvent bien sûr déplaire à certains mais tout le monde comprendra qu'ils ne sont pas choisis dans l'intention de polémiquer. Bien au contraire.

Le regard tolérant qu’un Mosellan d’adoption connu pour ses idées eût le courage de porter sur un adversaire idéologique nous paraît, en effet, une rare leçon de savoir-vivre politique. Le rapprochement des deux personnages, quelque part dans nos têtes, fait partie depuis des "Riches Heures" mosellanes.

 

Un évêque si dérangeant?

 

3 Laïque et lEvêque

Alors que Mgr Schmitt s’était fait en Moselle la réputation d’un esprit libre, et de plus, ouvert au monde, nul ne savait que derrière son sourire, le sombre cauchemar de Tulle devait le hanter souvent. Les crimes nazis, c’était loin, et le brasier d’Oradour occupait quasiment les mémoires.

Paul Berger n’avait rien oublié non plus. Soixante-dix ans après le massacre, la première question qui vient à l'esprit est de lui demander ce qu’il faisait à l’époque en Corrèze.…

"J’avais juste 16 ans, répond-il. C'était le 1er Juin 1944. Les élèves de 3ème du Cours Complémentaire de Beaulieu-sur-Dordogne, en Corrèze devaient passer les épreuves du Brevet. Nous étions arrivés tout joyeux et très excités, sur l'impériale de l'autobus à gazogène.

En fin d’après-midi, alors que nous nous bavardions à la terrasse du meilleur café de la ville, deux Miliciens revolver au poing nous ont fourrés dans leurs tractions-avant noire. Ils cherchaient un maquisard caché dans l’hôtel. Le malheureux s’est probablement dénoncé pour nous sauver.

Bien que très secoués pat cette première alerte, mon copain André Maury et moi sommes restés à Tulle quelques jours de plus, afin de passer le lundi 5 juin le concours d'entrée à l'École Normale primaire. Mais, dès le lendemain, le Lycée prévu pour nous accueillir fut fermé. Des maquisards convergeaient de partout et défilaient en ville...

 

4 Laïque et lEvêque

Les Allemands, très surpris, étaient sur la défensive. Plus tard, nous avons vu passer devant notre Hôtel du Trech une bonne partie de la garnison de la Wehrmacht qui se repliait de l’Hôtel Moderne sur l'École Normale de Filles, l’ENF. Nous vîmes aussi le départ honteux des Miliciens rassemblés devant la Préfecture.

Derrière l'hôtel, à une trentaine de mètres, les FTP avaient installé un fusil-mitrailleur qui crachait par-dessus nos têtes. Les tuiles d’ardoise de l'École Normale volaient en éclat. Nous étions aux premières loges. Un obus de bazooka traversa le toit de l'ENF qui prit feu en quelques minutes Je regardais ce spectacle impressionnant aux côtés d’une femme de chambre et me souviens de l’avoir serrée dans mes bras.

Nous ignorons que les Allemands avaient tenté une sortie en force du brasier de l’ Ecole Normale en se faisant tirer dessus. Nous vîmes peu après leurs corps entassés par dizaines, tués sur place, presque à bout portant. Quelques-uns avaient pu fuir dans les rues voisines. Deux ou trois furent abattus sous nos yeux... Un blessé fut même achevé devant nous par un maquisard. C’était dur à voir. Une demi-douzaine de prisonniers furent poussés vers les hauteurs de la ville et fusillés à leur tour au cimetière. A vrai dire, les maquisards n'étaient pas très fiers, mais ils justifiaient leur conduite par la cruauté d’en face.

Nous apprîmes que d’autres Allemands blessés avaient été transportés à l'hôpital de la ville, geste lourd de conséquences, on le verra. Quelques civils très excités s'étaient en effet livrés à des gestes inconvenants dès qu'un désordre urbain avait envahi la place. Ils insultaient les cadavres allemands, les piétinaient, les dépouillaient même, parfois dans des flaques de sang. Des photos de femmes souriantes et d'enfants heureux traînaient dans les caniveaux… Nous avons alors pénétré dans les ruines fumantes de l'École Normale. Un avion mystérieux suivait la rivière en rase-mottes. Des moutons blessés agonisaient en gémissant. C'était notre Libération…

Mais quelques heures plus tard, au soir du 8, une rumeur sourde arriva du sud de la ville. Suivie par le miaulement caractéristique des escadrons de chars du régiment "Der Fürher" de la division blindée SS "Das Reich"… Nous ignorions qu'un autre de ses détachements montait déjà vers Limoges et Oradour…

 

5 Laïque et lEvêque

Les rues bondées se vidèrent aussitôt. Dans le quartier du Trech, on se terra dans les caves. Les SS hurlaient des ordres. Un Panther de 35 tonnes se posta devant notre hôtel et détruisit un mûr comme du carton. Nous sommes restés plusieurs heures, Aubry et moi, sans bruit dans le noir, avant de monter dormir

Très tôt, le lendemain, deux Allemands mitraillette au poing ont fouillé l'hôtel. C’était le début de la grande rafle. La femme de chambre leur affirma que derrière notre porte se trouvaient deux enfants. Nous l'entendions de l'autre côté: "Ils dorment encore, ils sont tout petits, des gosses… klein, klein…" Si les soldats avaient insisté pour entrer, s’ils nous avaient découverts, dépenaillés et mal rasés, nous aurions sans doute rejoint la Manufacture d'Armes de Tulle où des centaines et des centaines de Tullois furent bientôt rassemblés, des hommes de 16 à 50 ans.

 

6 Laïque et lEvêque

Les SS, ayant appris dans la nuit ce qui était arrivé à leurs compatriotes s'étaient déchaînés en découvrant les cadavres. La répression fut dirigée par Walter Schwald, dit Walter, seul survivant rescapé du brasier de l’Ecole Normale de Filles. Il avait perdu tous ses copains et se montrait fou de rage. Il aurait proposé au commandant de la colonne des SS de mettre Tulle à feu et à sang."

 

7 Laïque et lEvêque

C’est lui qui procéda lui-même au tri des otages à la Manufacture nationale d’armement, dans l'infamante confusion que l’on imagine. Le mépris nazi. Car les officiers procédaient à un choix. Une opération qui fait penser à Mengele sur le quai d’Auschwitz, à l’arrivée des wagons... D’autres SS avaient déjà fait prisonnier le sous-préfet Trouillé, un fonctionnaire courageux qui tentait d’intervenir et qu’ils voulaient fusiller.

"Fort heureusement pour tout le monde, poursuit Paul Berger, quelques membres de la Croix-Rouge et deux équipes de séminaristes avaient relevé, au péril de leur vie, les 25 blessés allemands menacés par la foule et les avaient transportés à l’hôpital où ils furent immédiatement soignés, pendant que les arrestations remplissaient la cour de la Manufacture.

 

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Le préfet eût le réflexe d’insister auprès des Allemands pour qu’on le conduise à l’hôpital auprès de ces blessés de la Wermacht. Et c’est dans une ambiance de grande nervosité que ces derniers, confirmèrent le sauvetage. S’ils se trouvaient ici, en sécurité, c’était bien parce que des brancardiers français, parmi lesquels de nombreux séminaristes, les avaient quasiment extraits du massacre, malgré l’opposition furieuse de quelques maquisards "justiciers".

Les SS, visiblement contrariés par des témoignages qui freinaient leur besoin de vengeance, acceptèrent, en pestant, "d’épargner la ville" et se contentèrent, si l’on peut dire, des 350 otages. Sur lesquels, après bien des palabres, ils en choisirent 99. Avec, dans leur cervelle d'aryen bourrée de chiffres symboliques, le probable choix de ce chiffre fantasmagorique.

 

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On planta les malheureux devant leur maison, comme des gosses au piquet à l’école, tête baissée devant le tableau noir. Ensuite, un quarteron de brutes s’en vint les chercher un par un pour les pendre. La fureur des Allemands était devenue obsessionnelle, depuis que leur remontée vers la Normandie se voyait sans arrêt contrariée.

Le lendemain des pendaisons, et par une chaleur torride, le Commandement nazi obligea les séminaristes à extraire, de leurs seules mains nues, les pauvres corps qu’on avait poussés dans la fosse commune, après qu’on ait demandé de les enterrer plus dignement ailleurs.

 

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"La ville était dans un état second, continue Paul Berger. Elle était comme anesthésiée. Sous le soleil de plomb, un silence absolu régnait. Pas un seul véhicule, ni âme qui vive, pas un chat. Nous avons quitté Tulle dans l'après-midi pour rentrer à pied jusqu'à Marcillac chez André. C’était à 45 kilomètres… Il m’en resterait encore 25 pour arriver à Bilhac."

Il poursuit: "Nous arrivions près de la caserne Marbot quand à l’angle du bâtiment, nous nous sommes trouvés devant une sentinelle l’arme au pied. La surprise de l’Allemand fut telle qu'il nous toisa sans réagir. Nous l’avions innocemment regardé mais sans nous arrêter… Et continué d'un bon pas notre chemin, surtout sans courir. Un peu plus loin, sur une route de crête, on voyait la division allemande qui continuait de descendre de Ste Fortunade vers Tulle… Des SS munis de jumelles tiraient sur tout ce qui bougeait.

Nous étions le 10 juin, mais nous l’avions sans doute échappé belle… Et voilà qu'avant d' arriver à Bilhac, je me mets stupidement dans l’idée de récupérer à Beaulieu une vingtaine de mes classiques Larousse, ce qui m’obligeait à faire un long crochet, pour les mettre en lieu sûr. Le Cours Complémentaire était vide, et ses portes ouvertes. J'ignorais que la plupart des habitants avaient fui vers les bois, sur les hauteurs. Je me suis trouvé nez à nez avec un Panther qui manœuvrait difficilement, à 15 mètres, dans une rue étroite. Le chef de char, à demi-jailli de sa tourelle, m’a laissé continuer tranquille, avec ma valise pleine de bouquins dans la brouette…

Ce qu’il faut retenir de ces évènements? conclut Paul Berger... Qu'ils restent bien secondaires en ce qui me concerne. Disons seulement qu’il s’est trouvé à Tulle au petit matin du 9 juin 1944, une femme de chambre, une vraie résistante, dont le courage a sans doute sauvé la vie à deux collégiens de Beaulieu. Nous ne l’avons pas oubliée."

 

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Avec du recul

Dans les années 70, la guerre froide avait déjà mis sous l’éteignoir de vieilles amitiés de la Résistance. Le monde changeait. L’opinion changeait. Très engagé, on l’a vu, dans le combat laïque et devenu délégué général de la FEN, Paul Berger n’approchait l’Evêché que pour tenter d’améliorer les choses qui fâchent. Comme en 1967 par exemple lors d’une réunion peu protocolaire en présence du chanoine Steinger, mais aussi d’Emile Reiland du SNI et Jean Darroy de la FOL… L’évêque n’avait pas bougé d’un pouce, mais l’entretien avait été franc, cordial presque. Il ne fallait pas trop lui demander. Les trois délégués savaient que leur interlocuteur avait parfois des problèmes de communication avec une partie de son entourage et ils l’en respectaient, sans trop pouvoir le dire.

 

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Deux manifestations à Metz, à la grande époque.

On reconnait Paul Berger tout à gauche (en haut) et au centre (en bas).

14 Laïque et lEvêque

Paul-Joseph Schmitt était en effet devenu célèbre dans les journaux, où ses déclarations habillaient de pourpre des colères de toutes les couleurs. Les positions clairement pacifistes de l’Evêque lui avaient valu un prestige mondial mais elles n’avaient pas plu tout le monde. Le bouquet en fut l’Exocet bien ajusté qu’il avait planté dans la suffisance belliqueuse de Mgr Spellmann, l’archevêque de New-York. L’écho en fut énorme

En 1963, Mgr Schmitt était aussi intervenu en Lorraine en pleine crise du charbon mais dans une langue qui n’était pas de bois. Sa démarche lui avait valu grande estime chez les mineurs. En Moselle, quand il allait visiter les paroisses, les gens l’appelaient souvent "mon père" au lieu de l’habituel "monseigneur"…

A sa mort en 1987, une délégation de la FEN, du SNI et de la FOL se rendit ostensiblement aux obsèques du 104eme évêque de Metz... ce qui fit sensation autour des presbytères et les préaux d’école. C’est alors que fut publié le texte non signé dans le "Républicain Lorrain", pour parler du courage de Paul-Joseph Schmitt, à Tulle et ailleurs. Sur sa lancée, Paul Berger prit sa plus noble plume pour présenter ses condoléances à l’Evêché, dire le respect qu’il portait au défunt, raconter sa conduite exemplaire et rappeler son abord souriant.

 

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Cette personnalité de Paul Joseph Schmitt, il devait bien se douter qu’au sommet du diocèse, certains devaient la connaître depuis longtemps… Mais à sa grande surprise, il reçut du chanoine Reibel une réponse très bienveillante dans laquelle ce dernier lui avouait son émotion. Il se trouvait, lui aussi, à Tulle, lors des événements et confirmait le rôle exceptionnel du prof de philo du séminaire qui deviendrait plus tard son patron. Il était au cœur de la fusillade à bout portant menée part les FTP sur les Allemands qui sortaient de l’Ecole normale en feu, et qu’ils tiraient comme des lapins. Il avait assisté aux terribles négociations à l’hôpital, et aux dernières phases autour des pendaisons. Et après le départ des Allemands, le futur évêque de Metz avait encore fait parler de lui lors d’un office à la mémoire des victimes. L’assistance à bout de nerfs avait repéré dans les travées un entrepreneur au soudain profil-bas bien que connu pour avoir collaboré du temps de Pétain.… Paul-Joseph avait gagné rapidement la chaire et trouvé des mots assez forts pour empêcher un lynchage.

Ce fut pour Paul Berger le début d’une correspondance inattendue avec l’Evêché, irrégulière sans doute, mais toujours renaissante, comme une comète un peu déréglée qui passerait quand elle le peut. Un courrier plus officiel avec un non-croyant pur et dur n’aurait sans doute pas été du goût de tout le monde... Mais on avait bien rigolé dans les milieux informés quand par exemple, lors de l’inauguration à Yutz d’une place à la mémoire de l’évêque, son successeur courtoisement invité par le maire communiste, avait trouvé le moyen de faire un discours sans prononcer une fois son nom!

La correspondance reprit en 2001, en 2003 puis en 2005, rédigée chaque fois avec chaleur par différents ecclésiastiques pour rappeler que l’on attachait beaucoup de prix au travail de Paul Berger, en ajoutant qu’on lui savait gré de l’avoir osé. Il fut même invité, en 2003, par l’abbé Lhuillier, pour visiter les archives de l’Evêché, conservées au troisième étage d'un bâtiment près de la chapelle, non loin de la rue de Châtillon. En visiteur subtil et bien élevé, l’invité fit semblant de s’étonner qu’on ait pu si facilement trouver son nom et son adresse.

L’abbé Lhuillier numérisait alors tous les écrits de Paul-Joseph Schmitt, jusqu’aux plus brefs qu’avait laissés l’évêque. Mais après la visite, il fut demandé au patron de la FEN d’ajouter son témoignage! C’est alors qu’il comprit qu’il ne pouvait pas moralement refuser. Il s’agirait d’un long travail, très inhabituel, mais nécessaire. L’envergure du grand bonhomme le méritait.

"Le texte ne m’a valu aucune critique de la part des laïques, nous dit-il. J’ai même reçu en retour l’appréciation très positive d’une quinzaine d’intellectuels ou de militants. Deux vicaires généraux du Chapitre cathédral m’ont confirmé que mon témoignage serait bien archivé. Sa publication donnait un sens à notre laïcité."

 

16 Laïque et lEvêque

En 2011, une enseignante de Moselle-Est entreprit même d’écrire un livre sur l’Evêque, après avoir eu vent de toute l’histoire… En 2014, lors de la création d’une rue Paul-Joseph Schmitt, tout près de la place Ste Glossinde où se trouve l’Evêché, elle évoqua son projet dans le "Républicain Lorrain". On pense depuis que l’ouvrage a du s’enliser dans les caves du Vatican … Et si Paul Berger a repris récemment sa garde, ce fut seulement pour alerter les archivistes du Périgord à propos d’un dernier ouvrage sur Tulle qui, selon sa conscience, ne disait pas le vrai.

Bien qu’historien mondialement connu, il semblerait en effet que son auteur, Max Hastings, ait glané ici et là quelques vérités distordues. La bonne foi de cet ancien grand reporter de la BBC ne laisse aucun doute, vu qu’il est né en 1945 et qu’on pourrait donc difficilement lui reprocher de n’avoir pas été sur place en 1944. Mais il reprend un argument révisionniste selon lequel les pendaisons de Tulle ont été causées par la découverte des mutilations de soldats allemands "dont les testicules auraient été coupées puis placées dans leur bouche."

Cette accusation mensongère fait bondir Paul Berger: "J'ai vu les 35 Allemands un quart-d’heure après leur mort, après leur sortie du bâtiment en feu. Le chanoine Reibel était lui, à vingt mètres de l'enlèvement. Il a témoigné que le camionneur chargé d’enlever les cadavres a été pris de panique. Il a reculé sur quelques corps, son moteur étant bloqué. Voici l'origine de la fable macabre qui été répandue depuis dans toute l'Allemagne. "

 

C’était un philosophe

Le combat, on le voit, n’est jamais, fini, mais l’histoire de cet évêque aura profondément marqué la vie de l'ancien professeur de mathématiques. "Je n’ai certes pas de compétence en matière ecclésiastique et encore moins sur les questions de spiritualité… Je suis tout à fait hors de l’Eglise. Je n’oublie pas les oppositions sévères que nous avons eues. Mais enfin, comment oublier que cet évêque lorrain a fait face à la crise alors qu’on ne lui demandait pas son avis? Dans les années 60, au cours des grandes grèves, il a été jusqu’à passer une nuit de Pâques avec des sidérurgistes… Et puis il y eut l’épisode de St Nicolas-en- Forêt, une commune-dortoir où logeaient les ouvriers de la SOLLAC. La firme avait financé la construction d’une église. L’évêque s’est abstenu d’assister à son inauguration et ne l’a consacrée que le lendemain.

"Je l’ai entendu à Petite-Rosselle aux obsèques des mineurs tués par le coup de grisou du puits de Ste Fontaine. Son homélie était loin des discours conventionnels, et il parlait droit dans les yeux face aux pouvoirs publics et aux directeurs des Houillères. Il ne ratait pas une occasion d’intervenir.

Durant la guerre d’Algérie, il a témoigné en personne au tribunal des forces armées de Metz et au Tribunal de Thionville en faveur de plusieurs objecteurs de conscience et d’un déserteur, puis contre la torture. C’était alors un geste fort car le pouvoir réprimait durement les opposants.

Sa lettre fameuse à Mgr Spellmann, cardinal-archevêque de New-York, à quelques mois de la fin de guerre d’Indochine, mécontenta les bénisseurs de canons. Paul-Joseph Schmitt l’avait envoyée au "Monde". Ce geste réfléchi eût des échos jusqu’aux Etats-Unis… On ne défend pas, disait-il, la cause de Dieu avec des armes…"

 

17 Laïque et lEvêque

 

Je demande à Paul Berger si son geste envers un évêque, accompli comme un devoir et avec tant d’ardeur durant tant d’années, ne traduisait pas chez lui, qu’il le veuille ou non, une motivation plus personnelle. Il répond:

"J’ai certes voulu rompre le ghetto laïciste dans lequel s’étaient enfermés certains militants. Mais je puis dire aujourd’hui qu’à l’époque, nous n’étions pas encore suffisamment compétents. Nous avons tout de même accompli un geste fort, compris par tous et que les autres militants laïques n’ont pas critiqué. J’ai maintenant des raisons de penser que Paul-Joseph Schmitt aurait sans doute accepté un jour d’ouvrir le dialogue J’ai profondément regretté qu’il soit décédé dix ans trop tôt.

Cet évêque, pour moi, n’a pas été le seul à avoir une position sociale mais je pense qu’il montra, sur le sujet, une intelligence supérieure, notamment pour analyser les effets pervers de l’économie. J’ai relu avec intérêt quelques-uns de ses écrits et je garde le souvenir d’un homme lucide qui avait le courage de se placer en avant. Sans doute, l’ancien professeur de philosophie voyait-il loin mais ensuite il s’engageait.

Hélas, il évoluait à des niveaux peu accessibles. La réserve que montra longtemps à son égard un milieu de notables catholiques messins, notamment certains universitaires, interroge davantage. La presse locale reflétait cette tiédeur. Elle ne le soutenait guère.

Il me semble que pour certains, Paul-Joseph Schmitt fut un évêque dérangeant. J’ai été vraiment surpris par le nombre, la violence et la ténacité des hostilités que lui ont valu, même après sa mort, son style, sa liberté et son refus de se taire. Il a été en bute à des manœuvres et même quasiment agressé lors de certaines interventions. Par contre, ceux qui l’ont mieux connu lui portent une grande admiration.

Voilà pourquoi, lors de ses obsèques à la cathédrale de Metz, j’avais conduit une délégation des sections de Moselle de la FEN, du SNI et de la Ligue de l’Enseignement. Ce fut un geste unique."

 

J G. Septembre 2014

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C'est alors qu'un long cheminement commença dans les crânes... L'Alsace n'aime pas qu’on se mêle de ses affaires. Elle n'a jamais eu besoin des Lorrains et des Champenois pour se sentir un pays de Cocagne et ça ne la gêne pas de nous le chanter en français.

"Que notre Alsace est belle avec ses frais vallons.

L'été mûrit chez elle, blés, vignes et houblons.

Hopla! Blés, vignes et houblons."

Tout le monde ne peut pas en dire autant. La Lorraine s'agita ainsi plus mollement, car c'est dans sa manière. On ne sait jamais ce qu'elle pense. Mais la Moselle, comme une mouche dans la toile d'araignée, risque de raviver de vieux états d'âme, son mental encoconné dans les fils touffus de son ancienne allégeance alsacienne.

Alors que pour les Meurthe-et-Mosellans, les Vosgiens et les Meusiens, l’idée d’aller demain sur les bords du Rhin, pour discuter dans quelque bureau casque à pointe de la Place Adrien Zeller, va seulement réveiller de petits fantasmes franchouillards.

Quant aux Champenois, ravis semble-t-il d’accrocher leur blason à l’Alsace-Lorraine, sans savoir que dans l’Est, cette expression ne signifie rien du tout, on ne va pas en dire du mal vu qu’on les connaît peu. Ils seront accueillis à bras ouverts et il leur faudra un certain temps pour comprendre où ils ont mis les pieds.

Nul ne peut deviner la suite. Certes, le remembrement cavalier de notre hexagone s'y prend d'une drôle de manière mais ça ne veut pas dire qu'il sera sans effet. On souhaite de tout cœur le contraire. La seule chose dont on est certain, c'est qu'on ne va pas s'ennuyer. Tout pari sur l'avenir est forcément un peu magique... Mais la magie est toujours drôle quand elle se nourrit du hasard.

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Comment ne pas penser au jeu de bonneteau? Vous savez, quand un manipulateur pose délicatement un dé, puis trois cornets sur la table… Il les retourne pour montrer qu'ils sont vides. Ensuite, il place ostensiblement le dé sous l’un d’eux et fait glisser l’ensemble des trois sous ses mains agiles de manière à ce qu’il devienne impossible d’en suivre le trajet. La preuve? Ce sacré dé n’est jamais à l’endroit où l’on croit qu’il est.

Remplacez-le par la Moselle et brassez le tout sans modération... Si l’on soulève, l’un après l’autre, chacun des trois cornets, l’alsacien, le lorrain ou le champardennais, vous pouvez être sûrs qu'elle ne sera jamais dessous! C'est ce qu'on appelle le particularisme mosellan.

Ce jeu n'est pas nouveau. Il m’a fait penser à ce mois de mars 1969 lors duquel débarqua, au Rectorat de Strasbourg, une délégation mosellane, assez remontée depuis mai 68... Elle voulait obtenir la création d’une Université à Metz et s'attendait à une volée de houblon vert. Je vois encore le recteur Bayen prendre soudain le micro, comme s'il allait soulever un cornet sur une table de jeu... Le grand bonhomme nous avait soufflés. "Vous voulez une Université? demanda-t-il à la cantonade… Eh bien, prenez-là!"

Gageons qu’en 2015, le recteur de l’Académie de Strasbourg dirait cette fois aux Messins: "Vous croyez qu’on veut à nouveau vous piquer l’Université? Eh bien, gardez-là!"

Et les Mosellans répondraient: "Ce serait de bon cœur, Monsieur le Recteur mais c'est Nancy qui a les clés! Entre nous, ils ne sont pas près de les lâcher! Alors, si ça vous dit, reprenez-là!"

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Bref. Le seul intérêt de la prochaine partie, c'est de voir comment le dé mosellan va pouvoir se cacher sous les trois gobelets à la fois, en ayant l’air d’être sous aucun! Sa force lui vient du fait qu'il n'est pas un dé ordinaire vu que le chiffre 2 figure sur ses six faces… Pour symboliser, sur les tapis verts, une Moselle germanophone qui ne vient à Metz que pour voir les matchs de foot et une Moselle francophone qui passe par Sarreguemines quand elle ne peut pas faire autrement. Et pourtant les gens s'aiment bien.

D'où la question? Par quel cheminement, ce canard jaune à deux têtes pourra-t-il, dans la prochaine assemblée régionale, profiter du jeu relancé en devenir le joker? La Moselle, par son ambiguïté sociologique, ne serait-elle pas la passerelle idéale pour amener les neuf autres colocataires à comprendre ce que signifient vraiment mille ans de coupure linguistique?

Ou bien, marginalisés dans ce nouveau découpage, les Mosellans francophones et germanophones finiront-ils par délayer leur dualité pour se ratatiner comme deux têtes de Jivaro?

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Notez que les Mosellans n'ont jamais eu de blocage fondamental avec les Alsaciens. Les seconds prennent les premiers pour des sournois qui les prennent en retour pour de grandes gueules et alors? Si Schengen n'est pas en Alsace, c'est qu'il était difficile de faire autrement! Mais il ne faut pas non plus en faire une montagne. L'affinité mesurée que les vaillantes populations de l'Est affichent les unes envers les autres ne les empêche pas d'être au top sur toutes ces histoires d'annexion. Dans la nouvelle région, qui va dorénavant couvrir quarante pour cent des frontières françaises, elles vont devenir des expertes, même si le francique ne sera jamais de l'alaman.

Tandis que les Nancéiens, toujours un peu bloqués côté teuton, vont ressentir au plus souple de leur mémoire reptilienne des bouffées de Saint Empire romain germanique Ont-ils réalisé qu’ils pourront dorénavant se faire traiter de Schpountz chaque fois qu’ils vont commander une choucroute au champagne dans une brasserie de la France de l’intérieur?

Quant aux Champardennais, malgré l'évident plaisir de siéger dans un grand ensemble, ils devront en arpenter les travées avec une bouteille de brut dans la serviette et le Guide pratique du Droit local sous le bras, du moins s'ils veulent, sur le sujet, avoir l'air d'en savoir plus que les Nancéiens.

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Pour trinquer à la nouvelle assemblée régionale du Grand Est, il va falloir aux élus réunis une sacrée dose de bonne humeur. Rien de mieux, chacun le sait dans les instances, qu’une bonne blague en fin de séance en marchant vers le bar. On s’enverra aussi des mots drôles qui courront comme des lapins vers les réseaux sociaux.

L'ennui, c'est que les Mosellans sont bien connus pour ne pas savoir plaisanter avec leur histoire. A part eux, personne ne la connaît. Ce qui fait dire méchamment à leurs voisins qu’ils n’ont pas d’humour.

Alors que les Alsaciens, au contraire, passent pour en avoir un, mais si particulier qu’ils sont les seuls à le comprendre. Du moins, ils savent faire rire à cause de leur accent.

"Quelle est la plus petite fleur du monde?

- Est-ce que je sais, moi?

- Hé bien, c'est la pichiclette, car elle n'a que deux pétales!"

Tout conducteur mosellan qui met trop mollement sa flèche à Strasbourg en engageant son 57 dans l’avenue des Vosges, est certain de se faire klaxonner. Mais au lieu de répondre du tac au tac quand il se fait traiter de "jarnière!", il attend de rentrer à la maison pour se jeter sur un dictionnaire. Où il lira: charnière n.f. petit gond.

Sur le Net, il y a ainsi des centaines de blagues alsaciennes brutes de colombage. Pour trouver les lorraines, il faut farfouiller dans les grimoires… L’esprit est certes plus vif dans les vallées ouvrières qui soufflent du Pays haut, mais le reste serait plutôt du genre agricole, surtout vers les Vosges.

Les 2 350 700 Lorrains passent, nous l’avons vu, pour renfermés. Mais sur les 1 045 800 d’entre eux qui sont mosellans, 300 000 parlent Platt, à la maison, en deuxième langue pourrait-on dire. Ce qui fait plutôt d’eux des renfermés ouverts. Ils disposent en effet, sous chaque proverbe, d’une malice à usage interne, que la grosse majorité de leurs voisins romans ne comprend pas et qui leur permet dans la chaleur des veillées, de balancer quelques sous-entendus qui font sourire les mémés qui tricotent. Alors qu'au sud lorrain, on peut tomber encore dans les conneries patriotiques à la Déroulède.

Attention. N’en déduisez pas que les gens de Moselle-Est abusent de leur parler francique. C'est plutôt qu'ils se gardent bien d’utiliser le français pour se moquer gentiment des Messins. Comme ils disent: "Si un balai neuf balaie bien, un balai vieux peut aller dans les recoins…" Le plus drôle quand on leur demande comment ils font pour discuter avec un Alsacien, ils répondent qu'ils se parlent en français.

Pas sectaires en somme, mais seulement Lorrains de grand sens pratique, disposant toujours d'une évidence au bout de la langue. Du genre: "S’il pleut de la saucisse et qu’il neige de la choucroute, prions le ciel pour que la météo ne change pas. Et s’il pleut en mai, c’est qu’avril est passé." C'est imparable.

Pour les mêmes raisons, les vieux Messins, dont la bonne moitié fait semblant d’oublier le Platt des grands-pères, n’aborderont jamais les retrouvailles de 1945 avec un beau-frère frontalier. Ils auraient trop peur de beûgner ou de se prendre une quiche. Du bonneteau, vous dis-je.

En somme, en Lorraine, on plaisante prudemment, mais pas avec n'importe qui. A la différence des Parisiens qui adorent se moquer des autres et appellent ça de l'esprit. A celle aussi des Alsaciens, qui pensent que leur accent les valorise.

Les Champenois, on les suppose ouverts. Comme ils sont nés plus près de Paris, ils devraient se croire plus futés que nous dans l'Est. Ils disent dans leur publicité qu’une coupe de champagne donne l’esprit. On verra bien. Le crémant, pour eux, c'est probablement de la limonade même s’ils ont tout intérêt à ne pas le chanter sur nos toits. Et s’ils le chantent, cela voudra dire qu’ils sont encore plus bêtes que nous. Mais il faut attendre un peu avant de savoir ce qui les fait rire. Et leur pays est beau. C'est toujours ça de gagné.

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Evidemment, tout ce folklore régional local n'est pas forcément du Woody Allen, mais le troisième degré, ça s'apprend. On connaît la répartie célèbre:

"Tu te vois comment après la mort, Woody?

- Je ne crois pas en l’au-delà, mais j’emmènerai quand même des sous-vêtements de rechange"

On peut donc transposer malgré tout. Supposons que je l'appelle au téléphone:

"Cette histoire d'ACA, qu'en pensez-vous, Woody?

- Je n'y crois pas vraiment mais je me chercherai quand même une chambre de bonne à Strasbourg!"

J'ai récemment compris que toutes ces comparaisons ne voulaient rien dire, quand le "Républicain Lorrain a titré à la une du 4 août 2015, à propos de la fameuse écluse d'Arzviller enfin reconstruite: "Le plan incliné remonte la pente".

Vous voyez bien qu’en Moselle on a de l’humour!

Pour en donner la preuve exquise aux Champardennais, on me permettra de citer, toute honte bue, un extrait de "L'accent de mon père". Dans ce roman, publié en 2002 et depuis longtemps épuisé, j’avais casé une histoire très connue, et très authentique, dans la région de Boulay. Un pataques qui dit tout.

Deux mots d’abord pour situer le chapitre... Un forestier nommé Aloyse Muller rend visite à un collègue nommé Ludwig auquel il veut faire connaître son fils Frédéric. Ce dernier, professeur d'histoire, a été profondément ébranlé par les malheurs qu'a subis la Moselle entre 1939 et 1945, et son père en particulier. On est bien plus tard, à la fin des années 1970.

"Aloyse, bien que très touché par les recherches de son fils, eût bientôt le sentiment que Frédéric n’aurait pas assez d’estomac pour digérer longtemps de la tragédie à haute dose. Mais il n’en fut point choqué. En père non-conformiste, il s’était toujours démarqué de la cohorte des anciens combattants heureux, ces chantres de la virilité qui passent leurs médailles à l’antirouille et se désespèrent d’avoir engendré une progéniture un peu tendre.

Pour lui, la guerre était toujours le fruit de la stupidité humaine. Il appréciait l’héroïsme, mais seulement chez les civils et la profonde mélancolie qui couvait dans le regard de Frédéric le faisait souffrir. Or il avait un besoin carrément viscéral du sourire de son fils. C’est donc tout naturellement qu’il se souvint de Ludwig, un collègue rencontré à Boulay lors d’un dîner d’anciens et dont il appréciait depuis la réputation d’amuseur.

L’autre avait, en effet, un don extraordinaire et quasi unique dans la région. Il pouvait faire rire en même temps les Mosellans du nord à propos de ceux du sud et les Mosellans du sud à propos de ceux du nord. Lors de cette soirée fameuse, ils s’étaient bien amusés ensemble, une douzaine de francophones d’un côté de la table et une douzaine de germanophones de l’autre au point qu’Aloyse considérait la rencontre comme un exploit. Que dire, un exploit? Une œuvre d’art. De l’humour maison, mais entre initiés.

Lorsqu’on demandait à Ludwig d’où lui venait ce culot, il répondait: "Je suis né coincé entre la Nied française et la Nied allemande. Chaque fois que je dois rentrer le ventre pour passer entre les deux, j’ai mal aux côtes et ça me donne envie de rire."

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Au téléphone, Ludwig était d’accord pour recevoir les deux Muller et il fut facile de le trouver. Il demeurait à l’entrée de Boulay, dans l’une de ces épaisses maisons lorraines au toit bas, coupée en son milieu par un long couloir. Les meubles du salon étaient nappés d’un fouillis plutôt accueillant mais les chats visiblement dérangés se firent prier pour abandonner les fauteuils.

Tandis que le maître des lieux sortait du buffet une bouteille de mirabelle, Aloyse lui résuma le propos de son fils, son désir de retrouver l’histoire de la famille et l’angoisse qui commençait à l’envahir en collectant des témoignages trop cruels.

 "J’ai besoin de toi, pour le dérider un peu. dit-il à Ludwig, Rien que pour lui montrer que cette sacrée terre de Moselle n’est pas toujours sinistre… Tu le sais bien, toi, que nous portons un masque. Quand il nous arrive de rigoler, on le fait entre nous.

- Ouais, coupa Ludwig. Mais c’est rare…

- On est comme ça. Les gens de l’intérieur disent qu’on est des introvertis. Allez! Raconte-nous ta fameuse histoire.

- Ah, je vois ce que tu veux dire... Mais attention, je ne l’ai pas inventée. Elle s’est même passée tout près d’ici.

- Il est arrivé quoi, au juste? coupa Frédéric.

- Jeune homme, pour moi, c’est du grand folklore local, à propos d'une formule magique... Alors, si vous êtes d’accord, on va en ville ensemble.

Frédéric avait cette fois l’impression que ce Ludwig se fichait de lui… Ils marchèrent néanmoins vers le centre de Boulay jusqu’à l’entrée d’une épicerie et l’autre, avec un petit air mystérieux, le poussa dans le dos.

- Et maintenant écoute-moi. Tu vas t’approcher de la patronne, et tu lui diras seulement ces trois mots: Macker est français!

Frédéric se raidit. Il avait l’impression qu’on voulait l’embarquer dans quelque farce paysanne et il se méfiait de l’humour robuste. Les phrases rituelles n’étaient pas son genre non plus. Mais le regard de son père l’empêcha de se rebeller.

- Bon, ça va, j’y vais mais vous m’avez dit … Macker? Macker quoi? C’est du chinois, votre truc!

- T’occupes, garçon! Fais seulement ce que je te dis!

Les trois hommes s’approchèrent de la caisse et Frédéric, un peu gêné, lança l’appât en regardant l’épicière dans les yeux.

- Macker est français!

- Helstroff aussi! répondit la dame en souriant, aussi naturellement que si elle venait de lui donner l’heure. D’ailleurs, elle disparut aussitôt dans ses rayonnages.

Ils répétèrent l’expérience un peu plus loin. Chez un boucher, dans un garage, à l’entrée de la mairie, dans une auto-école... Frédéric se prenait au jeu comme un gosse, tout en se demandant ce qui se cachait sous la réplique. Quand il vit le curé sortir de l’église, il fonça vers lui.

- Macker est français!

- Helstroff aussi, mon fils! répondit l’homme de Dieu.

Pour finir, Ludwig les entraîna dans un bistrot, dont le patron ne put échapper à la question. Il répondit comme les autres, à haute voix, et la brève de comptoir amusa toute la galerie.

- Maintenant, je vais vous expliquer, dit Ludwig, en commandant une tournée de blanc de Contz... Il ouvrit une carte Michelin pleine de faux-plis et son doigt, qu’il avait dû fourrer depuis cinquante ans dans bien des secrets, se mit à glisser au ras de la 57. A une vingtaine de kilomètres à l’est de Metz, il pointa ferme.

- Tu vois, au sud de Boulay, deux petits villages sur la départementale 19? Qu’est-ce que tu lis au bout de mon doigt? D’abord Helstroff et ensuite Macker… Ils se touchent presque et ça n’est pas d’aujourd’hui… Ils ont maintenant une mairie commune et leurs maisons, depuis mille ans ou deux peut-être, n’ont pas beaucoup bougé. L’ennui, c’est que la frontière linguistique passe encore entre les deux, sur la crête d’une légère colline qu’il faut grimper pour voir l’autre côté. Ah, j’oubliais de te dire: les gens de Macker sont germanophones, et ceux de Helstroff francophones...

- Je vous vois venir, dit Frédéric.

- Ça m’étonnerait! Tu as beau faire l’historien, tu ne trouveras jamais la raison de cette répartie locale alors que tout le canton la connaît par cœur... Vas-le vérifier toi-même… Il en existe plusieurs versions, c’est dire... Celle que je préfère remonte à décembre 1918, quelques semaines après la fin de la grande guerre. La Moselle, annexée depuis 1870, redevenait française. Vous savez ça depuis longtemps. Vous êtes du coin. Et tu es prof d’histoire…

- Abrège, dit Aloyse en riant. Raconte-lui tout.

Les gens de Macker, comme ceux d’Helstroff, avaient tous été annexés, mais ce n’est pas injuste de dire qu’ils avaient traversé différemment ces quarante-huit années sous la botte. Il était plus facile à Macker de s’adapter à la langue du vainqueur, alors que du côté Helstroff, il devait forcément y avoir des francophones pour qui bouder la langue allemande avait été comme un combat. D’où la gêne assez touchante du maire de Macker à l’idée d’exprimer, dans un français qu’il n’avait jamais appris à l’école, le plaisir ambigu de ces retrouvailles, après tant de mauvais souvenirs dans la tête… Du coup, il avait sagement décidé d’y aller d’un petit discours au sommet de la colline...


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On avait donc vu converger les deux groupes, l’un du sud et l’autre du nord, chacun derrière son drapeau tricolore... La situation était assez baroque, vu que tout le monde se connaissait. Il s’agissait d’un geste fort, rien de plus.

L’ennui, nous l’avons vu, c’est que l’élu ne parlait que l’allemand. On ne pouvait pas lui en vouloir. Sa langue normale, c’était le Platt qui lui ressemblait un peu. Et bien avant 1870... Le brave homme devait se dire qu’après tout, les gens d’Helstroff avaient bien été obligés de l’apprendre aussi depuis le temps.

C’est donc en allemand qu’il s’était réjoui d’être Français mais ça n'avait pas duré longtemps... Dans l’esprit de revanche qui grondait encore dans leurs veines, les francophones d’Helstroff avaient rouspété immédiatement. Une bronca spontanée avait couru d’une oreille à l’autre. Après tout, la France avait quand même gagné la guerre! Il ne fallait quand même pas pousser.

"Et merde! avait soudain lancé une voix. Un jour pareil, il aurait pu faire un effort pour causer comme nous!"

Destabilisé par le tour que prenait la fête, le brave maire de Macker avait fourré dans sa poche le papier qu’il avait si bien préparé. On le vit appuyer une main sur sa poitrine... Et soudain, rassemblant le peu de connaissances qu’il avait de la langue de Molière, il avait crié comme pour s'excuser, avec un accent à couper au couteau:

"Je parle allemand mais ma coeur est français!"

Il voulait dire "mon cœur", évidemment, et tout le monde à Helstroff l’avait compris, sachant que l’orateur était fâché avec la grammaire. Mais c‘était plus fort qu’eux. Alors, ils avaient fait semblant de comprendre de travers. Macker français? Il ne fallait pas exagérer quand même... Dans la seconde qui avait suivi, un vieux râleur avait répondu dans l’hilarité générale:

- Helstroff aussi!

Et les autres avaient repris ce cri du cœur sur l’air des lampions: Helstroff aussi! Helstroff aussi!, mais pas méchamment. Ils riaient même de bon coeur tandis que les gens de Macker se demandaient ce qui se passait. Et c’est depuis ce jour historique que l’échange ressort régulièrement dans les conversations boulageoises.

C’est quand même incroyable, dit Aloyse à Frédéric… Oberling n’est qu’à une quarantaine de kilomètres et pourtant, je te jure qu’avant de rencontrer Ludwig, je n’avais jamais entendu cette histoire… Je défie un Français de l’intérieur d’y comprendre quelque chose. C’est vraiment de l’humour au ras du clocher, du vrai mosellan, du pas méchant. Avec une morale derrière tout ça: il faut savoir garder la mesure quand on veut se moquer d’un accent. Qu’en penses-tu, Frédéric? Ça ne te rappelle rien?

- Ça va, Papa… Admets quand même que cet innocent calembour n’a plus de sens aujourd’hui, sauf pour les gens d’au moins soixante ans.

- Je ne suis pas de ton avis. La répartie d’Helstroff, c’est du diamant, de la culture populaire à l’état pur. Rends-toi compte... En 1919, il aura suffi d’un Mosellan trop émotif et d’un autre qui n’avait pas la langue dans sa poche pour meubler la mémoire collective. Si j’étais le maire d’Helstroff et Macker aujourd’hui réunis, je mettrai cette embuscade phonétique sur le blason de ma commune. Comme un clin d’œil de tolérance.

L'épouse du cafetier s’était approchée de la table: "Attention à ce que tu leur racontes, Ludwig... Et vous aussi, le petit Monsieur dont j’ignore le nom. C’est bien joli de faire des discours mais il ne faut pas tout mélanger. J’ai tout entendu…"

Un silence et elle continue: "Moi, je suis d’Helstroff. C’est quand même ceux de chez nous qui se moquaient de ceux de Macker, pas ceux de Macker qui se moquaient de ceux de chez nous!

- Personne ne s’est moqué de personne, dit Frédéric, en prenant sa voix de professeur. C’était juste un moment d’humour partagé. Vos voisins étaient Français autant que vous.

- Je ne dis pas le contraire, dit la dame.

- Alors, où est la différence?

- Est-ce que je sais moi? On était tous des Français pareil, mais disons que ceux d’Helstroff, ils l’étaient un petit peu plus."

JG. 2011

 

Le grand-père de mon grand-père,

en soixante-dix, mort pour la France,

n’imaginait pas la galère

qui attendait sa descendance.

Son fils, le père de mon grand-père,

né Français avant l’annexion,

s'est retrouvé en militaire

dans un régiment de Saxons.

Il souffrit de voir mon grand-père,

son unique et cher rejeton,

partir, en quatorze, à la guerre,

déguisé en parfait teuton...

En trente-neuf, à la régulière

l'armée française en fit autant

pour enrôler mon pauvre père

prisonnier plus tard des Allemands.

Trois mois après, c'est son beau-frère,

pur Messin de parler roman,

qu'on expulsa vers les Corbières

avec sa femme et ses enfants.

En quarante-trois, quelle misère,

ce fut mon tour d’être requis

par les nazis, sous leur bannière

pour aller me battre en Russie.

On n'a pas retrouvé le cimetière,

de mon oncle pris dans la nasse,

ni celui du cousin de mon père

dont on avait perdu la trace.

J’ai eu la veine d'en réchapper

mais mon cœur a des compassions

quand je regarde, en rang d’oignons,

toutes leurs photos sur la cheminée…

En quarante-cinq, les expulsés

n’ont pas compris les enrôlés.

Chacun, se voulant patriote

évitait le regard de l’autre.

C’est pourquoi toujours, en Moselle,

plutôt que de chercher querelle

on préfère parler du beau temps.

pour oublier ces événements

Maintenant, il faut qu'on vous dise

l’histoire du vieux cousin Léon

né allemand vers mil neuf cent dix

pendant la première annexion.

On causait «platt» dans la famille,

la langue de tous les parents

que des grand-mères très gentilles

apprenaient aux petits enfants.

Pourtant, dès qu’il fut à l’école

en dix-neuf, juste après la guerre,

mon cousin perdit la boussole

devant son maître autoritaire.

L’instituteur voulait vraiment

qu'il puisse parler couramment

la langue de Victor Hugo

dont ses parents ne savaient mot.

Et comme il avait interdit

le «platt», même en catimini,

Léon se prenait chaque fois

un coup de règle sur les doigts.

Autant dire qu’au certificat

son moral était au plus bas.

La tête vide et les doigts bleus,

une petite larme au fond des yeux.

J’ai connu bien des Mosellans

qui avaient honte de leur accent

au point que, même à l’âge adulte,

ils n'ont pas digéré l’insulte.

Depuis, les gens de la frontière

font le gros dos quand vient la guerre

car ils se demandent en tremblant

de quel côté va souffler le vent.

Alors ils font comme les anciens

et prennent le temps comme il vient.

De toute façon, quand cesse le feu,

même le vainqueur se méfie d’eux.

Vivement l’Europe à grande allure!

Les frontaliers n’ont pas d’armure

Casque à pointe ou bandes molletières

ils n’ont plus la fibre guerrière.

La culture est un bien précieux

mais en Moselle on en a deux.

Comme disait le Père Gustave

en r'montant sa culotte de zouave.

                                                                                      J G

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Il faudra marquer d’une pierre blanche ce 10 octobre 2014…
 
le soir où Metz voulut savoir,
pour nous rafraîchir la mémoire,
si Bazaine méritait ou non
sa mauvaise réputation.
 
L'enquête entraîna nos avocats messins vers des révisions déchirantes, scotchés en rangs d’oignons sur les deux cents chaises de Saint-Pierre-aux-Nonnains. Deux jeunes espoirs du barreau disséquèrent en effet la personnalité compliquée du Maréchal avec le sérieux qu'ont les enquêteurs de la police scientifique quand ils chatouillent une brandille d'ADN au fond d'un tube. On me pardonnera cette image risquée.
 
Nos plaideurs n'étaient pourtant pas dans un labo mais dans une basilique dont les fondations ne datent pas d'hier. Autant dire qu'un grand silence habilla son espace de toute la solennité nécessaire, alors que les projecteurs nappaient de reflets dorés ses flancs rugueux.
 
Le résultat parut mitigé vu qu’à la sortie, on n’était pas plus avancé. Il semblerait qu'il vaille mieux raccrocher le portrait de Bazaine au Musée des vieilles badernes plutôt que le laisser dans la poussière au Panthéon des boucs émissaires.
 
En finir avec le bonhomme? Vaste programme… Ce militaire à l’ego compliqué fut un piteux maréchal, sans doute. Du genre responsable mais pas coupable... Mais pourquoi en faire une brebis galeuse? Le sujet restait délicat…
 
Quoi qu'il en soit, c’est la première fois que dans un lieu public, des Messins ont eu la saine idée de larguer un pantin devenu un mythe, en le priant de leur lâcher les guêtres.
 
Et c'est notre basoche qui aura bazardé Bazaine! Alors que la figure totalement négative du maréchal encombrait depuis un bail la Galerie des vérités messines, alors aussi que le seul fait d'oser y toucher semblait tabou, le bâtonnier Bernard Petit n’a pas craint d'entr'ouvrir un dossier subversif pour meubler la conférence de stage de ses nouveaux avocats.
 
Nul n'ignore que cette amicale cérémonie reste chaque année un grand moment fusionnel. Il est bon de se souvenir que le métier demande courage et finesse. Si la robe en effet le protège, elle doit lui insuffler en retour assez de culot pour dézinguer les idées reçues. Ainsi, au lieu de nous refaire une décalcomanie façon Gravelotte, une image d’Epinal de plus,

 

... les jeunes avocats devaient donc nous faire voir,
l’un son Bazaine en blanc et l’autre tout en noir.

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Ils s’acquittèrent de leur joute oratoire devant des confrères attentifs et souvent bluffés. Certes, ils savaient que la bazainophobie est une vieille fixation messine mais qui connaît vraiment le pourquoi du comment? Dans l’imaginaire des historiens, le Maréchal déchu reste la fleur de tournesol de toutes les alchimies patriotiques.. Dans la mémoire des Messins, il est le Traître, avec un gros T majuscule sans oublier l'accent circonflexe en forme de casque à pointe. En 1870, à la fin d’octobre, il était déjà un monstre. On lui en voulait plus qu’à Bismarck. C’est pourquoi, dès l’automne, il fut habillé pour l’hiver.
 
Et puis les saisons passèrent… 48 années d’annexion avaient mis l'affaire en sourdine dans la tête des vieux Messins. La mémoire ne leur revint qu’après 1919 lorsqu’une éruption de patriotisme aigu boutonna de bleu-blanc-rouge les joues du notable moyen. A Metz, il fallait penser dorénavant comme dans les éditoriaux du "Lorrain".
 
Autrement, c’était la mise en quarantaine. Pour donner un exemple, le premier patron que s’était choisi le Conseil de l’ordre à la tête du barreau retrouvé s’appelait Antoine Nicolaï. Il fut vite viré car son excellent confrère Robert Schuman lui trouvait la tripe un peu trop laïque, et donc pas assez française.
 
On peut être sûr que s’il avait eu, vers 1922, la mauvaise idée d’organiser un débat sur Bazaine dans les ruines alors non encore redressées de l’ancien Saint-Pierre-aux-Nonnains, l’éphémère bâtonnier Nicolaï n’eût récolté que du bâton.
 
Ce fut donc un plaisir inédit d’entendre un couple d’orateurs très doués nous sculpter un profil recto-verso du sieur Bazaine, la Tête à claques préférée des Messins.

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Me Tiffany Franchini, au plus fort de ses indignations finement dosées, sonna la charge comme à Reichshoffen en passant la deuxième couche au tableau déjà bien noirci du capitulard. Elle reprit tous les clichés qui, sur plus d’un siècle, ont couru sur Bazaine, un chef de guerre assez retors pour donner les clés de la ville à des Boches qui ne lui avaient rien demandé.
 
C’est qu’à Metz, on n’aime pas ça, rendre les clés. En 1552, Charles-Quint s’y était cassé les dents et en 1473, le brave boulanger Harelle avait roulé dans la farine, et accessoirement sous la Porte Serpenoise, un quarteron de mercenaires…
 
Alors qu’en 1870, ce vieux froussard de Bazaine avait livré 160.000 soldats qui ne rêvaient que de repartir à la baïonnette. Il avait contraint Metz à parler prussien et les Messins à supporter plus tard "l’architecture incongrue d’un quartier impérial qui suscite encore de puissants commentaires" (Transmis en passant à Christiane Pignon-Feller).

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Me Nicolas Fiorani, sachant qu’on attendait de lui tout le contraire, ne commit pas l’erreur de plaider la réhabilitation. Il regarda froidement son Bazaine par l’autre bout de la lorgnette. Le siège de Metz? Parlons en! La ville était blême, les troupiers affamés, les civils en grand désarroi. Des groupes désoeuvrés rôdaient dans les rues… Plutôt que de bouffer les chevaux, ne valait-il pas mieux manger la consigne? Posons autrement la question: Mieux vaut-il être un héros mort qu’un froussard vivant? Ça se discute.
 
Et la troupe, que croyez-vous? elle n’était là que pour la Gloire! C’est un mythe qui fonctionnait très fort sous Napoléon III mais les plus fûtés de l’Etat-major savaient depuis longtemps que les espions de l’époque étaient mille fois plus utiles que les soldats. Par contre, le pouvoir de faire marcher les hommes au pas, quelle griserie quand on est Chef.
 
Mourir, toujours mourir, et mourir encore? Pour le jeune avocat, mieux valait, pour Bazaine, que les Messins vivent, et lui avec. Autant dire qu’il l’avait quasiment cherchée, sa mise au pilori. Les Mosellans de la fin du XIXe n’avaient pas eu besoin de portable pour inonder de bobards les réseaux sociaux… Le maréchal couchait avec la femme de Bismarck, et même celle de Gambetta. Bref, un sacré lapin.
 
Pour l'avocat, ce matraquage virtuel ne fut qu’une mise en scène, un sommet de fantasmagorie politique, une série-culte inventée par Mac Mahon pour faite oublier ses propres erreurs. Bazaine fut la tête de gondole des éclopés de 1870.

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Gardons-nous de conclure. Il semble que le "traître" fut seulement un orgueilleux arriviste, pas assez malin pour prévoir l’échec de son plan. Il attendait que la Commune soit matée à Paris pour arriver plus tard, en fin sauveur, sur les débris d'une République mort-née. Ça n’avait pas marché.
 
Mais du moins, en 2014, Metz aura pour la première fois viré sa cuti. Ce qui, au bout de cent quarante quatre années, n’est pas un geste excessif.

Oublie-nous, Bazaine! Et si tu rejoins les poubelles de l'histoire, n'oublie pas non plus qu'elles sont pleines de crétins plus que de traîtres. La seule consolation des victimes sera toujours de penser à autre chose.

JG. Octobre 2014
Photos Mathilde Petit

 

En ce matin du 17 avril, le titre sur 2 colonnes attirait l’attention à la une du "Républicain Lorrain": Ils nous observaient... on était prévenu. Tout piéton messin qui passerait dorénavant à hauteur du 14 avenue Foch était prié de lever son regard jusqu'au visage d’une inconnue, même si la moue désabusée de ladite montrait qu’elle n’était pas habituée à voir sa photo dans le journal. Sa figure de pierre semblait plutôt lassée de regarder passer les voitures comme une caméra de surveillance cachée dans un pot de fleurs. Seul, un poète eût pu capturer l’envol d'un sourire avec un filet à papillon.

Ce n’est pas le nez grec qui faisait l’événement, car les statues ont souvent le nez grec. La surprise venait plutôt de découvrir cette photo en première page, brandie par un Gilles Wirtz heureux comme un pêcheur qui vient de sortir un gros silure.

La dame restait plantée là où les Allemands l’avaient laissée quand, en 1919, ils avaient bouclé les valises. Une orpheline de l’annexion, clouée comme un hibou à la porte d’une grange... C’est du moins ce que sous-entendait la légende, et certains lecteurs méfiants ont du penser qu’au RL on poussait un peu: Allons allons! cette sculpture était plus connue qu’on avait l’air de le dire… A force de passer dans le quartier, trois générations de Messins l’avaient certainement repérée, au moins une fois dans leur vie.

Eh bien non! Le titre de la photo restait péremptoire, comme si toute la rédaction du Répu était d’accord avec Gilles. "Levez la tête puisqu’on vous dit qu’ils vous observent…"

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Parce qu’ils nous observaient, vraiment? Mais qui étaient-ils, ces zombies dont nous parlait Gilles? Il ne pouvait s’agir que des copains de la dame, à condition bien sûr de ne pas la confondre avec les créatures de chair qu'on voit parfois draguer dans le quarttier. Je veux seulement parler des anonymes glacées du Quartier impérial, des centaines de sculptures en quarantaine, une population minérale. Depuis le retour à la France, quasiment un siècle, leurs visages autrefois célèbres n’étaient plus que des totems teutons tétanisés. Des touristes étonnés les prenaient en photo et des guides savants, souvent, les instruisaient. Mais les rares fois que, distrait par l’envol d’un pigeon, un Messin pur et dur pointait le nez par hasard jusqu'à leur encorbellement, il ne pouvait s’empêcher de ranimer dans son inconscient la flamme des vieux partis pris de la Belle époque: "Tiens, vous êtes encore là, vous?"

Normal. En Histoire, le gagnant n’est jamais magnanime. Nos revanchards de 1919 n’étaient pas rassasiés. Je ne fais pas allusion aux poilus, humbles rescapés de la grande boucherie, incapables de retrouver le sommeil, mais aux plumitifs parfois talentueux qui s’agitaient dans les gazettes en trempant leur cocorico dans un encrier d'eau bénite dont la couleur bleu horizon restait la préférée dans les casernes et les sacristies.

Ne boudant pas son plaisir à se sentir enfin vengée, une majorité de Messins rêvait de déglinguer le Quartier impérial, réduisant pour commencer la Gare en pâté de viande puis l’avenue Foch en bretzel rassis, le Temple neuf en purée d’épinards, le Palais du Gouverneur en marzipan, les anges de la cathédrale en clowns, les moustaches de l’Empereur en chipolata, bref toute la Bochie en salami et tutti quanti j’en oublie.


La fâcherie de ces Messins allergiques avait enfin paru se calmer dans les années 1980. Les signes s’accumulaient… Plus récemment, lors d’une conférence à l’Hôtel de ville, Christiane Pignon-Feller sulfatait en douceur leurs inhibitions cocardières en leur montrant que les architectes allemands avaient embelli, eux-aussi, la digne cité romaine et médiévale dont ils étaient si fiers. Un provocateur surdoué, Philippe Stark, en remettait une couche en annonçant l'installation d'une réplique de la villa "néo-rustique" du 22 avenue Foch, sur la terrasse d’un futur hôtel de neuf étages, comme un coucou pour donner l’heure aux abonnés de Pompidou arrivés en retard. Et pour finir, une foule pensive et soudain recueillie honorait à Scy-Chazelles la tombe du grand Tornow, jusqu’alors abandonnée.

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Honneur donc à la Soldate inconnue de l’avenue Foch! Coup de chapeau discret aux cocues de l’annexion… Grâce au flair de notre ami Gilles, le RL avait tiré au sort le logo de la nouvelle mémoire messine.

Et c’est encore Maurice Barrès qu’il allait falloir mettre au piquet… Car enfin, le long refoulement mosellan était son chef-d'oeuvre. Afin de purger le sang lorrain du moindre plancton germanique, il avait inventé, pour remonter de 1871 à 1919, ce que les plongeurs appellent des paliers de décompression. Le tuba chahuté dans des bulles de littérature, les Lorrains du nord aspiraient des bouffées franchouillardes que l’écrivain lorrain du sud dosait à l’oxygène de son style.

 

Sacré Charlemagne… Il est toujours là qui fait le beau dans son vitrail de la Gare. Et s’il a lu le journal, il doit bien rire dans sa barbe… Il sait aussi que la presse, chargée de nous dire quand le vent tourne, ne peut trop insister de peur de choquer. Plage mouvante où rien ne s’incruste, elle est bousculée chaque matin par la vague … C’est au lecteur, le soir, de farfouiller dans les coquillages en espérant que dans beaucoup d’entre eux resteront des perles qui sont des clins d’oeil. Le problème, c’est de percevoir le clignement avant que tout soit ensablé.

Cette fois, c’est donc un photographe qui avait pris les devants. Le simple fait d’avoir sorti de sa minéralité un visage oublié signifiait que Gilles avait capté le clin d’oeil.

Ce n’était pourtant qu’un début à la une! Le temps de découvrir la suite du papier à l'intérieur et venait l’apothéose… La deuxième page du RL était consacrée en totalité à d’autres sculptures de la même avenue Foch! Huit photos cadrées à bonne lumière, et pas dans un format timbre-poste.

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J’avoue avoir ressenti pour mon confrère une compassion rétrospective… Si Gilles Wirtz avait pointé au "Lorrain" en 1919 au lieu de travailler au "Répu" en 2016, et en supposant qu’il ait pu profiter de l’absence momentanée du Chanoine Collin pour glisser en catimini, son reportage au marbre, le patron l’eût, au petit matin foutu, à la porte avec, pour toute indemnité, un Pater, deux coups de pied au bas du dos et trois Ave.

Les fidèles du "Lorrain" avaient certes le droit de préférer le doux pays de France aux brumes germaniques. Mais après 48 années sous la botte étrangère et trois générations bien obligées de plier l’échine, ils auraient dû montrer assez de panache pour se poser, en grands seigneurs, la question de savoir si l’annexion avait pu laisser, malgré tout, quelques constructions positives... Or à Metz, dès l’armistice, on n’exprimait pas seulement une fine rancoeur qui pouvait se comprendre, mais un mépris gros comme la Gare. Disons que pour tout Messin redevenu français, la culture germanique, c’était du lourd.

Il y a une huitaine d’années, un aimable chanoine croisé par hasard m’avait fait comprendre qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là. Nous parlions d’Auguste Dujardin, le sculpteur parisien que Tornow avait embauché pour redonner à la Cathédrale de Metz ses deux entrées gothiques saccagées par le fameux portail de Blondel. On ne va pas revenir sur cette histoire révélatrice que le lecteur pourra facilement retrouver sur notre site.

J’avais alors imaginé, m'espérant drôle, un dialogue entre deux des prophètes superbement sculptés par Dujardin à mi-hauteur du Portail du Christ.

"Je voudrais bien savoir, demandait Zacharie, quel est le farceur qui a fait de notre brave Auguste un Communard?

- Ne cherche pas, lui répondait Malachie, c’est forcément un Messin des années vingt."

Mon chanoine avait poliment tiqué. "Vous n’allez quand même pas comparer les sculptures de Dujardin avec le “Sourire de Reims!"

Le coup du sourire de Reims

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 J’aurais dû me méfier. Le chanoine m’avait fait le coup de l’ange, l'équivalent chez les archéologues de celui du lapin chez les tueurs. Reims était bien avant la guerre, la sainte référence des spécialistes. Ils avaient compté, dans une cathédrale meurtrie, une armée de 2300 chérubins magnifiquement sculptés vers 1240 et qu’ils classaient du plus simple au plus émouvant, selon le talent des auteurs inconnus. Deux seulement de ces créatures célestes sortaient du lot pour la beauté sublime leur visage et l’élégance de leur posture: "l’Ange de Saint Nicaise" et "l’Ange de l’Annonciation."

Le destin avait voulu que le premier se retrouvât décapité après une chute de quatre mètres, durant le bombardement de septembre 1914… C’est alors qu’il avait pris une dimension nouvelle. Sa tête en vingt morceaux avait été ramassée à la petite cuiller par un abbé puis pieusement cachée dans les caves de l’archevêché. Elle avait été reconstituée en 1926.

Mais entre temps, elle avait changé de sens. Son sourire céleste, enfin rendu public, symbolisait pleinement toute la cruauté de la guerre mais il était pain bénit pour la propagande française, une revanche lumineuse sur la barbarie allemande. C’est ainsi que gueule cassée,la statue devint une marque publicitaire.

Durant cette récupération patriotique, "l’Ange de Saint Nicaise" fut plusieurs fois rebaptisé. Il fut "l’Ange de Reims" puis "l’Ange au sourire" et enfin "le sourire de Reims". On appellerait ça aujourd’hui des éléments de langage.

Des timbres furent émis en 1930 et l’on vendit des tombereaux de statuettes, de cartes postales, de porte-clefs et d’abat-jour. Une maison de champagne avait, la première, lancé la marque qui pétilla dans les soirées mondaines.

Ce qui nous amène à recadrer le pouvoir d'intimidation du sourire de Reims dans la galerie européenne de l’art sacré… Il est certainement l’un des plus émouvants que l’on connaisse. Mais il n’a jamais voulu dire que les anges de Germanie n’étaient que des poupons joufflus…

 

Il existe par exemple en Bavière, dans la cathédrale Saint-Pierre de Regensburg, un Ange Gabriel sculpté vers 1280 par Maitre Erminold et dont le sourire est aussi connu en Germanie. Même sur les porte-clés.

Les historiens allemands avaient certes concédé que leurs sculpteurs du Moyen-âge étaient influencés à l'époque par la "patte" des Français. dont le coup de ciseau s'était assoupli dans les ateliers de Chartres ou de Reims. Mais ils se réjouissaient que la manière germanique soit moins formelle, et montrât donc plus de romantisme. Vaste débat qui divise encore les sectaires des deux bords.

Redescendons sur terre et comparons ce qui est comparable. Les reliefs très urbains de la Gare de Metz, tout comme les masques hiératiques des façades du Quartier impérial, ne peuvent être comparés aujourd'hui aux oeuvres qu'on trouve dans des églises, alors qu’elles voulaient seulement représenter des scènes de la vie civile.

Si Dujardin n’avait pas déplu aux Allemands qui se méfiaient de son passeport bizarre, s’il n’avait pas été calomnié par les Français qui trouvaient son inspiration banale, forcément banale, les tympans ressuscités qu'il a laissés aux portes de la Cathédrale auraient été, depuis longtemps, admirés par tous les Messins.

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Les photographes de presse sont comme la dame de l'avenue Foch. Ils n’ont pas l’habitude de poser pour la photo. Mais Gilles, cette fois, ne pouvait refuser. Je lui ai forcément demandé quelle impulsion l’avait poussé en avril 2016, quand il a proposé aux Messins de revoir leur copie.

"C’est venu progressivement. Je suis entré eu RL en 1983 et je travaille à Metz depuis huit ans. Avant, j’avais tourné deux années à Hayange, quatre à Longwy et dix-sept à Sarreguemines.

- Ça vous a beaucoup changé?

- Dans notre métier, on évolue tous les jours. A force de me promener en Moselle, j’avais noté partout la puissance d’intimidation des vieilles pierres, quand on savait les regarder.

- Vous étiez sensible à l’esprit des lieux?

- Ç’est ça. A Metz, j’arrivais avec un regard plus affûté. On pouvait lire le passé partout, dans la ville médiévale, dans la ville française et dans la ville allemande. La mémoire de la cité me paraissait comme un bloc compliqué, mais très riche. Je dévorais tous les quartiers des yeux.

- Vous vous sentiez concerné à ce point?

- Josef Wirtz, le grand-père de mon grand-père, était venu de Trèves à la fin du siècle… Il ouvrit au Sablon un "bazar" où l’on trouvait de tout! Ernest, l’un de ses fils, avait fondé à Borny le restaurant "Bellevue" qui existe encore. Il devait draguer les filles à l’ancienne car c’est dans une pâtisserie qu’avec son frère, ils rencontrèrent deux Suissesses et se marièrent… Le fils d’Ernest, nommé Ernest 2 dans la famille, était mon grand-père. Son fils Paul, mon père, qui travaillait au "Républicain Lorrain", avait rencontré Ida, ma mère, qui venait du Piémont.

- Une famille typiquement mosellane! Le mélange des langues ne devait pas vous poser de problèmes…

- Je ne parle pas un mot d’allemand! Mais l’adaptation humaine de ma famille, durant les pièges de l’annexion, me fascinait."

Chaque fois que, dans un album, Gilles tombait sur une photo des manifestations de Noiseville ou du Ravin de Gravelotte, avec ces milliers de Mosellans dont les chapeaux melon devenaient des casques revanchards, aux yeux d'Allemands pas très rassurés, le reporter photographe se souvient qu’il se forçait à imaginer les pulsions de ces deux foules contradictoires. Un imbroglio typiquement messin.

"Qu’est-ce qui vous passionnait surtout?

- Je voyais la ville comme un catalogue d’architecture. La Cathédrale, bien sûr, avec ses portails finement ciselés, ou cette Gare au contraire, devenue le centre de gravité de toutes les contradictions locales, avec ses fantasmagories banales, lisibles comme on découvre un fait-divers dans son journal.

- Personne n’a moufté quand vous avez proposé ce reportage?

- Au contraire. On m’a donné carte blanche. C’était parfait pour la série Patrimoine.

- Merci Gilles, et bravo! C’est un vrai scoop!"

JG. juin 2016

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Ce bus transgénique était beau
 
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L'étrangeté inondait la rue
 
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On mettait les voitures au clou ...
 
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  On protégeait même les boites aux lettres ...
 
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Et pour finir...
 

Tous les Messins se souviendront

que pour cette inauguration,

le cinq octobre deux mille treize,

on avait joué la Marseillaise.

 

Les gens pouvaient, dans un Mettis,

s'offrir un aller-retour gratis

avant d'attaquer leur nuit blanche.

Le lendemain, c'était dimanche.

 

 

Du coup, il n'était plus à jeun

l'inconnu qui, lundi matin

récupérait sur le gazon

en dormant plus que de raison...

 

Choqué de voir ce malotru

faire de l'ombre à sa statue

un général voulut tirer

le ronfleur des bras de Morphée...

 

mais en criant du haut du socle,

il en fit tomber son binocle,

ce qui l'obligea, mortifié,

à taire son impétuosité.

 

Et depuis ce matin messin

l'orgueilleux général Mangin

enrage à toute association

du sabre avec le roupillon.

JG.

 

Metz. 1969. Tout débute cette année-là, par un conflit soudain, comme il en arrive souvent dans les familles. Frédéric affronte Aloyse, dont il avait toujours respecté l’autorité paternelle... Le reproche qu’il ose enfin lui faire, en évitant de le regarder dans les yeux, n’a rien à voir, en effet, avec une crise d’adolescence. Il trahit une humiliation que le fils a honte de ressentir, un complexe impensable ailleurs qu’en Moselle. Le jeune homme, devenu lycéen messin, ne supporte plus d’entendre parler son père avec un accent germanique! Le village où vivent ces forestiers, malmené par trois guerres et deux annexions, se trouve dans la partie frontalière du département, dont le dialecte remonte à Clovis, ou même plus loin encore, alors qu’à Metz on a toujours parlé roman.

Le destin de Frédéric et d’Aloyse nous crie la frustration de nombreux Mosellans, depuis 1945. C’est un thème tabou, jamais abordé de front par les historiens français. Ainsi refoulé, il n’en continue pas moins de blesser quotidiennement la sensibilité des vieilles générations, tout en réveillant la mémoire des plus jeunes. Ce roman est parfois meublé de récits douloureux qui hélas! sont authentiques. On aura compris que toute ressemblance avec des personnes existantes n’est pas le fruit du hasard...

Cet ouvrage, sorti en 1996, avait obtenu il y a vingt ans le prix des Conseils généraux. Il est réédité pour la quatrième fois. (Editions des Paraiges).

En mars 2012, le sujet a aussi conduit à une thèse sur l'identité mosellane soutenue par Francisca Mari à l'Université italienne de Udine.

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Les analyses de Jean-Jacques Fouché font autorité. L''historien a beaucoup écrit sur Oradour mais, selon lui, la mémorisation qu'on se fait du massacre reste très compliquée. Lire en page d'accueil à ce propos: Etait-il si dur de demander pardon?

Tout dépend, même aujourd'hui, de la representation qu'on a dans la tête, c'est-à-dire de l'image qui vient à l'esprit, dès qu'on l'évoque: l'horreur absolue, la douleur des familles, la monstruosité nazie, la présence des douze Alsaciens, le scandale de leur amnistie, le besoin d'oubli, les récupérations politiques ou hélas le révisionnisme rampant. Les opinions s’y sont révélées, dès le départ, peu conciliables, selon qu’on était un villageois rescapé, un communiste du Limousin, un parisien directeur de musée, un expulsé du pays messin, un avocat strasbourgeois, un enrôlé de force ou un ministre.

Une leçon pour tous les historiens, sans doute. Mais le terreau humain dans lequel aura fermenté ce magma de mentalités différentes a dépendu bel et bien, et dépend encore, de la sensibilité des gens d’Oradou.

"Un village accommodant, nous rappelle à nouveau Jean-Jacques Fouché, un endroit calme, nourricier, paisible qui va recevoir le 10 juin 1944 un choc d’une brutalité que personne n’avait la possibilité d’imaginer. La population sait que le débarquement des Alliés a eu lieu enfin mais elle ignore que la région vient d’être déclarée zone de Guerre… Chacun vaque à ses activités. Tôt, le matin, des habitants sont partis à la foire qui se tient dans un village voisin, d’autres ont pris le tramway pour la ville, d’autres encore le chemin des champs. Un commerçant fête la fiancée de son fils et tue le cochon, le fiancé est arrivé en uniforme allemand de l’administration Todt, les enfants des hameaux sont à l’école où les maîtres font la classe. Tout est normal. Même le téléphone fonctionne à la Poste...

Très vite, Jean-Jacques Fouché a compris que la reconstitution d’une mémoire unique du massacre ne pourrait jamais satisfaire les mentalités locales, car chacun gardait son interprétation intime des horreurs qu'il avait cotoyées. La force des convictions serait toujours supérieure au savoir historique.

Pour avoir une idée de la fourmillère des sentiments autour d'Oradour, on doit savoir que le soir même de la tragédie, le préfet régional, avait osé, au nom de Vichy, suggérer qu'il se sentait, lui aussi, une victime du massacre! Alors que dans les ruines fumantes, des sauveteurs hébetés n’avaient pas encore commencé de ramasser les cadavres. C'est dire le choc en Limousin et la confusion qu'il permet. Inimaginable.

L’amnistie dont bénéficièrent en 1953 les douze condamnés alsaciens entraîna les responsables du bourg à refuser un monument construit par les services de l’État. Paris aurait voulu faire d’Oradour le symbole des victimes de la deuxième guerre mondiale. Mais c'est devant le "Tombeau des martyr", un monument privé construit par une communauté locale digne et intransigeante, que tous les visiteurs officiels durent d’abord venir se recueillir.

Lorsque le Conseil général de la Haute-Vienne décida en 1993 de sortir de ce blocage en construisant un "Centre culturel d’accueil et d’information" destiné à recevoir le public, les habitants considérèrent d’emblée ces visiteurs comme des "pèlerins de la mémoire". Et depuis, chaque année, 300 000 d’entre eux ont fait d’Oradour le premier lieu touristique de la région Limousin. Mais ce tourisme de masse n’a pas vraiment touché la sensibilité des rescapés.

Le problème paraît insoluble et Jean-Jacques Fouché pose honnêtement la question: A qui appartiennent les sites des camps et des massacres? Aux Pouvoirs publics chargés de la politique de la mémoire? Aux victimes et à leurs organisations? Aux techniciens de la conservation? aux metteurs en scène des symboles?

Comment rassembler l’expérience unique de ces témoignages nombreux afin d’en retrouver le sens général, de façon à le "traduire" dans une muséographie universelle? Alors que les réponses ne sont jamais neutres et peuvent réveiller des situations conflictuelles... Les victimes redoutent une banalisation des lieux de leur douloureuse expérience et se méfient à l’idée qu’on puisse détourner leur parole.

Jean-Jacques Fouché le constate: "Les ruines d’Oradour sont donc restées muettes sur l’action des massacreurs et ne disent rien de leur "rationalité". Ne deviennent-elles pas une abstraction par leur manque de lisibilité, du fait des interventions visant à les conserver? Elles apparaissent comme une allégorie de la finitude humaine et le rappel d’une "splendeur" édénique disparue. Ne béneficient-elles pas aujourd’hui d’un statut de ruines romantiques?

La symbolique d’Oradour permet pourtant de déceler deux histoires: celle d’un événement, le massacre, "produit" par la rationalité des nazis engagés dans une logique de guerre idéologique, et celle d’une construction mémorielle difficilement compréhensible quand on ignore le contexte, local et national, avant et après le massacre. Des centaines et des centaines d’articles n’ont cessé d’être consacrées à Oradour. Hélas, quand cette mémoire est racontée à distance par un "étranger" à l’événement, fut-il un historien, n’est-elle pas pour les témoins une épreuve?"

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Ces trois photos remarquables, exposées assez récemment au centre Pompidou montrent que chaque document peut véhiculer une vérité différente selon la représentation que s’en fait au départ le lecteur.

Cliquer ici, pour lire aussi "La vérite des autres"

Fouché

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Manfred a retrouvé un ancien portrait du jeune Paul avec sa mère. Il a aussi découvert une photo réalisée bien plus tard à Metz, où l’on voit l’architecte, costumé comme pour une solennité, s'efforcer de faire prendre la pose à ses deux chiens… Se moquait-il amèrement de lui-même? Ou bien voulait-il signaler, par l’humour désabusé de sa mise en scène, que ses amis à quatre pattes seraient un jour les seuls à ne pas le trahir?
La bonne Fée de la réussite avait pourtant fait l'effort d'aller repérer ce fils de charpentier aux marches de la Pologne. Né en 1848, Paul-Otto-Karl n’attendait alors de la vie que la saine fierté de pouvoir continuer son père. Jusqu’au jour où, la main droite amputée par quelque scie sauteuse, il s’aperçut qu’il y avait gagné, dans la gauche une adresse compensatoire. Conscient de son regard de lynx au bout des doigts qui lui restaient, le jeune archiviste Tornow avait le coup de crayon si pointu qu’à vingt ans, il passait déjà pour un dessinateur hors pair.
Devenu plus tard un brillant architecte, dans un milieu où les meilleurs d’entre eux convergeaient vers Metz pour y bâtir la "nouvelle ville", Tornow jouit bientôt, à la cour de Guillaume Ier, d’une réputation européenne, bien qu'orientée plutôt vers l'archéologie monumentale. Il s’attira ainsi le copinage éclairé du Kaiser, le futur Guillaume II, dont l’idée fixe était à l’époque de redonner sa patte gothique à la cathédrale de Metz, façon plutôt musclée de rappeler aux fiers Gaulois qu’elle était germanique.

Paul, doué d’un tempérament de gagneur, dut vite s’apercevoir que le futur empereur était un être instable, et qu’il se cherchait surtout une épaisseur culturelle pour le jour où il exercerait le pouvoir sans le regard de Bismark dans son dos. Ils s'appréciaient pourtant, car le Kaiser souffrait d'une paralysie de la main gauche qui, dit-on, le rapprochait sentimentalement du jeune menuisier mutilé. Par contre, l'architecte devenu adulte se sentait probablement aux antipodes des calculs lourdement visionnaires de son protecteur. Quand en 1874, il fut choisi par le chantier messin, cette réserve probable ne l'empêcha pas de se réjouir du désir qu’avait son cher Guillaume de redonner de l'élégance au vaisseau. 

Il connaissait l'aspect géopolitique du dossier. Un siècle plus tôt, en effet, pour des raisons inverses mais tout aussi primaires, un architecte du Roi de France avait garni, c’est le mot, la base de la Cathédrale sous une lourde moussaka dorique, pour faire barrage à la germanité…
En collègue respectueux des usages, ou par charité chrétienne, Tornow se contenta de mettre l'œuvre de Blondel au rancart, sans trop gloser sur le massacre culturel que son auteur avait signé. Il proposa même gentiment de caser ailleurs l'essentiel de ce qui en restait puis il passa aux choses sérieuses. Car il savait lui, que sous l'affreux portail à la grecque, il existait à l'ouest une ancienne porte, que Blondel avait murée, en quelque sorte. Et c'est dans son espace retrouvé que, grâce au feu vert impérial, l'actuel portail du Christ Roi fut conçu, dessiné puis et sculpté, avant d'être ouvert en pleine lumière. Tornow avait offert aux Messins ce que la majorité d’entre eux n’avaient jamais demandé.
 
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Les ouvriers prennent la pause devant l'ancienne porte géante que cachait, depuis près d'un siècle, l'affreux portail de Blondel.
 
 
Guillaume en parut satisfait jusqu’à cette nuit de 1877 où deux ou trois lourdauds du protocole, désignés pour fêter sa venue, trouvèrent le moyen de détruire le toit de la Cathédrale en déclenchant maladroitement leur feu d'artifice à sa hauteur. On imagine les moqueries scandalisées des citoyens qui tournaient en bas... Une fois digérée l’insulte faîte à leur patrimoine, ils se servirent de ce piteux bouquet final pour se refleurir le moral. Ils virent dans ce couac impérial le doigt vengeur du Graouilly et ricanèrent à chaque occasion devant la "lourdeur" des travaux déjà entrepris. Ce qui, à propos de la Cathédrale, était un comble, alors que Tornow n’avait pour idéal que de l’alléger de sa gangue inopportune.
Il resterait pourtant visé dans la caricature que les Messins allaient faire dorénavant de son chantier "kolossal". Des dizaines d’anecdotes circulèrent à son propos dans la vieille ville, des racontars souvent assez drôles que les derniers Messins purs et durs connaissent encore aujourd’hui par cœur. Comme celle de la statue de Guillaume en prophète Daniel.
 

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Un article du "Lorrain » en 1930 revient sur une histoire mille fois racontée.

Ces méchancetés n’étaient que du folklore. Tornow d’ailleurs, ne se sentait pas concerné. Il s’en fichait peut-être, n’ayant vécu, pendant dix ans, qu’entre les bureaux du pouvoir et ses chantiers. Jusqu’au moment où l‘Empereur, désireux de chamarrer sa tunique, changea d’avenir comme de chemise. Du jour au lendemain, sa belle idée fixe passa du gothique au rococo-rhénan au point qu’entre lui et son architecte entêté, un dialogue déséquilibré ne cessa plus de donner chaque fois au premier l’occasion d’humilier le second. Le pauvre Tornow apprit enfin sa disgrâce en 1906 lors d’un dernier entretien très cruel à Courcelles-Chaussy. Viré comme un cocher à la consternation de son entourage, il remonta tristement vers les hauteurs de Scy-Chazelles, à 58 ans.
Comment lui en vouloir de s'être senti amoureux du pays messin au sortir d'un tel fracas? Comment s'étonner que, douze ans plus tard, il ait maintenu sa préférence à la fin de la première annexion? Alors que tous ses compatriotes s'enfuyaient dans le chaos... Quel était-donc son crime?

Les Français le mirent à leur tour aux oubliettes comme l’avaient fait les Allemands. Dès que fut signé l’armistice, les historiens n’osèrent pas trop se pencher sur quarante-huit années de réalité messine. Sous la pression des revanchards de 1919, ils s’interdirent d’aborder le sujet autrement qu’en images d’Epinal, alors que tous les Mosellans demeurés sous la botte savaient eux, malgré leur joie d’être enfin libres, qu’il faudrait pas mal nuancer. Ils avaient bien dû s’adapter aux nouveaux maîtres dont le système, soit dit en passant, s’était montré socialement très en avance. Mais il ne fallait surtout pas le dire.
Quand Paul Tornow se retrouva seul dans une ville enfin libérée, peut-être s'attendait-il à ce que l'on vienne l'en féliciter? Alors qu'il ne pouvait être question de lui tresser le moindre laurier officiel du côté français. Comme les Allemands, de leur côté, ne pensaient qu’à faire leurs valises, notre éminent créateur se retrouva cette foid coupé de tout entregent.… On a même le sentiment que dans sa condition amère, il souffrit moins de sa disgrâce en Allemagne que de la froideur des Mosellans redevenus français. L’un après l’autre témoins de sa lente descente aux enfers prenaient discrétement leurs distances.
Cette mise en perspective était nécessaire avant d’imaginer ce que fut la longue souffrance de Tornow. Celle d’un homme au sommet de la réussite, conscient de son pouvoir et de sa haute réputation, un notable qui certes profitait du système, mais n’avait rien d’un envahisseur. Peu porté sur la politique, il ne ressentait aucun scrupule à changer, aux yeux des paroissiens messins, l’image de leur cathédrale, vu qu’il avait conscience de l’embellir. Peut-être même se croyait-il valorisé à leurs yeux de pouvoir le faire? Il savait qu’on le traitait de démolisseur dans les sacristies du diocèse mais il n'ignorait pas non plus le regard bienveillant de Mgr Dupont des Loges.

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 Vers 1910, alors qu’on voyait venir à l'horizon la grande boucherie de 14-18, il se disait encore beaucoup de mal de Tornow dans les chaumières du Pays messin. On savait qu’il n’était plus en cour. On ajoutait qu’il s’était mis à boire plus qu’il n’est permis au bon chrétien, encore qu’il n’a jamais été besoin d’embellir une cathédrale pour chercher l'infini au fond d'un verre.. On prétendait même, allez savoir? qu’avant sa disgrâce impériale, avait un peu puisé dans la caisse.

Il dut s’habituer à voir changer de trottoir ceux des Français qui jusqu’alors n’avaient pas eu peur de lui serrer la main. L’écho de certains orages conjugaux, capté de loin aux persiennes du village, descendit régulièrement des hauteurs du Saint-Quentin.

C’est alors qu’il a peut-être connu l’humiliation de se sentir naïf. Les Chinois ont un proverbe qui dit qu’il faut toujours laisser une marche à l’adversaire qui tombe. Metz n’avait rien laissé à Paul Tornow, déjà touché en plein coeur de ne plus pouvoir approcher l’Empereur autrement qu’en demandant audience, alors qu'ils plaisantaient au début comme deux gamin.

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Dès l’arrivée des troupes françaises en 1919, un commissaire de la République, un barbu forcément, comme tous les messieurs importants de l’époque, débarqua dans Metz pour mener l’épuration. Elle concernait des milliers d'Allemands, pour ne point parler de ceux qui étaient déjà partis. On a vu que Tornow, confiant dans les bonnes relations qu’il gardait dans les bureaux, ne s’attendait pas à figurer en tête de liste. Il Malheureusement pour lui, l'architecte tomba sur Léon Mirman.

Ce brillant personnage était d’une nature assez fluctuante, côté suite dans les idées. Après Normale sup et une agrégation de mathématiques, le futur préfet avait débuté sa carrière politique en bon pacifiste, allant jusqu’à refuser d’être incorporé… Un genre plutôt mal vu à l'époque. Mais quand, en août 14, il fut nommé en Meurthe-et-Moselle, il changea son fusil d’épaule en voyant les atrocités allemandes du début.

Installé à Metz, le Préfet Mirman se mua en super Jacobin, missionnaire en chef de la reconquête.. Visiblement peu doué pour la sociologie politique, il ne comprenait pas qu’il faille, en 1919, réintroduire prudemment les valeurs françaises dans la tête de trois générations de Mosellans qu’on disait "bochisés". Sa plus grande stupidité fut d’avoir mis en prison Victor Demange parce que le bouillant fondateur du « Républicain Lorrain » avait osé sortir le même jour un journal équivalent en langue allemande! Le retour de la France dans l’Est mosellan frontalier devait pourtant bien passer par le dialecte germanique, ce "Platt" que parlaient encore la majorité de ses habitants, attendu que la bonne moitié du département ne comprenait plus le français!

Mirman voulut bouter le pauvre Tornow vers la frontière mais dût revenir sur cette expulsion. Aux yeux du pouvoir, cet homme déstabilisé restait pourtant était le bouc émissaire rêvé. Les rares amis mosellans qui fréquentaient l’architecte intriguèrent un moment pour calmer le grand Epurateur. Ils firent valoir qu’il n’était pas très élégant de chasser de Scy-Chazelles un homme déjà moralement blessé, qui, à part Blondel en peinture, voyait tout le monde assez facilement et n’avait tué personne. Il n'avait pas quitté Scy-Chazelles mais y vivait, depuis 1916, cramponné à la tombe de son épouse comme un naufragé au tranchant d’un récif battu par les vents. Quand l’Etat revint à la charge, Tornow préféra lâcher prise, à moins que son cœur ait décidé pour lui. A ce point de désespoir, plutôt que de coller une ultime adresse allemande sur ses valises déjà prêtes, il choisit dignement de rejoindre sa femme, donc de mourir.

On a donc peu d’informations sur l'impact de son orgueil blessé alors qu’avant lui, tant de notables de la Belle époque ont laissé, de leur vanité, le pitoyable catalogue. La perte de sa main l’avait sans doute affublé d’un complexe, car dans les rares photos, il est toujours pris de côté. Ne reste, comme un indice de sa personnalité, que le poil changeant de sa barbe, dont le galbe parfois broussailleux, au gré de ses colères, prend alors la verdeur bourrue d’un faune. On la dirait surgie du gibus, comme une énergie qui déborde. Son portrait reste un masque.

 
Seul l'ami Dujardin lui resta fidèle
 
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Le fameux atelier installé durant dix ans contre la cathédrale. On y voit Dujardin, assis à gauche, en costume foncé.

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Tornow, tout excité, montre son projet cathédral au fils du Kaiser. Derrière le Kronprinz, Dujardin semble rêveur.
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Deux extraits de la lettre de candidature de Dujardin à l’Académie nationale de Metz montrant assez bien son caractère effacé, voire timide. Alors qu’on le faisait passer pour un Communard!


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Les deux amis devant leur second chef-d’œuvre, le temple de Courcelles-Chaussy. Tornow est au premier rang, tout à droite, en costume clair. Dujardin est derrière lui.

Si l’on prend du recul sur la vie de Tornow, on ne lui voit qu’un ami solide, son adjoint. Rien ne prédisposait pourtant les deux hommes à s’entendre aussi bien, et leur fidélité garde un côté bouleversant. Tornow passait pour avoir un sacré caractère alors que Dujardin n’aurait pas fait de mal à une mouche. (Découvrir ou relire, depuis la page d’accueil, notre article "Dossier délicat » sur le sculpteur calomnié)
Parisien bardé de diplômes, esprit touche à tout, et cependant timide et complexé, il avait même poussé la prudence jusqu’à taire ses compétences pour ne pas éveiller, chez l’impressionnant patron qui l’embauchait, le soupçon d’une future concurrence.
Mais ils avaient les mêmes goûts et la même spiritualité, ce qui cimenta leur entente instinctive, en bons croyants. En 1891, on les vit même partir bras dessus, bras dessous, pour visiter les cathédrales de Champagne, de Bourgogne et d’Ile de France… Paul bourrait sa sacoche de dessins et d'épures. Auguste prenait des photos… On imagine les deux barbus, le chapeau melon à la main, attendant au pied d’un pilier que la nef soit vide pour en arpenter les contours obscurs sans trop intriguer les fidèles. Dujardin était catholique et la presse messine fit de lui un Communard, ce qui était plutôt mal vu chez les croyants.Tornow était protestant et elle en fit un maniaque de l’ésotérisme. Ils se bâtirent une amitié de trente ans et décidèrent d'ignrerer ces calomnies. Sans jamais se disputer semble-t-il.
 
Le mari de la sœur du grand-père de mon père…

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Chez les Voltmer en 2012: De droite à gauche, Manfred, Ulrike, Sebastian et Arabelle.

A deux pas de la frontière sarroise, pour gagner leur villa tapie dans un vrai bunker de verdure, il faut suivre un chemin mystérieux comme le décor d'un conte de Grimm. Manfred Voltmer se souvient du jour de 2010 où Lothar Birk, un historien sarrois ancien garde de corps d’Adenauer, lui avait téléphoné:

"Cher monsieur, je vous contacte au nom d'un collectif de chercheurs mosellans qui, depuis quatre ans, cherche à retrouver la piste de votre famille...

- De ma famille, dites-vous, mais pourquoi?
- Anna-Maria Voltmer, ce nom ne vous dit rien?
- Une parente sans doute. Il faudrait que je recherche...
- En effet, mais rien d’autre? Madame Tornow?
- Non, je ne vois pas...
 
Manfred apprend que la dame en question était en fait la sœur de Joseph Voltmer, un violoniste sarrois devenu célèbre, grand dirigeant d’orchestre à son époque. Erich, son petit-fils (donc le père de Manfred) fut rédacteur en chef de la "Saarbrücker Zeitung" et président de l’association sarroise des journalistes.
Mais le plus important, c'e'st la suite. Anna-Maria, née près de Coblence, s’était mariée en 1870 avec Paul Tornow, un célèbre architecte…
La suite, c’est une assez curieuse cérémonie expiatoire au cimetière de Scy-Chazelles, comme une étrange réparation... Le geste fait penser à la réaction des Juifs quand ils retrouvent un Juste. Sauf que la cérémonie fait coup double. Grâce au travail d'une équipe bénévole, Scy-Chazelles a sauvé l’honneur de Tornow. Mais Tornow a sauvé l’honneur de Scy-Chazelles.
Les Voltmer sont une tribu souriante et très occupée qui vit depuis 25 ans à dix minutes de Sarrebruck, dans un Spicheren très français bien qu’à deux pas de la frontière. Une commune dont près du quart des 4000 habitants sont, comme eux, des résidents allemands… Le prix du terrain au mètre carré n’y est pas pour rien, c’est la vie.
Manfred est un vrai pro du métier, connu pour ses films et ses photos. Son épouse Ulrike, d’abord pianiste et chanteuse, est aujourd’hui psychothérapeute. Leur fils, Sebastian, est un spécialiste mondial de l’astrophotographie. Tous, friands de contact humain, ont la même curiosité pour le mystère des gens.
Dans la salle où je suis reçu, il ne reste pas un centimètre de mur sans quelque souvenir épinglé, toujours de beaux objets colorés rapportés d’autour du monde. Rentrés d’un récent voyage à Shangaï, Manfred et Ulrike terminaient, quand je les ai vus, la co-production d’un film avec les Chinois sur la thérapie à l’hôpital. Avec Sebastian, et son amie Arabelle Strassner, ils laissent l’impression d’une équipe en ordre de bataille que l’histoire de Paul Tornow, bien que surgie de nulle part, pourrait entraîner vers des enquêtes futures.
Encore que... pour des raisons faciles à comprendre, les historiens allemands, Sarrois y compris, gardent aujourd’hui une certaine réserve. Ils marchent sur des œufs avant de toucher de trop près à la première annexion. Ils attendent d'abord que les Français les y invitent… Le terrain n’est pas totalement déminé! Les archives sont pleines de rancoeurs qui dorment.
 
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Manfred voudrait bien retrouver d’autres traces de son ancêtre par alliance… Il est allé photographier, dans de bonnes conditions cette fois, le masque barbu de Tornow qu’a sculpté Dujardin à côté du sien. On peut les voir à la Cathédrale de Metz à condition d’avoir de bons yeux, une échelle, une pile électrique et de la bonne volonté. Comme si on avait voulu les cacher en condamnant plus tard l’entrée du portail occidental qui donne sur le marché couvert… une entrée quasiment impériale au dessus de laquelle ils s‘étaient statufiés avec une fierté bien naïve.(On voit les deux sculptures dans l'extrait de journal que nous publions plus haut). Seuls les spécialistes savent comment se dit entourloupe en droit canon mais la manière est typique des tentatives messines après 1919, pour effacer pieusement la trace des deux amis.

Ulrike Voltmer, avec tout le tact nécessaire, a tenté d’imaginer l’affront que dut ressentir l’architecte à la fin de sa vie en France. Depuis qu’un séjour professionnel dans les hôpitaux lui donne l’occasion de scruter plus avant le secret des visages, elle a regardé longuement le portrait au gibus. Sous le masque, elle voit la confirmation de ce que l’on murmurait à l’époque: un homme bloqué net dans ce qui était sa vie. Ulrike le sent replié sur lui-même. Elle conclut que son regard lui semble "dirigé vers l’intérieur".

Essayons de soulever le masque. Que pouvait-il ressentir de si douloureux?

D’abord, le brusque sentiment d’avoir été floué. Il savait certes, comme tous les gens intelligents, qu’on n’est jamais certain de l’amitié des puissants… Guillaume, au début, aimait lui faire croire qu’il tolérait la contradiction. Tornow osait taper du poing sur la table. Tornow amusait l’empereur, en somme. Il aimait peut-être son protecteur, comme le dompteur aime son lion et ne comprend pas qu'il va se faire manger un bras. L’Empereur manipulait Tornow, c'est évident.

Il aurait du pourtant s’en douter: le jour de l’inauguration du portail du Christ de la cathédrale le 14 mai 1903, la liste protocolaire, à la gauche de Guillaume II, l’avait placé à l’avant-dernière position, au bout de la rangée. Un strapontin, en somme.

Aurait-il éprouvé ce que Marx appelait déjà une prise de conscience politique? L'histoire banale d'un fils de charpentier qui grimpe au sommet de l’échelle sociale mais il se retrouve à la case départ en comprenant qu’il n’a jamais vraiment fait partie du sérail. Dure leçon.

Ou bien, victime de sa transparence? Tous les Messins le connaissaient de vue, même ceux qui le détestaient. Il les reconnaissait aussi, mais seulement par leurs visages. C’était comme un effet de miroir, un rapport artificiel avec la ville. A force d’être vu chaque jour pendant dix ans, à force de tourner autour de la cathédrale et de lever la voix sur les échafaudages, Il faisait partie du paysage.

Le destin douloureux de Paul Tornow échappe aux schémas habituels des guerres, quand le vainqueur chasse le vaincu ou que le vaincu chasse le vainqueur. A Metz, le vainqueur ami des vaincus est lâché par les deux. Sa souffrance n’est pas la blessure d’un soldat, mais l’humiliation d’un civil.

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Le samedi 9 mars 2013, il y avait beaucoup de monde au cimetière de Scy-Chazelles devant la nouvelle tombe des Tornow. Trois associations mosellanes avaient rendu la chose possible, après bien des difficultés. Elles eurent la satisfaction discrète de sentir que tous les Mosellans présents étaient émus. Il devait s’en trouver beaucoup moins le jour de juin 1921 où l’architecte rejoignit son épouse. A part, bien sûr, sa gouvernante allemande, quelque flic de Mirman déguisé en pot de fleur et deux ou trois voisins peut-être, touchés de le voir mener ses chagrins somnambulesques, certains soirs au fond du jardin. On n’en sait rien.
Mais il est difficile d’imaginer que Dujardin n’ait pas fait discrétement le voyage, lui qui depuis le début de la guerre en août 1914, s’était replié, malade, chez sa sœur d’Essey-les-Nancy. Auguste, l’ami de Paul, ne pouvait manquer cet enterrement furtif à la Mozart. Et même si nous n’en avons pas la preuve, nous sommes certain qu’il y était…

 

JG. octobre 2013

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Collection J.C Berrar
 
Tout commence le deuxième jour quand le diable se fait mégot pour enflammer, sous le nez du service d’ordre, le portique pompeux qui marquait l'entrée vers la ville. Izdior, qui n’a pas quitté le secteur, recule son chevalet pour mieux saisir la scène. Flaire-t-il un présage?
Point n’est besoin d’être un expert en triangulation pour localiser cette fois le photographe. Il s’est installé à hauteur du monument aux morts, pour avoir du recul. Il peut ainsi voir de plus près la foule pétrifiée qui assiste à l’embrasement. Sur la gauche de sa photo, on reconnaît l’entrée de l’actuelle avenue Foch (Kaiser Wilhelm Ring) et, au fond, le beffroi non terminé de la future gare.
Le cliché que Franz avait pris la veille nous montrait des messieurs sur leur trente et un avec des dames sous leur ombrelle. Il se dégage de leur société une touche assez Belle époque mais sans la familiarité légère que Renoir a si bien capté. Nous voyons des demoiselles coincées, des enfants qui filent doux et des ecclésiastiques à la douzaine. Un monde conformiste et discipliné, qui se déplace à petits pas. On ne sent pas la plage sous les pavés.
Sont-ils français, ces gens, ou sont-ils allemands? Pour être plus précis, sont-ils des Mosellans de Metz ou des Messins du Mecklembourg? impossible de le savoir. Ils sont venus, par curiosité pour voir passer un chapelet de dignes monseigneurs dans les rues de leur ville. Seul un ennemi de la religion oserait dire de ces Messins-là qu’ils n’ont pas l’air très catholique.
Sa majesté Guillaume II a même fait, pour l'occasion, une fleur à l’évêque de Metz. Il a autorisé des processions en ville. Leur interdiction restait en effet l’une des dernières mesures d’esprit laïque encore en vigueur en Allemagne. Le fameux "Kulturkampft" de Bismark, conçu pour garder l’église à distance, avait subi, depuis longtemps, un démaillage en règle, sous les coups de boutoir de la Papauté.
 

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Collection J.C Berrar


   Le pape Léon XIII avait maté Bismark. Metz avait pu construire un portique grandiose pour accueillir les officiels.

En ce jour d'août 1907, c’est donc un Sacré vent qui souffle de l’est… Les éminences qui se succèdent à la sortie de "l’ancienne gare" ne ressemblent guère aux habitués de la ligne, dont le poitrail batailleur disparait souvent sous les décorations. Il s'agit au contraire de souriants prélats dont la main droite est molle à force de bénir nos chers Mosellans…. Pour les aider à grimper dans les carrioles, des cochers conscients que Dieu les regarde n’osent pas les pousser au cul comme ils le font avec le commun. Et l’on gagne au petit trot l’hôtel Terminus, en passant sous le fameux portique, celui qui doit cramer le lendemain.
Franz Idzior n’était qu’un petit photographe astucieux qui avait eu la chance d’arriver au bon moment. On ignore s’il savait lire. Mais comme il devait posséder l’art que l’on prête aux coiffeurs pour cuisiner la clientèle, il s’était probablement laissé dire que les autorités de son pays n‘avaient pas seulement choisi Metz pour y tenir un Congrès eucharistique…
Et s’il s’agissait, pourquoi pas? d’un coup de génie de l’Empereur pour recadrer les 20 000 Messins francophones restés sur place en 1871, ces Mosellans imprévisibles qui recommençaient à penser de travers?
Le calcul impérial reposait probablement sur l’idée que la plupart de ces insoumis restaient de sages catholiques. Il pensait que le pouvoir d’intimidation d’une manifestation religieuse de l’ampleur de celle de Metz, toute allemande qu’elle était, les placerait dans une position fausse, fiers patriote ou fiers croyants, un choix duquel, en bons chrétiens, ils ne pourraient que sortir les yeux baissés.
Au début, ils avaient donné l’impression d’accepter l’annexion, ou plutôt, ne pouvant la combattre, ils l’avaient mise au fond de leur poche avec un mouchoir par-dessus. Mais depuis la mort du gouverneur allemand Manteufel, connu pour trop fermer les yeux, Berlin voulait reprendre la main. Metz vivait dans un stress silencieux. La population restait triplement bloquée, par la langue, par la religion, et par les rancoeurs de la guerre... Comme la cité ne disposait pas encore de réseaux sociaux, cette calamité moderne... des conformismes silencieux s’opposaient du regard dans les rues, et jusque sur l’Esplanade, devenue le symbole névralgique de leur confrontation permanente.
 
La cité n’est plus qu’un théâtre d’ombres mais les civils allemands, bien que maîtres de la place, ne sont pas forcément arrogants… On en voit beaucoup d’assez débonnaires et qui souffrent de la morgue prussienne. Dans le monde familier des faubourgs, on s’invente quotidiennement des gestes de bon voisinage. Partout vivent des mariés sans états d’âme, père allemand et mère française, qui ont déjà eu le temps de faire des enfants. Mieux vaut ne pas trop le dire trop fort, mais l’annexion est devenue vivable… Sur le plan social surtout.
Des photos comme celle de "l’ancienne gare", Franz Idzior aurait pu en faire ailleurs... dans Gartenstrasse (la rue des Jardins), ou dans Felsenstrasse (la rue des Roches), ou dans Gerbegraben (la rue des Tanneurs) ou encore dans Stationstrasse (la rue Taison)… autant de lieux clos où perdurait la complexité messine… Et s’il l’avait fait, au lieu de braquer seulement le va-et-vient des carrosses, il eût immortalisé des vibrations bien différentes.
Il aurait certes vu des quinquagénaires bougons qui changeaient de trottoir quand ils voyaient arriver le vert de gris d’une patrouille, mais aussi de petits cafés où des collègues, venus pour la pause, se fichaient bien de savoir qui était l’occupant et qui était l’annexé, pourvu que la bière y soit bonne.
Il aurait certes vu des gradés obséquieux dont la visière semblait avoir été inventée pour mettre en valeur un profil de ganache, mais aussi des cousins germains tranquilles qui s’étaient crus sur la Côte d’azur la première fois qu’ils étaient arrivés en Moselle pour y faire des marks. Des gens qui avaient fini par aimer sincèrement la ville et ses habitants.

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Collection J.C Berrar

Les soldats, qui se sentaient comme chez eux, s’en allaient souvent nager dans la Moselle
 
Franz Idzior était du même bois et son incrustation messine était banale. Comme beaucoup de soldats démobilisés, il avait choisi de rester messin en 1905, hors studio mais à son compte, tel un free-lance au gré du vent… Les blanches pentes du Saint-Quentin, avaient vite remplacé dans son imaginaire les marais glauques de son enfance, chaque fois qu’il les regardait du Saulcy en patinant sur le bras mort de la Moselle.
Les francophones ne devaient pas trop aimer ce derviche habillé de noir que l’on voyait souvent tourner autour du zim-boum-boum des fanfares, mais tous avaient repéré sa taille fine, sa chaîne de montre et sa tignasse couleur de jais. La blancheur de son col cassé, sous un teint caramel et donc assez peu slave, lui donnait plutôt l’élégance lustrée d’un corbeau des Balkans. On croisait le beau gosse, dix fois par jour dans Rohmer strasse (la rue Serpenoise), son appareil sur l’épaule et sa petite valise à la main.
Il immortalisait tout ce qu’il voyait: les rues de la ville, les assemblées d’anciens combattants, les rangs d’oignons dans la cour des écoles, les cercles de fêtards au teint rouge, les entrées du Temple ou les sorties de la messe, les chantiers tapageurs de la nouvelle ville, l’armée de l’Empereur sous tous les angles et bien sûr les baptêmes et les enterrements. Il allait même frapper dans les maisons allemandes pour proposer la photo de famille avant de finir la soirée dans la fumée de quelque brasserie, où des troufions assoiffés qui rentraient du bain se tassaient dans des alcôves et chantaient fort en se tenant par le cou. Pendant ce temps-là, le petit peuple de Metz vaquait…

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Collection J.C Berrar

Figure messine incontournable, Franz n’était pas devenu riche, d’où sa panique en 1919 à l’arrivée des Français. Condamné à disparaître, il tenta bien de se recycler en photographiant des poilus, au pied même des statues déboulonnées où il avait croqué, un an plus tôt, ses copains d’avant l’armistice. Il ne pouvait qu’être mis à la porte par un préfet Mirman, dont la subtilité politique dépassait rarement les limites du Saint-Quentin.
En 1923, Franz gagna Sarrebruck en espérant revenir à Metz, sait-on jamais? Comprenant en 1927 que ce rêve était impossible, il choisit Trêves pour y mourir vingt ans plus tard, à 64 ans. La ville allemande lui sait gré d’avoir laissé dans les archives des cahiers de photos devenues depuis des reliques.

Le Metz de 1907 ne le savait pas encore, pas, mais il allait bientôt tourner la page… La pratique municipale et les mariages mixtes avaient certes désamorcé les rancoeurs au point qu’une petite partie de la bourgeoisie locale changeait en douceur son fusil d’épaule. A l’Hôtel de ville, deux mentalités ennemies oubliaient parfois leur méfiance pour se retrouver par instinct. Quand un promoteur aux idées larges ouvrit un "Palais de Cristal" dans l’actuelle rue Gambetta, et s’empressa d’y creuser, sur deux étages, une piscine des mille et une nuits… quand on y vit plonger, dans un sulfureux tourbillon de bayadères, des moustachus venus des quatre coins d’Europe… la bonne société allemande et la bonne société française se trouvèrent d’accord pour crier au scandale. Leur réaction avait été la même au moment d’honorer la mémoire du sulfureux Verlaine. Quelle horreur!
Le Metz des notables avait donc fait la paix sur des valeurs bien-pensantes. En 1902, le comte Von Villers-Grignoncourt avait même épousé Berthe de Ligniville, une demoiselle de la plus haute lignée lorraine. Le mariage avait eu lieu à Paris, un geste assez culotté à l’époque, sauf quand on avait des relations. Le seul point qui rassemblait encore tous les Messins d’origine était cette future "nouvelle ville". Ils ne pouvaient plus supporter la manie qu’avaient les Allemands de labourer le sud de leur cité pour en faire une capitale moderne. Peu importait à nos Lorrains qu’elle s’annonçât belle et spacieuse. Ils étaient redevenus allergiques aux Teutons
L’Empereur n’avait-il pas rebouché d’un revers de main les fouilles de l’Amphithéâtre romain que venaient pourtant d’exhumer ses remarquables archéologues? Il avait dynamité la Citadelle. Il avait déplacé la Porte Serpenoise comme sur des roulettes. Il avait démoli le fameux portail de Blondel qui défigurait la Cathédrale gothique, faisant hurler à ce propos le choeur des chanoines. Ils auraient pu s’en féliciter s’ils avaient eu du goût.

Le monde change en 1907… Guillaume II vient de retaper à Courcelles-Chaussy une petite résidence secondaire, entendez un château à trois niveaux, quatre tourelles d’angle et un parc en prime. Il pousse dorénavant jusqu’à Metz une ou deux fois par an et comme il est peu habitué, par tempérament, à céder quand on lui résiste, il se mêle de tout et tranche assez vite. Il comprend que toutes ces frustrations d’amour-propre, qui s’ajoutent depuis 1900 les unes aux autres commencent décidément à bien faire…
Il a raison. Elles réveillent en secret l’orgueil en léthargie de la vieille capitale messine. Un orgueil qui s’était déjà montré bien plus tôt quand les députés mosellans, élus pour représenter leur bout de Lothringen au Reichstag, avaient décidé de se mettre un baillon, pour protester contre l’interdiction d’y parler français.

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Collection J.C Berrar

Dès le mois d’août 1908, les invités vont se succéder à l’arrivée de la Nouvelle Gare toute fraîche.
 
On s’agitait beaucoup à Nancy où s’était regroupée, depuis 1871, une bonne partie des élites messines. Celles qui étaient restées à Metz, repliées dans leur Académie nationale comme sur le radeau de la Méduse, continuaient de ramer comme on godille, pesant chaque virgule avant de publier la moindre communication.
Berlin n’aimait pas trop ces complots de bibliothèques et surveillait tout ce qui bougeait. Chaque événement lui donnait l’occasion d’un rappel à l’ordre. Et depuis l’incendie calamiteux du toit de la Cathédrale en 1877, un malheur qui, cette fois, n’était pas dû au diable, mais à des artificiers branquignols dont le tout-Metz s’était gaussé, Guillaume II craignait la moquerie par-dessus tout.
Préssé de remettre à l'endroit l'orgueil messin qu'il trouvait à l'envers, il fit, dans sa bonté, ouvrir à l’Hôtel Terminus la plus prestigieuse opération qui soit: une Exposition de céramiques… Pourquoi pas? L’événement se voulait exceptionnel. Il couvrait la production locale "des temps préhistoriques jusqu’à nos jours" et montrait ce qui se faisait de plus beau dans le monde.
Prévue, dans l’esprit des Allemands, pour honorer le vieux savoir-faire lorrain en l’associant bien sûr au génie germanique, cette expo pourtant somptueuse s’était close en juin 1906 dans une série de malentendus.… La manufacture de Sèvres avait refusé de prêter ses plus belles pièces, tout comme une société de Sarreguemines dont le directeur général ne cachait pas non plus sa francophilie. Même refus hautain à Nancy, chez Gallé, Daum et Majorelle.

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Collection J.C Berrar

La France revancharde n’avait pas oublié von Haeseler que les Allemands appelaient "le gardien de la Moselle" jusqu’à sa retraite en 1903. L’ancien commandant de la Place avait décidé de la vivre en pays messin mais sa tête d’Indien continuait de passer à Paris pour un épouvantail.
 
Le chanoine Collin, qui ne ratait jamais l'occasion d'égratigner le pouvoir depuis son bureau du "Lorrain", avait trempé résolument sa plume dans l'encrier prévu pour les proses au second degré. Il engageait en effet les visiteurs à méditer sur la forte signification ethnique de ces vieux meubles et vieilles vaisselles dont il trouvait la beauté "suggestive". Il poussa même le bouchon jusqu’à demander à l'Empereur de dire aux Mosellans son grand respect pour l’art français. Autant suggérer que sa Majesté s’en fichait pas mal.
Lors du grand diner de clôture, auquel assistait une dizaine de céramistes venus de France, la qualité des digestifs transforma certaines poignées de main en politesses de chiens de faïence. Un notaire eut même l’aplomb de porter un toast en français "à la patrie perdue". Bref, on avait montré les couteaux, faute de pouvoir casser la vaisselle.
La même année 1906, un autre vent, mais venu de l’ouest, avait soufflé cette fois sur Metz un pollen consolateur. Les deux premiers jours de septembre, Buffalo Bill installait son fameux cirque rectangulaire, bordé de tentes et de gradins, sur un terrain militaire du Ban-Saint-Martin.
La chevauchée pétaradante des cowboys et des Indiens tournait en boucle à ciel ouvert… Quatre représentations colorées qu’amplifiait le souffle très américain du "show", rappelèrent aux Mosellans que l’homme libre a besoin d’espace. On peut penser qu’ils remontèrent le moral des plus pessimistes, en leur donnant le sentiment de n’être pas scotchés pour toujours aux marches du sévère empire romain germanique.

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Collection J.C Berrar

"Le souvenir français", fondé à Paris en 1888, venait d’ailleurs de refaire surface en se déclarant, l’année d’avant, comme une association d’utilité publique, avec pour mission de transmettre le flambeau du souvenir aux générations successives. Tout le monde à Metz avait bien compris de quel flambeau il s’agissait.
C’était bien la mémoire mosellane qui se requinquait à l’horizon, comme un début d’orage. Les bouderies ne suffisaient plus. Un ouvrier lithographe nommé Jean-Pierre Jean venait de découvrir, la même année 1906, les restes de trois officiers français oubliés au cimetière de Vallières. Encouragé par la décision parisienne, il avait lancé l’idée d’un Monument en Moselle, pour honorer tous les poilus morts à la guerre. Les Allemands, pris de court par cette démarche à double tranchant, avaient eu la finesse de l’accepter en se drapant de magnanimité. Mais très vite, ils s’en voulurent.
En octobre 1908, à Noisseville, dans une terre qu’ils croyaient germanique, ils durent en effet assister au spectacle inouï de 120 000 personnes en grand émoi dont les vibrations nationalistes venaient sans arrêt tournoyer autour de leurs casques à pointe. Croyant impressionner la sensibilité mosellane sur l’air bien connu "du brave combattant qui honore le brave combattant d’en face", Guillaume s’était bel et bien trompé.
Ce qui n’empêcha pas ses conseillers de tenter un nouveau coup, qu’ils pensaient plus subtil encore. On ne sait qui eut l’idée d’inviter Gabriel Pierné, car ce n’était pas une bonne idée… L’Association musicale messine se voulait sincère mais on ne pouvait douter qu’elle était contrôlée par le pouvoir. Devenu célèbre à Paris, le musicien messin était touché qu’on pense à lui, et l’on pouvait comprendre. Depuis qu’en 1871, sa famille avait quitté la ville alors qu’il avait 7 ans, il souffrait de cet abandon, tout comme le jeune Verlaine à la même époque.
Sa mémoire brutalisée avait forcément nourri, durant sa carrière de compositeur et de chef d’orchestre, une sensibilité particulière qui l’avait, en 1902, poussé à écrire une sorte d’oratorio légendaire, une oeuvre énorme baptisée "La croisade des enfants. Prévue pour 450 choristes, elle avait d’ailleurs été chantée dans plusieurs pays d’Europe. Et même en Allemagne, évidemment par des Allemands.
Le 30 avril 1907, l’auteur eût dès sa sortie de "l’ancienne gare", l’intuition qu’il avait mis le pied dans un traquenard, à voir le peu d’empressement que montraient les vrais Messins à l’endroit de ce concert. Pierné n’avait pas réalisé qu’il allait diriger son œuvre en terre allemande alors que dans son esprit, un public en majorité francophone profiterait certainement de l’occasion pour lui offrir la chaleur d’une retrouvaille.
Les 500 choristes étaient cette fois des cousins germains. Et le public aussi en majorité. Il manquait au concert, malgré la qualité de l’ensemble et la voix pure de 200 enfants, une vibration française qui, à Metz, eût pris du sens. Quand on lui demanda de monter sur scène, l’auteur, rouge de confusion, comprit qu’il s’était fait piéger. "Le Lorrain" ne manqua pas de souligner la cruauté de cette manipulation, afin que ses lecteurs en savourent le manque de tact.
Et voilà que le 10 juillet 1907, donc juste avant le Congrès des évêques, c’est celui des champions cyclistes, pour la première arrivée d'une étape du Tour de France à Metz. Les deux événements n’ont d'ailleurs rien à voir puisque cette fois, on peut tâter le biceps des visiteurs. Les coureurs étaient certes passés l'année précédente, mais en trombe, lors d'un court contrôle à Woippy, lors de l'étape Lille-Nancy.
L’épreuve n’était alors qu’une pétaudière joyeuse où s’inscrivaient parfois des touristes en diletante. Un certain Henri Pépin de Goutaud avait même embauché deux compères pour le pousser dans les cols… Il les invitait le soir à la table des meilleurs hôtels.
Un Tourangeau de 26 ans, Emile Georget avait gagné l’étape messine mais il fut plus tard pénalisé pour avoir changé de vélo. C’était la première fois que le Tour s'arrêtait dans un pays étranger, soulignait-on à Paris, en insistant sur "étranger", forcément. Il se nichait dans le choix de cet adjectif une complicité moqueuse car le public survolté ne se sentait pas étranger du tout!
De cette arrivée assez baroque, les Allemands ne retinrent au début que l’aspect diplomatique, qui prouvait au monde entier la réalité de leur frontière. Ils s’amusèrent de sa tonalité pagailleuse, "Ah ces Français! décidément…" Mais bientôt, d’une année à l’autre, ils s’aperçurent de leur erreur.
La "Lorraine sportive" avait eu assez de culot pour accueillir dorénavant au clairon les étapes de 1908,1909 et 1910. L'épreuve était devenue le cheval de Troie des revanchards. Guillaume II piqua une colère et mit fin à l’expérience. C’est ainsi que les coureurs font... quatre petits Tours et puis s’en vont...

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Collection J.C Berrar

Pas de chance pour Emile Georget en 1907... Encore moins pour le Tour en 1910, dont ce sera le dernier passage à Metz. Le comte Zeppelin est déçu, lui qui aimait le sport mais pas trop les clairons. Il félicite le vainqueur de l’étape, un certain Trousselier, comme on salue la famille à la sortie d'un enterrement.

Le mois suivant, ce n’est pas à vélo, mais dans sa "trente chevaux" avec chauffeur, que Barrès se promène avec son ami de Brem dans la campagne messine… L’écrivain, qui séjourne à Charmes pendant l’été, a passé régulièrement la frontière à Novéant, où il dort deux nuits chez son ami. Les deux Maurice ne manquent pas de sujets de conversation.
Leur balade a lieu du 23 au 25 août 1907, quelques jours après la clôture encore toute fraîche du Congrès eucharistique… On n’a pas encore eu le temps de décrocher les oriflammes aux balcons des rues messines.
Barrès voit d’un mauvais œil la tentative allemande de récupération du milieu messin catholique. Il arrive avec un gros carnet dans la poche car il sait que le problème est compliqué. Une partie de la population messine recommence à rêver de la France mais une autre, d’origine rurale, a des idées d’autonomisme sous l’influence des petits curés. La séparation de l’Eglise et de l’Etat est vue dans les paroisses comme un épouvantail.
D’un village à l’autre, l’écrivain prend des notes et s’inspire… Gorze, Augny, Sillegny, Arry… Et Metz enfin, la dernière nuit, dans Spiesstrasse (la rue des Piques) à l’Hôtel de la ville de Lyon. L’écrivain dit à ses amis son intention d’écrire "un petit roman messin"… Deux ou trois plumes amies du "Lorrain" sont dans la confidence. Les Allemands les ont repérés, mais ils le laissent tranquille. Le "petit roman" sortira en 1909. Juste le temps de l’écrire.
Bonjour Colette Baudoche! La Moselle tient sa Jeanne d’Arc! On verra surgir un peu partout, dans les villages et les quartiers, de petites sociétés de musique ou de gymnastique dont les défilés martiaux ont de plus en plus de mal à cacher leur patriotisme. Les regards sont noirs sous les casquettes blanches.
La plus vivace de ces cohortes est bien sûr la "Lorraine sportive", dont le prosélytisme imprévisible finira par indisposer en 1911 jusqu’au Président de Lorraine. Le comte von Zeppelin-Aschhausen a pourtant la réputation d’être un libéral mais pour lui aussi, trop c’est trop. Nous sommes à la fin de l’effet Noisseville.

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Collection J.C Berrar

A voir l’air réjoui des vétérans, quand l’Empereur venait les saluer, on devine que l’idée ne leur était pas encore venue de devoir faire la valise un jour…

Considérons l’ensemble des événements de 1906 à 1909… Les retrouvailles en peau de chagrin à la frontière, les chantiers qui font exploser la ville, la Porte Serpenoise qui part sur des roulettes, les députés bouche cousue au Reichstag, l’Académie de Metz tenue à l’oeil, les couacs mondains de l’Expo céramique, l’appel d’air de Buffalo Bill, le "Souvenir français" qui a de la mémoire, le succès monstre de Noisseville, l’humiliation de Gabriel Pierné, le gros clin d’oeil du Tour de France, le voyage de Barrès sur les hauteurs messines, les casquettes blanches de "Lorraine sportive" et les allusions calibrées du chanoine Collin… Il y a le feu.
Si l’on ajoute, pour faire bonne mesure, la rage des vieux Messins en apprenant que la population de Nancy a doublé depuis 1871 au point d’abriter 120.000 habitants, alors que la leur a fondu de moitié, l’addition de ces frustrations fait bien de 1907 une année charnière. Chaque Messin qui réfléchit ne peut s’empêcher d’être fasciné par cette actualité qui s’emballe, comme on regarde, par le hublot, l’intérieur tournoyant d’une machine à laver.
La guerre de 1914 est proche. Replié à Paris dès la déclaration, le chanoine Collin oubliera vite ses fléchettes à l’eau bénite pour tirer cette fois au canon sur les Boches. Ses retrouvailles avec Barrès sont d’une telle complicité qu’on ne saura jamais lequel des deux a coaché l’autre… Dès 1919, ils se sentent les dépositaires d'une vérité mal connue. Ils s'écrivent, ils se parlent, ils se cherchent, ils refont l’histoire, comme si Metz avait vécu ces quarante-huit années d’annexion sans en garder la moindre marque.

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Collection J.C Berrar
A Paris, le chanoine bat le rappel des patriotes.

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Collection J.C Berrar
A son retour en Moselle, il est devenu l’homme fort.

Leur principal aveuglement sera de faire l’embargo sur l’évolution de la société civile allemande depuis un demi-siècle. Ils n’en diront même pas du mal, ils l’ignorent. A leurs yeux, tous ces colons chassés de Metz l’avaient bien cherché. D’ailleurs, c’était du lourd, du brutal, du boche! Quant à la situation délicate des Mosellans germanophones, elle ne les émouvra jamais. Au nom de la revanche, nos deux patriotes inventent un Metz plus français qu’avant, alors que ce n’est pas vrai.

Maurice Barrès, par l’élégance de sa plume et le chanoine Collin par le coupant de son ironie, étaient certes assez doués pour sonner la charge mais on aurait pu trouver mieux comme historiens dans les années trente... C'est objectivement de leur responsabilité si aujourd’hui, neuf Messins sur dix n’ont qu'une vague idée de ce que laissa, dans le coeur et l'esprit de leurs ancêtres, l’influence culturelle des annexeurs. Pas celle des soldats, bien sûr, qui toujours se récite en caserne, mais celle des Allemands de la société civile qui s’étaient attachés à la ville et l’avaient fait savoir. Ils étaient repartis comme ils étaient venus. On ne savait même pas leur nom.
Et pourtant… Quand en août 1907, Barrès déguisé en conspirateur lisait, dans sa chambre d’hôtel de la rue des Piques, les notes qu’il avait glanées dans l’arrière-pays… quand en fermant les yeux, il inventait les premiers contours d’une sorte de fée française nommée Colette Baudoche, il ne se doutait pas qu’à une centaine de mètres de son encrier, une autre fée de 10 ans nommée Hertha Strauch et cette fois allemande, pouvait trottiner derrière ses parents au sortir de la rue des Roches pour ne pas arriver en retard au Théâtre. Et cette fée-là était en chair et en os.
On ne va pas revenir sur ce qu’elle devint, sous le nom d’Adrienne Thomas car son destin contrarié d’écrivaine est longuement raconté dans notre site. Mais Hertha nous en apprend dix fois plus que Barrès sur la sensibilité messine. Comme lui, elle a d'ailleurs un carnet sur lequel, en juillet 1914, elle notera froidement les travers de son milieu.
La future Adrienne ne fait pas dans la bienséance: "Mes parents ne seraient rien s’ils n’avaient pas d’argent… C’est l’argent qui les gonfle et l’on croit qu’ils respirent". (Ça, c’est une image d'écrivaine...) Elle fait encore moins dans l'héroïque: "C’est venu tout d’un coup, dans l’espace d’une nuit… Les gens veulent tous la guerre et dans notre ville, ils montrent un visage décomposé… Comme les yeux des jeunes gens luisent. Le bahut ne se possède plus. Ils veulent tous y aller!" Elle conclut "Je n’aime aucune patrie… Je ne me soucie plus ni de victoire ni de gloire. Je veux seulement qu’on ne tire pas sur ces yeux, les plus ensoleillés du monde." Hertha avait des copains aussi bien français qu’allemands.
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Collection J.C Berrar

Hertha était réaliste. Il existait du côté allemand des excités pressés d’en finir, tout comme du côté français.

Le destin de Paul Tornow, dont on a aussi raconté la vie dans ce site, nous permet de mieux mesurer les pulsations de l’époque... Son histoire est celle d’un jeune Allemand, hélas manchot et complexé, qui devient amoureux des cathédrales et ne peut les imaginer autrement que radieuses. Il rajeunit celle de Metz, encore que rajeunir n’est pas le terme qui convienne. En fait, ce grand architecte, par ailleurs du type affectif rugueux, s’est contenté de lui rendre sa beauté gothique, massacrée par l’orgueil gallican.
Il est peu probable qu’il se soit trouvé le 6 août 1907 devant "l’ancienne gare" pour regarder passer des évêques, vu qu’il était protestant. Et comme en outre il venait d’être viré l’année d’avant par Guillaume II, on ne peut que l’imaginer ce jour-là aussi déprimé qu’il l’était la veille. Ses ennemis ont persiflé plus tard en racontant qu’une fois reclus à Scy-Chazelles dans sa maison devenue tanière, il ne noyait pas toujours son humiliation dans la limonade. Mais ce genre de calomnie était bien dans le ton de la politique messine après 1919.
Son adjoint Auguste Dujardin en savait quelque chose. Faute de pouvoir le traiter d’alcoolique, on en fit un Communard. Il est, dans notre site, le troisième Messin d’envergure que la prose du "Lorrain" a réussi à dézinguer dans la mémoire locale. Homme timide et dessinateur doué, il était condamné à montrer sans arrêt son passeport, étant l’un des rares Français venus travailler dans une Moselle devenue allemande. Pour une cervelle revancharde, c’était en effet le monde à l’envers. Les Messins se méfiaient de ce traitre aux manières délicates, alors que certains Allemands le voyaient en espion. Sa fidélité à Paul Tornow l’avait poussé vers la disgrâce. Mais comme il était fervent catholique, il pointait peut-être sa barbichette dans la photo d’Idzior du 6 août 1907.
Adrienne Thomas, Paul Tornow et Auguste Dujardin ne sont hélas que les trois d’une longue liste. Il existait à l’époque à Metz des centaines de personnalités germaniques dont la mentalité pacifique aurait pu finir par dissiper la rancoeur locale si la guerre ne les avait pas renvoyés chez elles. Des gens dont on aurait pu au moins retenir les noms au lieu de les passer à la trappe en 1919.
Trois fortes pointures marqueront encore l’annexion messine. Le premier, Alfred Pellon, était déjà en 1907, un esprit ouvert à toutes les cultures... Il avait 33 ans. Les deux autres deviendraient de vrais écrivains mais ne le savaient pas encore. Ernest-Moritz Mungenast n’avait en effet que neuf ans et Agnes Ernst-Weiss deux de plus. Les deux jeunes Allemands ne révélèrent que bien plus tard, grâce à l’écriture, la pesante nostalgie qui leur taraudait le cœur, et qui datait du temps qu’ils couraient derrière leurs cerceaux.
Pellon l’avait ressentie avant eux, en bon francophone devenu Allemand. Formé aux Beaux-arts de Munich, il avait lancé, à son retour à Metz une sorte d’atelier d’artistes au sein duquel sa mentalité imprévisible abordait tous les genres, de la peinture à la sculpture, en passant par le théâtre, la musique et la poésie. Imprégné de culture germanique, il n’en gardait pas moins l’amour des manières françaises, comme s’il conservait dans ses veines le goût d’un monde qu’il n’avait pourtant pas connu.
En 1919, il fallait fuir… Pellon fit ses valises à 45 ans. Mungenast n’en avait que 21 et Agnes Ernst 23. Ils retournèrent en Allemagne avec une mentalité de victimes mais ce n’était pas l’avis du coriace Préfet Mirman.
L’enfance messine de Mungenast servit de référence affective à son personnage du "Magicien Muzot, une oeuvre poétique dont le style parfois compassé lui donne paradoxalement de la couleur et un charme. Elle reproduit en effet le ton de l'époque, comme une profonde plongée dans le petit peuple messin
L’enfance dorée d’Agnès Ernst-Weiss, qui s’était construite à Lessy, la détourna du romanesque en la poussant vers le récit. Elle écrivit bien plus tard "So War in Lothringen", mais la douleur de son exil l’avait rendue imprudente. Pour embrasser plus vite les Mosellans qu’elle avait aimés, elle revint à Lessy dès la fin de 1940, quelques mois après les wagons de l’armée allemande… On peut noter la même naïveté politique chez Mungenast, dont la prose un peu trop héroïque durant la seconde annexion de 40 à 45 donna un moment aux nazis la tentation de le manipuler.
Un autre cercle germano- messin qui se démarquait de la morgue militaro-prussienne était celui des peintres. Des gens comme les Alsaciens Edmond Rinkenbach et Henri Becke, l’Allemand Albert Marks, les Allemandes Lika Marowska, Lou Albert-Lazard ou Anna Kaiser, les Mosellans annexés Fernand-Pierre Coustans, Léon Nassoy ou Raymond Louyot, ou encore le Suisse Jacques Hablützel se retrouvaient souvent.
Ils existaient bel et bien, tous ces gens! Le soir de Buffalo Bill, je les imagine assez facilement sur les travées, tous ensemble mais chacun avec sa bière. De même, pouvaient s’y trouver des sculpteurs comme Otto Hildebrandt, Karl Meyerhuber, ou le Mosellan Telemon Guérin, le beau-frère de Dujardin. Car tous ces gens avaient l’esprit libre. Ils avaient depuis longtemps chassé de leur esprit la panoplie des fiers guerriers qu’on leur avait appris à l’école.

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Collection J.C Berrar

A l’heure où Franz Izdior prenait sa photo historique, il se trouvait donc à Metz des artistes et gens d’influence capables de laisser la rancune au vestiaire pour parler librement de culture, dans des cercles permis, mais mal vus du pouvoir. Il s’inventait dans cette faune, qui passait parfois pour bohême, une philosophie du monde capable d’imaginer le XXe siècle autrement qu’avec des canons. On parlait de l’avenir, faute de pouvoir trop causer du passé. Pour la première fois, depuis la défaite de 1870, Metz retrouvait des réflexes de capitale. Metz n’était pas que des casernes.
Malheureusement, peu de gens l'ont su.

JG. Janvier 2014.

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L’enfumage historique des vitraux de Cocteau fera partie demain du folklore messin. On n’a pas souvent sous la plume des histoires aussi décalées, même si l’envie prend, pour sauver la face, de leur trouver un début d'excuse dans le genre "le monde va trop vite..." Comme toutes les villes qui gagnent, Metz n’a plus le temps d’explorer son passé… Les urbains ne pensent le soir qu’à rentrer chez eux. Ils ne sont au courant de rien.
Mais l’argument ne tient pas. C’est un peu comme si, en ce printemps 2013, l’on voulait nous faire croire que les automobilistes messins n'étaient pas au parfum des chantiers du Mettis… Il y a forcément un lézard.
Prenez Verlaine. Il avait très mauvaise réputation à Metz quand il mourut à Paris à la fin du siècle. Mais il n’eût jamais l’idée de nous laisser des vitraux! Tandis qu’avec Cocteau, la question est de savoir pourquoi il a dû patienter cinquante ans avant d’avoir une adresse en ville, alors que Pompidou a touché sa première boite aux lettres dès qu’il est sorti de la gare.

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Nous sommes trop amoureux de Metz pour dresser, même en plaisantant, la liste des Coctophiles, des Coctophobes et des Coctodidactes en risquant de regonfler ainsi la surdimension de quelques egos. Le sabotage en douceur du projet "Cocteau-en-Cathédrale" en 1963 ne risquait pas de frapper les imaginations locales, vu que la majorité des Messins n’en avait jamais entendu parler. Du coup, en 2013, la redécouverte dans le journal d'un chef-d’œuvre "Cocteau-en-Saint-Maximin" n’aurait pas suffi non plus à réveiller la curiosité urbaine. Il serait demeuré dans les cartons de la DRAC si un fait-divers singulier n’était venu, au bon moment, nous rafraîchir la mémoire.
Il prit la forme, au printemps, d’un carambolage éditorial, à condition bien sûr de remplacer les livres d’art par des voitures de course, les pilotes par des écrivains, et d'imaginer ensuite ces derniers le pied collé au champignon. Bien qu'en matière littéraire, le code de la route n’existe pas, cette histoire ne pouvait plus mal tomber. On avait quand même un refus de priorité au carrefour de l’Art sacré alors que Metz venait juste de redécouvrir son Cocteau.
Le bruit de la collision parvint jusqu’à la Cathédrale. On oublia que deux bouquins qui roulaient en excès de vitesse valaient toujours mieux qu’un seul sorti trop tard du garage. Au lieu de se réconcilier, on s’excita dans les sacristies, les médiathèques, les salles de rédaction et les maisons d’édition. Le vieux Metz, ou ce qu’il en reste, se mit à vibrer comme un frelon. Même il se dit que de saintes colères souvent frolèrent le caca nerveux.

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Pourquoi les autres et pas lui?
 
C’est ainsi que le petit milieu des initiés embarqua vers la Mer des Bavardages où rament, depuis Byzance, les âmes en béton armé qui pensent que la spiritualité n’est pas une partie de plaisir et qu’il faut un passeport en règle pour visiter l’Art Sacré. Alors que d’autres ont l'intuition, au contraire, que toute vibration de beauté constitue un hommage aux mystères du monde... Le mieux, pour se sortir du piège, aurait été, bien sûr, de partir bras-dessus, bras-dessous vers Saint-Maximin, chacun son bouquin dans la poche... Le Saint-Esprit aurait fait le reste. Hélas, il n’en eût pas l’occasion.
Forcées de se mouiller à leur tour devant cette lessive messino-messine, les autorités se retrouvèrent, sans trop claironner, dans le tambour de la machine à laver. Elles envoyèrent des cartons d'invitation à géométrie variable et se consolèrent en disant qu’on assistait en 2013 à la réplique d’un volcan mal éteint en 1963. Elles se remémorèrent le décor chaotique de l’époque, alors que la France vivait un grand moment d’agitation culturelle et que des peintres déjà célèbres, mais bouleversés par l'horreur des guerres, offraient leur inspiration pour habiller de beauté les béances de nos monuments détruits.
N’empêche… Pourquoi Cocteau n’avait-il pas été autorisé à signer des vitraux à la Cathédrale, comme ses copains Jacques Villon, Roger Bissière et Marc Chagall? Alors que d’autres, tels Manessier, Bazaine et ce diable de Picasso, l’auraient pu? L’on comprit mieux enfin ce que ce refus voulait dire: Il ne fallait pas demander l’impossible aux clercs à nuque raide qui décidaient des choix de la commission culturelle. Ils limitaient leurs références aux dimensions de l'art Sacré avec un S majuscule et Cocteau n’était pas à la maille. Son personnage de dandy touche-à-tout leur faisait peur. Dans la pénombre où se mouvaient alors les chaisières, la bizarre lumière du poète aurait voilé la "Lanterne du bon Dieu". En somme, plutôt que de "décalquer l’invisible", ils préféraient passer la serpillière.
La modestie dont le Maître avait fait preuve en 1963 nous montre aujourd’hui par contraste le ton péremptoire de ses détracteurs. Au lieu de jouer à la diva blessée, Cocteau s’était noblement "contenté" de Saint-Maximin. La romanité chaleureuse de ce lieu très profondément messin valait bien, à ses yeux, une cathédrale gothique.
Mais il n’avait certainement pas prévu que la tension mythique de ses ébauches pourrait, à ce point, leur sembler dépourvue de spiritualité.

L’art sacré, c’est sacré

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Il suffit de regarder à Saint-Maximin le travail des Brière père et fils, pour être subjugué par le chef-d’œuvre des deux artisans verriers. Parler froidement de "décoration" ne manque pas d'humour, même si le premier regard du visiteur rue Mazelle est déroutant. Il faut marcher vers le choeur de l'église pour sentir un début d'empathie. Toutes ces formes tapies dans l'ombre, toutes ces couleurs enchevêtrées, font d'abord penser à un kaléidoscope. Or dès que l'on secoue cet instrument magique, il est bien connu que le premier coup d'oeil à sa lunette oblige l'esprit à donner du sens à l'apparent chaos.
Soudain, tout s’éclaire. Chaque vitrail a sa géométrie. Dans une complexité où le bleu domine, des constructions ésotériques, aussi parlantes que la qualité de notre imagination peut nous les rendre audibles, nous entraînent insensiblement jusqu'à la symbolique mystérieuse des tribus. Une sorte d’hommage agnostique à la Terre universelle, une intuition pré-chiraquienne des Arts premiers!
Guillevic a dit qu’à la base de toute religion, il y avait un poème. Dans chaque poème, il y a de la beauté. Toute oeuvre qui émeut est donc sacrée. On peut se demander, sans être désobligeant, si la Commission-guillotine de 1963 était intellectuellement honnête, au sens de notre morale laïque?
Bien sûr qu’elle l’était... par rapport à la représentation qu’elle se faisait du sacré, sans doute encombrée par l'imprégnation d'un bon paquet de pâtisseries sulpiciennes. Car enfin, si Cocteau manquait à ce point de spiritualité dans une cathédrale, il n’en avait pas non plus dans une église! Ce qui n'empêcha pas ses censeurs de lui refiler ce lot de consolation sans aucun état d’âme. A moins que, sous leur bras séculier, se soit caché, depuis 1919, une méfiance beaucoup plus civile que religieuse, disons une manière bien messine de neutraliser la nouveauté. C’est le propos de notre article et bien sûr, et en posant la question, je puis me tromper. Mais ne pensez-vous pas que ce repli inconscient des Messins a ses racines dans leur histoire, plus que sous leur cathédrale?
 
Les embarras de la mémoire messine
 
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A Metz, ceux qu’il est convenu d’appeler les élites ont tellement été secoués durant 2000 ans que leur descendance a gardé depuis l’horreur de jouer au plus malin avec le hasard. On peut les comprendre. Quand on habite entre Seille et Moselle, il faut souvent déménager.
Un historien me rappelait que la ville avait subi quatre mutilations culturelles. En 1552, le départ des Paraiges à la fin de leur République, en 1685, la fuite des Protestants après l’édit de Nantes, en 1871, l’exil brutal de l’intelligentzia francophone après Bismarck, et en 1919, le renvoi rageur d’une petite élite allemande totalement mosellisée. On pourrait ajouter la difficulté qu’a Metz, depuis cette époque, à s’assumer pleinement comme chef-lieu culturel et servir de chambre d’écho à toutes les vibrations du département, alors que la ville a toutes les qualités pour le faire. Sa timidité provient d'un complexe. La Moselle est coupée en deux par une ligne linguistique dont on ne parle jamais, bien qu’elle traverse et conditionne toutes les psychologies familiales.
Ainsi régulièrement décapitée, la vieille capitale lorraine aurait pris le réflexe de se recroqueviller autour de son vaisseau gothique. Comme si la cathédrale était devenue sa seule Université de référence. D’où, après le retour à la France en 1919, la méfiance d’une communauté désabusée à l’idée de s’égarer trop loin des valeurs traditionnelles. On s’est cramponné au sabre et au goupillon avec l'appui d'une presse revancharde. Alors qu'il eût fallu porter un regard de vainqueur apaisé sur quarante-huit années de germanisation.
Chaque plongée vers les profondeurs de l’histoire messine serait donc vécue depuis comme un embarras. Tous les Français de l’intérieur l’ont remarqué, dès qu’ils tombent amoureux de Metz. La ville est de plus en plus belle, elle est facile et très accueillante mais elle repose encore sur pas mal de non-dits. La première réaction du Messin devant l’inconnu, c'est le profil-bas. Alors que l’Alsacien élève la voix dès qu’on lui demande l’heure et que le Nancéen habille en Stanislas jusqu’au papier de ses bonbons.
Cette histoire des vitraux de Jean Cocteau, devrait faire partie des "Riches Heures" messines. Elle est plus révélatrice que méchante et confirme, ne pensez-vous pas? Ce trait caractéristique de la capitale lorraine: un conformisme aimable et qui n’en pense pas moins. Une sainte horreur de faire des vagues. Et avec ce Cocteau, après tout, il y avait des risques.

Laissons-lui donc le dernier mot.

Accourez naufrageurs, affolez le vitrail.
Effarouchez la vie avec l’épouvantail.
Attachez les flambeaux aux cornes du bétail.
A l’héroïsme noir ajoutez des chapitres. [...]

Pourquoi le peintre a-t-il entassé les mystères?
Pourquoi continuer, chefs-d’œuvre, à vous taire?
Criez défendez-vous insultez cette mort!
Est-il rien de plus beau qu’un chef-d’oeuvre qui mord?


JG. Eté 2013

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Pour le moment, l'ouvrage est épuisé.

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Cette exposition de Pompidou-Metz, (durant l'été 2012) on n'a pas fini d'en parler. Avec ses 200000 entrées, elle était devenue, en quelques mois, la chambre d'écho d'une maturation européenne jusqu'alors assez mal cernée: le ras-le-bol métaphysique de 1917. La qualité humaine de ce refus nous aura fait à nouveau regretter que durant la Grande-Guerre, des millions de gens ne se soient pas révoltés plus tôt.

Il leur fallut en effet supporter le cumul des frustrations de 1914, 1915 et 1916, pour qu’apparaisse enfin ce glissement de leurs sensibilités, comme la pointe de l'iceberg. Une brume libertaire, montée des barbelés, se délaya bientôt dans l'intimité des familles, se répandit dans les lettres d’amour, réveilla les ateliers d’artistes et bouscula le silence des écrivains.

Aujourd'hui, les Messins ne sont pas peu fiers de leur Pompidou, mais quand sa construction fut décidée, aucun d’entre eux ne pouvait imaginer qu’une exposition pourrait abriter un jour un moment d'histoire aussi délicat. Evoquer ici la grande épreuve de 14-18, comme on l’aurait fait tranquillement dans une autre ville de France, ne serait-ce point parler de corde dans la maison du pendu? En 1917, Metz était, depuis quarante sept ans, tombée du mauvais côté. Une sorte de mémoire hors-sol... La preuve, c'est qu'il ne fut pas souvent question de Moselle dans la masse de documents exposés cet été à Pompidou. Et pourtant, ce regard magistral de 2012 sur 1917 ne pouvait être plus opportun qu'à Metz, vieille capitale en pleine renaissance, plutôt qu’à Lille, à Nancy ou à Lyon.

L'exposition nous a montré en effet un réveil mental des victimes, de quelque bord de la frontière qu’elles fussent. De la profondeur des questions qu'elles se posaient, il se dégageait une spiritualité diffuse. A mesure qu’elles percevaient la boucherie sous l’héroïsme, elles entreprenaient une méditation instinctive sur leur existence. Etait-ce encore humain de vivre ainsi? Leur monde avait subi une érosion d’humanité dont elles mesuraient chaque jour l’absurdité. Les peuples n’en pouvaient plus.

Embourbés dans la grégarité animale des tranchées, écartelés par le crétinisme des propagandes, peu de combattants eurent assez de force mentale pour oser dénoncer, dès le début, l’inhumanité de leur quotidien. Et peu de civils assez de courage pour réagir ouvertement devant le jusqu’au boutisme ambiant et l’ampleur du vide culturel.

Pompidou-Metz nous aura fait mesurer l’aspect tellurique de ces colères additionnées en nous montrant leur convergence. A partir d’un puzzle de réactions éclatées, le visiteur a reconstruit mentalement ce que fut la prise de conscience d’une époque suicidaire.

Revenons au fameux rideau de Picasso, pièce maitresse de l'exposition et dont la photo figure au début de cet article. On était d'abord étonné par cette arlequinade, un peu dérisoire à côté de la gravité du reste. Sur le dos d’une jument Pégase au cou profilé avec grâce, le peintre, que l'on savait farceur, a dessiné une écuyère prête à s’envoler. Mais vers quel rêve? Aux derniers barreaux d’une échelle tricolore, la jeune fille a l'air d'implorer un petit singe et l’on conviendra qu'à la vue de ces symboles plutôt baroques, toutes les interprétations sont permises... Et puis, le visiteur se souvenait qu'à l'époque, Picasso déprimait un peu... Et aussi qu'une fois le fameux rideau ouvert sur le "Parade" de Cocteau, sa peinture s'était révélée brutalement cubiste, au point de déclencher la fureur des dames va-t-en-guerre. Du coup, l'image de la demoiselle en tutu s'évanouissait dans le spectacle, et permettait tous les transferts. Elle n'était plus que le portrait aux humeurs variables d'une ado en 1917... Subitement, j’ai repensé à "Catherine soldat"…

Comme un vol de colombe

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Hors donc, vers la fin de 1915, sous l’immense verrière de la Gare de Metz, à moins de 300 mètres de l'actuel chapiteau Pompidou, une petite bourgeoise extravagante, que son milieu de commerçants aisés ne prédisposait guère à la profondeur, avait brusquement ressenti le tourment d’une colère de juste. Aide-infirmière volontaire sur les quais ventés, Hertha Strauch venait de passer deux années de sa jeunesse à voir se croiser des trains de mort avec des convois de chair fraiche. Rentrée chaque soir chez elle, rue Charlemagne, elle cherchait ses mots pour traduire, sur un carnet de pensées, la révolte que lui inspirait la guerre.

C’est dans un désarroi profond qu’au début de 1917, la jeune juive allemande, devenue profondément mosellane et dès le début très amoureuse des manières messines, avait regagné Berlin en serrant sur son coeur un épais carnet de notes. Il contenait des interrogations profondes qui, reprises dix ans plus tard en roman sous le titre de "Catherine soldat", firent le tour du monde et la rendirent célèbre, sous le nom d’Adrienne Thomas. "Vous verrez dans la gare ce que les gens ne verront jamais" lui avait dit la directrice de la Croix rouge allemande. Défense de raconter quoi que ce soit. Et la jeune Hertha, en effet, avait tout vu. Un témoignage unique sur l’annexion et la grande guerre. Des mots d'une sensibilité tour à tour frémissante ou désabusée, des images de même force que ceux que l’on retrouve aujourd’hui à Metz, sur tous les documents affichés à Pompidou. Il suffit de la lire.

... Cette folie est venue d’un coup, dans l’espace d’une nuit... Ils veulent tous y aller. Ils disent que la patrie allemande est en danger. Je ne les comprends pas. Les jeunes recrues ont les yeux qui luisent Je n‘aime aucune patrie, je ne me soucie ni de victoire ni de gloire
… Seule, la paix sur la terre, et parmi les hommes, est une joie. Mais la chrétienté toute entière préfère s’entre-déchirer au nom de Dieu.
… Les pays belligérants échangent leurs grands blessés. Sur les béquilles, la seule jambe qui leur reste est dans un gai pantalon rouge, et quand les deux jambes manquent, on a drapé n’importe comment le pantalon autour du tronc mutilé.
… Quand un jeune garçon magnifiquement planté n’a plus ses yeux… à quoi sert l’ouate alors? On peut bien lui bourrer les yeux d’ouate! … De cet autre, on dirait qu’on a mêlé les yeux, le nez, les oreilles dans un cornet à dés. On ne trouverait pas sur la terre une femme capable d’embrasser cette bouche presque verticale. Pendant ce temps, on hisse le drapeau au-dessus de la gare de Metz, on crie "hourra". Guerre sainte! Joyeux combats! Non!, des meurtres. Et pourquoi? … La guerre, la magnifique guerre qui ennoblit les hommes! à commencer par moi. Comment la guerre m’a-t-elle ennoblie? Avec une secrète honte, j’ai relu dans mon journal toutes les injures abominables et ignobles que j’attribuais à nos ennemis, des mots et des jurons. M’éclabousser du sang d’êtres innocents. C’est ainsi que la guerre ennoblit.
… Je ne parle à personne de tout cela. A peine si j’ose l’écrire. Mes mains saignent. On entend le canon. Autour de Metz, l’enfer a recommencé.
 
L’esprit de Catherine soldat hantait la Gare de Metz en 1917 mais il s’est invité en 2012 à Pompidou. Comme un fantôme et par la petite porte. L'ennui, c'est que les organisateurs parisiens ignoraient certainement son histoire. Sinon, nous sommes certains qu’ils l’auraient accueillie. On ne saurait donc leur en vouloir.

Dommage... Car la prise de conscience de la future Adrienne Thomas ne révélait pas seulement le regard pointu d'une adolescente. Le livre qui la fit connaître était bien plus qu'un roman. Il dépassait la fascination de l'événement et ne se satisfaisait pas des saveurs de l'intuition. Il était le tout à la fois, réuni dans un faisceau de colères quotidiennes, sur un quai de gare.

En 1917, Adrienne Thomas avait déjà osé parler de paix au nom des Messins, même si la plupart d’entre eux ne l’ont jamais su.

Orpheline

Depuis la parution, hélas vite épuisée, du livre en juin 2009,  l'image d’Adrienne Thomas réapparaît souvent au coeur de ce site. Il s'agit moins d'un hasard littéraire que de la fin d’une certaine mentalité messine, longtemps incapable de prendre un peu de recul, car trop recroquevillée sur son passé douloureux.

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1911. La jeune fille à 14 ans, avec son père, lors d'une de leurs promenades au Saulcy. 

 

Les Mosellans auront donc attendu cent ans pour que la stature de cette adolescente, devenue écrivaine célèbre, s’impose enfin à leur mémoire. Ce qui leur permettra de comprendre à quel point l’histoire objective de l’époque fût, dès l’armistice de 1918, déconstruite en Lorraine par une presse bornée, avant d'être aussitôt voilée par des images d’Epinal. En résultat, on eût le refus d'analyser le pourquoi des guerres, le recours répétitif à des clichés puérils, la glorification du courage imbécile ou la crispation silencieuse sur des idées reçues. Adrienne Thomas? Connaît pas…

 Son premier livre, conçu à Metz pendant l’annexion, fut publié à Berlin dans les années trente, sous le nom de "Catherine Soldat". Adrienne y racontait son adolescence heureuse jusqu’à ce jour d’août 1914 où, à 17 ans, elle s’était engagée comme aide-soignante dans la Gare de Metz toute neuve, et pas seulement pour y voir passer les trains.


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Adrienne Thomas, devenue mondialement célèbre, lors d'un colloque d'après guerre sur Romain Rolland.

Son reportage fut un cri universel contre la monstruosité des conflits et la dangereuse cécité des nationalismes. Elle écrivait chaque jour ce qu’elle découvrait, horrifiée, à l’arrivée de convois où gémissaient de jeunes soldats mutilés. Au bout de dix-huit mois de ce labeur pénible, la contemplation de toutes ces souffrances l’avait déjà guérie à jamais d’aligner, sur les quais encombrés de la gare, les civières allemandes d’un côté et les françaises de l’autre. Tous étaient les victimes de la grande boucherie absurde.

Le contenu du livre aurait pu apprendre aux Messins redevenus Français comment leurs parents et leurs grand-parents avaient survécu, ou plus simplement, vécu sous la rude botte prussienne, dans une bonne ville de Metz qui, certes, en avait déjà vu d’autres… N’empêche, sa population était devenue aux deux-tiers allemande et les aviateurs français bombardaient chaque jour.

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Adrienne Thomas, honorée par l'élite intellectuelle viennoise, quelques années avant sa mort

En 2010, la grande majorité des Mosellans, surtout la jeune génération, n’ont aucune idée de l’ambiance qui régnait dans la société messine. Comme si 48 années de vie à l’allemande, entre 1871 et 1919, n’avaient pas bousculé la société… Il avait pourtant bien fallu s’inventer une manière de se supporter, et même, au fil des années, de vivre ensemble. Seulement voilà, dans la Moselle enfin libérée en 1919, il ne fallait surtout pas le dire.

"Catherine soldat" eût beau être traduit deux fois en français avec une préface somptueuse, il laissa les Messins de marbre. Les rares Lorrains qui le lirent le rangèrent immédiatement au dernier rayon de leur bibliothèque. Il est exact qu’il fut parfois lu dans les écoles primaires, mais il y a longtemps

Reste la question qui fâche: Pourquoi l’accueil du livre en Lorraine fut-il si discret?

Réponse: Adrienne n’avait qu’un tort, celui d’être née allemande. Son talent était tombé du mauvais côté… Elle eût beau, durant cinquante années d’une vie mouvementée, crier sans arrêt son amour de la Moselle, les Messins ne manifestèrent jamais le moindre signe en retour. Une sorte d'enfermement dans le silence mosellan, On ne niait pas la valeur de la dame, mais on n’en voulait pas, c’est tout! Adrienne Thomas n’a même pas une plaque de rue à Metz qui puisse, en 2009, honorer sa fidélité. Seul, Saint-Avold s’est souvenu.

S’il fallait tenir, dans la paume d’une main, toutes les contradictions qu’a générées la première annexion, tous les fils que nous a laissés Adrienne Thomas convergent. Elle est un fragment de Moselle humiliée. L’affront fait à sa mémoire est un exemple parfait. Mais les Messins ne sont pas responsables lorsque l’on découvre, avec plus d’effroi que de commisération amusée, le cocardisme délirant de leur presse après la grande-guerre.

C’est ainsi qu’a fonctionné l’engrenage… L’idée qu’une Allemande puisse oser clamer son amour pour un pays qui n’était pas le sien, cette prétention resta longtemps insupportable en Moselle. Adrienne Thomas était bien l’orpheline de Metz. Sa mémoire va au moins planer sur la Gare depuis qu'en octobre 2012, les édiles messins ont scellé une plaque à son nom au passage de voyageurs le plus fréquenté.

Un fantôme ferroviaire? Comment la voir autrement? "Adrienne comment, dîtes-vous? un roman de gare, sans doute?" Vous en avez lu beaucoup, des "romans de gare" brûlés par Hitler lors d'un bûcher purificateur?

Mais comment expliquer la froideur d’une ville habituellement si accueillante?

Une seule réponse: Adrienne était allemande. L’idée qu’une Berlinoise puisse, pendant cinquante ans, clamer son amour pour un pays qui n’était pas le sien, cette idée resta longtemps insupportable… Adrienne Thomas était bien une orpheline de Metz.

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Je suis allé revoir Simone Schihin dans sa maison de Scy-Chazelles parce qu’elle avait témoigné, en 1995, dans mon livre "La parole retrouvée". Ce qu’elle racontait dans sa lettre m’avait scotché. A la parution de l’ouvrage, le rédacteur en chef du "Patriote résistant" avait écrit un papier qui me montrait qu’il l’avait été aussi.

"J’ai été particulièrement touché, disait-il, par le témoignage évoquant l'odeur des cadavres d'un train de déportés qui, en juillet 44, empuantissait la gare de Novéant… Les survivants ne pensaient sûrement pas qu'en cette terre alors réputée allemande, il y avait des concitoyens qui frémissaient face à l'horreur, qui se demandaient quelle aide ils pourraient apporter..."

Aucun doute: c’est au témoignage de Simone Schihin qu’il pensait. Sa réflexion permettait d’associer, dans un même regard, les souffrances de ces malheureux à la frustration des Mosellans qui les voyaient passer sans pouvoir rien faire. Loin de s’opposer, cette souffrance et cette frustration s’ajoutaient au contraire, pour constituer la mémoire de Novéant.

Avant 1939, Simone avait déjà l’étoffe d’une sacrée bonne femme. Le genre d’esprit ouvert qui n’a peur de rien et peut parler de tout. Plutôt espiègle, elle ne ratait jamais une occasion de s’amuser avec les gens de son âge. Ainsi, au tout début de l'annexion, nantie de ce courage un peu primesautier que les jaloux appellent de l’inconscience faute de pouvoir l'imiter, elle faisait encore le pitre à la Poste. Mais déjà, malgré son goût pour la provocation douce dans le milieu tatillon et un peu coincé de ses collègues de l'administration allemande, la demoiselle du guichet savait jusqu’où aller.

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En fait, Simone garderait longtemps un lourd secret sous son image de jeune fille enjouée. La voici, l'air de rien en 1947, déguisée en garçon dans une colonie de vacances, entre deux copains déguisés en fille. La guerre est déjà loin...

Dès le départ des Allemands, elle était devenue à Novéant une conteuse capable de rappeler avec humour les ruses de Sioux qu’inventaient les passeurs. Le petit côté Asterix au temps des Romains... Chaque nuit, il fallait cornaquer des prisonniers évadés vers les bois d’Arnaville à la truffe des chiens et sous le nez des douaniers... Mais Christine Jasniewicz, l’aimable aide-soignante qui maintenant l'assiste et donc la connaît bien, confirme que sous la carapace de fantaisie existait une autre Simone, plus secrète, et traumatisée à jamais.

Quand on lui demandait de raconter les horreurs dont elle avait été le témoin, elle refusait cette fois de dire un mot, en assurant qu’elle en était incapable. Malgré ses 21 ans et son caractère bien trempé à l’époque, rien ne pouvait sortir de sa bouche sans la faire éclater en larmes. Ce silence de Simone, c’était sa part de mystère. Elle dut batailler longtemps, j’imagine, avant de me l’écrire en 1995, pour le livre.

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Simone Lhuillier, devant la gare de Noveant, avec deux amies.

Ne pouvant supporter les règles que lui imposait l’occupant dans son travail d’institutrice, elle avait donc préféré se faire embaucher à la Poste, qui se trouvait à l’époque à une bonne cinquantaine de mètres au sud de la gare, tout au début du quai d’arrivée. (Voir la carte aerienne, plus loin). Simone était donc au coeur d’un endroit névralgique, où la tension était quotidienne, tout comme l’était aussi, au nord de la gare, de l’autre côté du pont qui rejoint Corny, un large éventail de voies parallèles prévu pour les marchandises. Cet espace niché entre la route et Moselle, se rétrécissait à mi-chemin de Dornot.

Quand j’avais reçu la lettre de Simone je n’avais pas immédiatement perçu la gravité de son témoignage. Elle commençait en effet son manuscrit dans sa verve habituelle, en me racontant une histoire incroyable. Sa tête de turc était le général Carl Heinrich von Stülpnagel en personne…

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Simone avait promis à sa mère et à sa soeur de ne jamais raconter ce qu’elle avait vu.

C’était au printemps 42, me disait-elle, alors qu’il venait d’être nommé commandant militaire de la Wermacht à Paris. Profitant d’un arrêt de son train special, il avait marché sur le quai vers la poste en bousculant la piétaille sur son chemin. Et il avait demandé assez vertement une formule de télégramme au guichet où travaillait la jeune fille. Simone, plutôt choquée, n’avait même pas levé les yeux.

"Faites la queue comme tout le monde!"

Soufflé, le général n’avait pas bronché. Avec cette humilité de façade que les hommes de pouvoir sont capables d'afficher pour la galerie afin de se prouver qu'ils sont comme tout le monde, il avait consenti à prendre sagement son tour derrière une demi-douzaine de soldats allemands médusés. Mais il était sans doute furieux, vu qu’au moment de payer, il avait catapulté une pièce de monnaie sur le bout du nez de l’insolente, comme un gosse éjecte une bille, bien prise entre le pouce et l’index. Moyennant quoi, elle lui avait rendu la différence en saupoudrant d'une poignée de petite ferraille son poitrail clinquant de décorations. Le geste auguste de la semeuse avait fait sensation.

Alors qu’en fevrier 2012, donc soixante-dix ans plus tard, je lui rapporte cet épisode, le visage de Simone s’éclaire. Elle me décoche en souriant un bout de mémoire encore tout frais: "Ah celui-là, dit-elle, il l’avait bien cherché."

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Karl Heinrich von Stülpnagel

Dès que ses collègues lui eurent dit qui était le bonhomme, la postière crut son heure arrivée. Ce Bavarois avait-il de l’humour? Malgré les représailles qu’il avait menées contre la Résistance, lui restait-il, quelque part, un sens de l’honneur? Avait-il été épaté par le culot de la jeune fille? Ou bien, Simone avait-elle eu seulement de la chance?

On sut plus tard que Stülpnagel avait fait partie, en juillet 44, du complot contre Hitler. Rappelé à Berlin, il tenta de se suicider à Vacherauville, près de Verdun, et fut suffisamment ranimé par les sbires du Tribunal du Peuple pour qu’il puisse finir pendu à un croc de boucher.

Cette aventure incroyablement baroque, n’était, on l’a vu, que le début de la longue lettre de Simone. Mais la suite était bien différente. "Je n’ai rien dit à propos d’un autre souvenir, continuait-elle. En juillet 1944, je travaillais toujours à la "Reichpost". Les trains de déportés s’arrêtaient ordinairement avant la gare, donc juste en face de notre bâtiment. Il y avait un jardin et c’était tout de suite la voie ferrée."

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C’est de cette fenêtre, au fond du jardin, que la jeune postière avait compris ce qui se passait sur la voie, au début du quai, côté sud.

"Ce jour-là, on n’entendait que l’aboiement des SS qui ouvraient les wagons à coups de nerfs-de-boeuf. Ceux qui ne descendaient pas assez vite, ils les frappaient à terre et ce n’était pas soutenable. C’est alors qu’un soldat allemand s’est présenté à mon guichet, assez jeune, livide. "Où je vais?" me demanda-t-il et je ne comprenais pas trop ce qu’il voulait dire. Je ne savais pas s’il était un Allemand ou un incorporé lorrain qui voulait s’enfuir.

Je lui ai montré la cabine téléphonique et je suis retournée dans mon local du téléphone à l’arrière. Il y avait un train que je n’avais pas encore vu, mais le bureau fut soudain envahi par une odeur épouvantable. J’ai aussitôt repensé au gars dans la cabine. Il avait vomi partout, il était vraiment effondré. Je lui ai demandé de sortir et il l’a fait en se confondant en excuses.

"C’est l’horreur," me dit-il. "Vous en avez de la chance de n’être pas allemande. Moi, j’ai honte de mon pays". Mais honte de quoi? Je retourne au téléphone et soudain je comprends. La Gestapo de Novéant appelle Metz, en expliquant qu’on ne pouvait pas laisser repartir le train, tant son odeur était pestilentielle. "A cause des épidémies". La Gestapo de Metz a répondu qu’ils allaient envoyer un camion de chaux vive."

Quand le camion est arrivé, Novéant a encore demandé s’il "fallait faire le tri" et mettre les cadavres dans un ou plusieurs wagons, "pour regrouper les vivants dans les autres." J’ai entendu Metz qui répondait: "Pas question. Jetez la chaux sur tout le monde!" De toute façon, ils seront tous morts avant d’arriver."

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Et Simone n’avait pas tout dit: "Quelques jours après cette tragédie, j’ai entendu à nouveau des cris douloureux par la fenêtre... Des voix d’enfants qui pleuraient, des appels au secours, "Maman, Maman!" C’était encore un train et j’en avais les tripes qui se nouaient. Une fois de plus, la Gestapo de Novéant appelle celle de Metz et lui dit: "On ne peut pas faire entrer ce convoi dans le Reich. Les gosses crient tellement qu’ils vont ameuter la population. Déjà ici, les gens de la gare se posent des questions."

Metz a répondu: "Sortez rapidement le train du village, et mettez-le du côté de la gare de marchandises, direction Dornot. Arrangez -vous pour qu’il n’y ait aucune maison en face, stoppez le train et là, vous..."

"Je n’ai pu entendre la suite car quelqu’un est venu au téléphone. Je ne savais pas ce qu’on allait faire de ces pauvres gosses. Il était presque 18 heures, et c’était la fin de mon service. Je me suis précipitée à vélo vers le lieu où devait aller le convoi. Mes parents avaient juste à cet endroit un grand parc, entouré de murs. Je me suis couchée dans l’herbe après avoir caché mon vélo et j’ai vu le train qui arrivait doucement... J’avais le dernier wagon bien en face de moi. Une poignée de types de la Gestapo est arrivée en gesticulant et ils ont fait glisser les portes... Il y a eu d’abord comme un immense cri de joie, de soulagement. Les pauvres gosses croyaient qu’on allait les délivrer, ils allaient avoir un peu d’air."

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Sur cette rare photo, prise à l’époque par un Novéantais, on a une idée de l’énorme trafic quotidien sur la gare de marchandises. L’endroit où Simone s’était cachée se trouve tout à gauche du document, au bord de la route donc à quelques dizaines de mètres du train.

"Hélas, poursuivait Simone dans sa lettre, ils se sont fait repousser à l’intérieur à coups de crosse, et l’un des Allemands a saisi l’un des petits. Il avait tout juste trois ans, et la brute l’a pris par les chevilles. Il l’a tiré du wagon, la tête en bas, et s’est mis à le cogner violemment contre la porte. Le gosse a d’abord crié puis il est devenu inerte, et son petit corps a été jeté dans le wagon avec les autres... Le Gestapo aboyait des menaces, et il y a eu un grand silence. On a refermé les portes sur les enfants terrorisés."

Chaque fois que j’ai relu ce passage de Simone, j’ai repensé à l’ignoble phrase de Robert Brasillach, écrivant à propos des Juifs dans la presse parisienne de l’époque: "Débarrassez moi de tout ça, et n’oubliez pas les petits!"

"Je n’ai pas pu regarder davantage" terminait la lettre. J’aurais voulu rester cinq pieds sous terre. J’étais anéantie, couchée dans le parc. J’ai attendu que le train reparte. Il était plus de 20 heures, le silence était complet. Je n’ai pas pu remonter sur mon vélo tant je tremblais. Quand j’ai tout raconté à ma pauvre mère, elle m’a fait jurer de ne pas le dire, à qui que ce soit, car les Allemands me descendraient s’ils savaient que j’avais tout vu. Je n’en avais jamais parlé, depuis 1944, sauf en famille. Même aujourd’hui, ces souvenirs me hantent."

Ce témoignage de Simone aurait pu être entendu au procès de Nuremberg, s'il avait été connu. Alors qu'on reparle du rôle de la SNCF à l'époque, il fait réfléchir.

Deux TGV valaient bien une courbette

Il y a du nouveau. Déjà, en 2011, le président de la SNCF avait bien fini par admettre que son entreprise avait acheminé les trains jusqu'à la frontière. Mais les mots de Guillaume Pépy étaient pesés. On se mettait à sa place, d’autant qu’il n’y était pour rien. Et puis, l’esprit de corps, ça existe.

C'était dur à sortir, mais c'est sorti quand même: "La SNCF de l'époque était certes réquisitionnée par l'occupant. Elle n'en était pas moins un rouage de la machine nazie d'extermination. Elle a pris part à cette mécanique de l'inhumain".

Pour expliquer cette lâcheté bien-pensante de 1940 à 1944, il faut la recadrer dans le climat de soumission que distillaient alors sur la France les élites du pétainisme ambiant. Et puis, les dangers étaient bien réels à la base. Des cheminots messins du Sablon risquaient leur peau pour maintenir un courrier clandestin entre les Mosellans expulsés en France et leur famille annexée. En gare de Novéant, pourtant truffée de sbires, des lampistes courageux allaient, au point du jour, explorer la voie au sud de la gare, pour ramasser les messages jetés dans la nuit. De petits bouts de papier froissés en boule qu’on faisait parvenir aux familles, par toutes sortes de moyens. Mais au plus haut niveau, la SNCF de Vichy n’avait jamais montré la moindre réticence officielle à faire circuler ces trains.

La SNCF de 2012 s'est donc sentie obligée d'aller plus loin. C'est-à-dire qu'elle a fini par présenter ses excuses. Seuls seront étonnés, par sa contrition tardive, les usagers qui n'avaient pas lu le journal. Sinon, ils auraient su que des élus américains menaçaient de torpiller un projet français pour la construction d'une ligne de TGV en Floride. Aux yeux des juifs américains descendants des disparus d'Auschwitz, c'était du donnant-donnant et il faudrait s'excuser d'abord, Même réaction chez des Californiens pour un autre projet de même nature. L’esprit de corps, c'est bien joli, mais les affaires aussi.

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Cette sculpture minuscule, véritable portrait-robot du Tzigane tel qu'avant- guerre on se l'imaginait encore au théatre, fut jetée par la lucarne d'un wagon de déporté à l’arrêt, juste sous les pas d'un cheminot de Pagny-sur-Moselle. Il la ramassa rapidement car il y avait des gardes, et l'examina minutieusement. Mais il ne trouva, au dos, que des initiales et un mot qu'il ne put jamais faire traduire. Le cheminot attendit quelques minutes mais le train repartit vers l’Allemagne.

La gare de Novéant est un lieu de mémoire, au dessus duquel continueront de planer des ombres.

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Ce repli rendit impossible toute discussion positive à propos du futur. Il était évident que la tragédie était une affaire nationale de par son envergure. Mais comment l’Etat pourrait-il aménager ces lieux dès les années cinquante pour que la France de l’an 2000 vienne encore s’y recueillir? En faire un cimetière virtuel, un musée, un centre historique? Oradour prit en horreur les bataillons de concepteurs et de mesureurs venus tirer des plans sur ses ruines, comme s’ils se sentaient chez eux. Mais le pire survint quand on essaya de leur expliquer la présence de "boches de l’Est" dans cette compagnie allemande.

On ne pouvait exiger de la societé limousine une idée bien claire de ce qu’était l’Alsace-Lorraine, attendu que le reste de la France n’y comprenait rien non plus. Tétanisée par l’exceptionnelle cruauté de l’événement sur son propre sol, elle n’était pas mûre pour admettre que les "malgré nous" alsaciens jugés à Bordeaux, aient pu s’être trouvés à Oradour malgré eux.

Parler à leur propos de circonstances atténuantes était donc déjà scandaleux. Oser les considérer comme des êtres "responsables mais pas coupables", c’est-à-dire admettre qu’ils étaient des coupables subjectivement innocents, cet exercice de haute voltige injuriait tous les morts d’Oradour. Le fait que ces tueurs fussent embarqués dans un engrenage diabolique ne changeait rien à la nature de leur crime.

Drapé dans une intransigeance digne de l’antique, la population du bourg savait que l’opinion française partageait pleinement son attitude. Il avait existé, à la Libération une compassion fusionnelle entre la France et Oradour. Tous les dimanches, à la sortie de la messe, des centaines de maires de nos villes et de nos villages déposaient des milliers de gerbes devant les monuments aux morts. Et dans chaque allocution, des plus officielles aux plus rustiques, le nom du bourg limousin était prononcé.
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Oradour savait pourtant que sa position de village martyr n’était due qu’à un hasard funeste. La population ne pouvait oublier que dans un Limousin devenu maquisard, elle avait, comme tout le monde, gardé profil bas durant les quatre années de Vichy. N’en déplaise aux Nazis qui parlaient de représailles, elle était bien placée pour savoir que le nombre de résistants au mètre carré dans Oradour n’était pas supérieur à la moyenne française, c’est-à-dire assez peu. Bien mieux, certains rescapés ne pouvaient chasser de leur esprit une pensée qu’ils n’osaient rendre publique. Ils se demandaient en effet ce qui avait bien pu motiver la décision allemande, et se disaient qu’ils avaient peut-être payé pour d’autres. Cela voulait-il dire qu’ils se sentaient doublement des victimes par le fait qu’ils n’avaient rien fait pour mériter un sort pareil?

Ils n’avaient pas oublié non plus qu’en 1944, alors que les maisons fumaient encore autour de l’église, l’administration de Vichy, de plus en plus compromise, avait perdu la bonne occasion de se taire en manifestant sa réprobation, même si l’on peut juger que celle-ci, pour une fois, était sincère. La monstruosité absolue de l’attaque mettait certes l’Etat collaborateur en porte à faux, mais il ne pouvait ignorer que des miliciens français étaient au parfum du carnage. Vichy laissa timidement entendre que cette fureur était typiquement étrangère aux manières françaises, un dérapage en somme, "comme on en trouve hélas dans toutes les guerres", un acte de barbarie exceptionnel, comme les Français en seraient incapables, ben voyons.

En vérité, les Préfets de Vichy, même les moins compromis, savaient depuis la fin 1942 qu’ils auraient un jour des comptes à rendre. Ils auraient bien voulu profiter du chaos d’Oradour pour ramener la collaboration Pétain-Hitler à sa dimension politique, de manière à ne pas la confondre avec les pulsions fascistes. Pour eux, Pétain avait certes choisi la paix allemande, mais c’était pour sauver le pays... Le maréchal ne voulait certainement pas tuer des Français innocents… Oradour pouvait donc permettre, de par son inhumanité imprévisible, une remise à plat des erreurs passées, une rupture du cauchemar, un signe du ciel, l’occasion d’une opportunité historique, en somme l’interface inespéré du futur, où viendraient se dégonfler toutes les humeurs et rancoeurs nationales, dans un grand moment d’unité sacrée, au delà des haines et des idéologies.

Ce calcul était d’un angélisme cynique, mais il n’était pas idiot. Le temps qui passe modifie tout, les historiens le savent. Il pouvait donc modifier l’image d’Oradour. Alors qu’à la Libération, la fascination du massacre figeait les sensibilités en interdisant toute controverse, on vit, dans les années qui suivirent, un lent glissement de certains secteurs de l’opinion, qu’elle fut locale, régionale ou nationale, vers des positions contradictoires, du repli sur soi vers l’imagerie d’Epinal, de la récupération au révisionnisme. Oradour n’était plus intouchable. Des partis-pris de l’avant-guerre revinrent colorier les commentaires. La vérité de tous finit par s’adapter à la vérité de chacun.
 

Or la vérité alsacienne était différente. Dès que s’ouvrit le procès, une vague d’indignation grossit à Strasbourg avant de déferler sur la France. La province par trois fois annexée ne pouvait admettre que l’on jugeât ses fils. Et quand les treize enrôlés de force furent déclarés coupables, la vague alsacienne devint un tsunami.

La politique avait partout repris le dessus. La guerre froide, avait provoqué dès 1947 l’éclatement des fraternités de la Résistance. Dorénavant, sur la carte électorale, l’Alsace se retrouvait à droite et le Limousin à gauche… On vit même la France libérée s’inspirer un moment du piètre entrechat de Vichy pour tenter à son tour de faire d’Oradour un carrefour du pardon. C’est dans climat pacificateur que la majorité des parlementaires mosellans finit par approuver en 1953 l’amnistie des enrôlés de force alsaciens.

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On oublia la vérité mosellane. Les Lorrains du nord s’étaient sentis poussés dans le dos, par les plus influentes voix de l’Etat, mais la posture excessive des Alsaciens, déjà hostiles à l’idée d’un procès, avait réveillé autour de Metz une humiliation à fleur de peau, vue l’habitude qu’ont toujours eue les voisins de parler de la Moselle à sa place. Ses élus s’inclinèrent pourtant presque tous, dans l’impossibilité où ils se trouvaient d’échapper aux pressions.

A Strasbourg, on s’invectivait au contraire. La région était devenue le champ clos des extrêmes. Autour du faux-vrai procès de Bordeaux, le RPF et le PC trouvèrent, dans l’explosif dossier des enrôlés de force, l’accroche inespérée d’un combat électoral sans merci.

La droite alsacienne monta les enchères. Les "malgré nous" étaient des victimes. Bien sûr, mais à quel pourcentage? Cent pour cent? Cinquante pour cent? Alors qu’au même moment, les Communistes menaient l’opération inverse en Limousin en récupérant le martyre de juin 1944.

Les enrpôlés alsaciens ne comprirent pas immédiatement qu’ils étaient l’objet d’un marché de dupes, dont les apparences les font encore souffrir, du moins les rares qui restent. Il eut suffi qu’au procès de Bordeaux, on les vit adopter une attitude moins butée pour que l’opinion française ne soit pas condamnée pendant plus de soixante ans à trainer comme un passif les fruits amers d’Oradour. On aurait certainement trouvé le moyen d'un pardon.

Il eut suffi qu’au lieu de crier au scandale du seul fait qu’on osât les poursuivre en justice, ils aient dit clairement à la barre: "Nous ne nous prétendons pas des victimes, et nous comprenons qu’il serait choquant de le clamer en regardant au fond des yeux les gens d’Oradour. Et pourtant nous resterons marqués jusqu’à la fin de notre vie." 

Ils auraient ajouté, devant une salle d'audience hostile: "La seule action qu’on pourrait nous reprocher, c’est de n’avoir pas avoir eu assez de courage pour refuser d’être enrôlés. Facile à dire... Est-on un criminel quand on obéit? Nous n’étions certes pas des héros, mais seulement de jeunes adultes captifs. Nous avons commis une action abjecte, mais pourquoi ne pas admettre que nous serions morts si nous avions désobéi? Pourquoi sous-estimer le fait que nos familles auraient payé cher notre insoumission?"

"Il est vrai que nous restions des êtres libres et nous avions donc, théoriquement, la possibilité de refuser. Mais qui d’entre vous peut jurer qu’il aurait désobéi dans un chaos pareil? L’instinct de survie nous a fait choisir de rester en vie. C’est la forme la plus humaine de la lâcheté."

"Nous avons fait le Mal… Nous demandons pardon aux familles d’Oradour, en souhaitant qu’elles puissent comprendre un jour le drame exceptionnel dans lequel la folie nazie nous avait placés"

Cette déclaration, ils ne l’ont jamais faite. L’opinion majoritaire de l’époque en Alsace ne l’aurait pas permis. La presse allemande, qui lisait chaque jour, à la loupe, les comptes-rendus de Bordeaux, ne rata pas l’occasion de s’étonner du verdict de clémence. Elle nous gratifia, non sans cynisme, d’une leçon de droit élémentaire: "Si les Alsaciens engagés à Oradour n'étaient pas coupables, dit-elle, les soldats allemands qu'on juge aujourd'hui pour crime de guerre ne l'étaient pas non plus".

Cinquante ans plus tard, dans un livre écrit en 2003, un professeur alsacien donnait doctement son avis à propos des soldats enrôlés… Certes il admettait qu’ils s’étaient trouvés dans une vilaine affaire, mais il ne pouvait s’empêcher d’ajouter que leurs dépositions, lors de l’enquête, prouvaient "néammoins" qu’ils avaient agi "à contre-cœur".

Le choix des mots, parfois, est plus fort que le choc des photos. Il y a, dans ce "néammoins" toute l’élasticité de la parole oblique. Quant au "contre-cœur", il fallait le trouver. On a envie d’ajouter: "Encore heureux! "…

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Dans cette histoire compliquée, la Moselle, comme ses élus, se trouvait prise en porte à faux, alors qu’on aurait pu s’attendre à la voir montrer sa solidarité du fait de ses 30.000 "malgré-nous". Mais elle garda profil bas. Pas le moindre communiqué, pas le moindre geste. La crainte qu’elle ressentait d’être assimilée à la posture alsacienne était évidente, même si elle ne pouvait l’exprimer. Son silence, en effet, n’était pas clair non plus. Il reposait sur deux vérités contradictoires:

D’abord un réflexe de justice. A Oradour, il n’y avait pas de Mosellans dans la compagnie allemande. Les seuls Lorrains dont on parlait dans les journaux étaient plus d’une quarantaine de braves gens du pays Messin, réfugiés en Limousin en 1940, et qui avaient péri dans l’église. Ensuite, une gêne d’ordre moral: les Malgré-nous mosellans, bien qu’absents au massacre, savaient très bien, au fond d’eux-mêmes, que le hasard aurait pu les pousser en juin 44 vers l’engrenage d’Oradour, aux côtés, ou même à la place, des Alsaciens.

Pour l’Etat, l'effacement immédiat des condamnations semblait la seule solution pour sortir du dilemme par le haut. Mais pour la Moselle, la décision passait mal. Il faut se souvenir de la réaction de Raymond Mondon, député-maire de Metz: "Pourquoi, avait-il dit aux Alsaciens, assimiler ces douze hommes à tous les "malgré nous" d'Alsace-Moselle?" Il n'acceptait pas cette posture juridique et demandait que justice se fasse, sans intervention du Parlement.

A Metz, on le redit, le silence fut lourd. La presse mosellane se garda de polémiquer alors qu’en Alsace, toute la population suivait ses mentors. Des commentaires messins, il y en eût très peu. C'était l'aveu, très mal vécu d'une dépendance. Comment les "malgré nous" mosellans auraient-ils pu oser demander la parole alors que, dès le départ, à cause d'un raidissement limousin et d'une récupération politique en Alsace, tout début de dialogue avait disparu?

En février 1953, pourtant, une vingtaine d’associations patriotiques, exprimant le reflet quasi total de l’opinion mosellane après la guerre, rédigèrent à chaud un communiqué dont la subtilité d’analyse contrastait rudement avec les manières à l'emporte pièce qui dominaient à Strasbourg:

"Les associations tiennent à rappeler que parmi les victimes de l’annexion de fait par le Reich allemand, la Moselle, dont on a fort peu parlé au cours des récents débats, occupe sans conteste, la peu enviable première place, ayant payé de 350 000 expulsions ou déportations en masse son attachement à la patrie, avant de subir, comme l’Alsace, la honteuse incorporation de force …

Se refusent à assimiler les treize accusés condamnés à Bordeaux avec l’ensemble de l’Alsace dont ils ont si souvent partagé le sort malheureux et dont ils connaissent mieux que personne la fidélité à la patrie qui lui doit tant de grands Français.

S’élèvent contre ces mouvements de protestations qui risquent de jeter le discrédit sur toutes les populations de l’Est et qui ont eu, hélas, pour résultat tangible, outre un profond malaise, la mise en liberté de coupables régulièrement condamnés". (Voir "Il faut lire les journaux")

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Un profond malaise... C'était le moins qu'on puisse dire. Mais la discrétion des Mosellans à propos d’Oradour, dès 1953, conduisit les Alsaciens à gérer seuls le dossier. Et comme, entre temps, la situation politique était devenue plus calme, le souvenir des "malgré nous" prit bientôt l'allure rébarbative d’un cactus, oublié au fond d’un tiroir au Ministère des Anciens combattants. Il n’en ressortit que dans les années 1990, à la faveur du renouveau de curiosité historique en France et plus tard, du désir réel qu'avait une nouvelle municipalité strasbourgeoise d'adopter une position moins désobligeante, comme un début de contrition à propos d'Oradour. Alors que, durant des années, très peu de livres avaient paru sur les enrôlés de force, on dirait qu’aujourd’hui, les derniers survivants tiennent à revenir sur leur amertume. 

Entre temps, les "malgré nous" alsaciens ont perdu leur farouche unanimité du début. Deux associations rivales n’ont cessé depuis d’échanger des communiqués. Quand l’une des deux décida d’organiser un pélerinage à Tambow, en août 1998, le ministère proposa ses bons offices à l’ensemble des enrôlés de force en rêvant qu’ils profitent de l’occasion pour se réconcilier... Des urnes contenant de la terre alsacienne et lorraine avaient même été préparées pour être déposées dans le carré français du camp.

On n’avait pas prévu que les organisateurs alsaciens du pèlerinage envoient en Russie, quelques jours plus tôt, un groupe de jeunes volontaires pour préparer le terrain. Peu concernés, semble-t-il, par les conflits internes de leurs ainés, ils s’étaient habillés en costume alsacien, tout comme les jeunes filles russes qui les tenaient par la main… Et pour faire bonne mesure dans ce folklore, ils avaient installé un nid de cigogne au dessus du camp. 

Voyant que le ministre était arrivé, on décida de commencer la cérémonie, en oubliant que la délégation de l’association rivale, grossie d’un groupe de Mosellans, n’était pas encore au rendez-vous... Quand elle se montra enfin, après 3000 kilomètres et cinq minutes de retard, un jeune maître de cérémonie refusa aux Mosellans de venir eux-mêmes déposer leur urnes. "Pas la peine, leur dit-il, on s’en est déjà chargé."

Ne demandez pas non plus à l’ancien maire de Phalsbourg la manière avec laquelle la candidature de sa ville mosellane, aux frontières de l'Alsace, fut proprement contournée lors d’une habile partie de billard à trois bandes dans les couloirs départementaux. Il voulait construire dans sa localité le Mémorial d’Alsace-Moselle, qui se trouve aujourd’hui à Schirmeck, sur l'autre versant de la ligne bleue des Vosges, comme par hasard. C'est de la petite histoire, mais c'est crispant.

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Le dernier fruit amer est tout frais, si l'on peut dire. Robert Hébras, l'un des six derniers témoins d'Oradour, l'aura cueilli le 22 novembre 2011 dans un cinéma de Strasbourg. Agé de 86 ans, cet homme de bonne volonté voulait, assez naïvement, tendre la main au noyau dur des "malgrénous" alsaciens qui déjà s'étaient dits choqués par son récent livre témoignage.

On venait de projeter un film sur son histoire mais quand la lumière revint dans la salle, elle n'éclara pas les esprits. L'honnête débat qui devait suivre s'embourba dans un brouhaha désobligeant même si des voix courageuses osèrent rappeler au rescapé que tous les Strasbourgeois n'étaient pas cramponnés à la position intransigeante de certains "malgré nous" alsaciens. Robert Hébras repartit le coeur gros vers son Limousin avec sa déception dans la poche et un mouchoir par dessus. ( Voir "Il faut lire les journaux").

Et très bizarrement, quelques jours après cette projection choquante, d'autres événements, que l'on supposerait anodins, s'en vinrent à nouveau nourrir l'interminable controverse d'Oradour.
 
Début décembre, un politicien français que l'intransigeance d'Angela Merkel avait indisposé plus que de coutume, ne put retenir sa "petite phrase." Sans faire dans la nuance, il vit en effet dans cette fermeté allemande le signe annonciateur d'un retour aux bonnes vieilles méthodes de l'occupation. En ajoutant qu'il détestait la "politique à la Bismark."

Trois jours plus tard, comme par hasard, une incroyable nouvelle nous arrivait d'Allemagne: Le Tribunal de Dortmund avait décidé de reprendre ses investigations sur le massacre d'Oradour... La preuve? il avait perquisitionné dans les maisons de six anciens SS allemands... Ces braves retraités auraient aujourd’hui autour de 85 ans et vivraient à Berlin, Hanovre, Cologne ou Darmstadt. Deux d’entre eux nieraient encore... Et les quatre autres auraient perdu la mémoire. C'est normal à cet âge.

Une information aussi capitale, probablement ventilée depuis quelque cervelle berlinoise pour calmer la fureur des Gaulois, exigeait malgré tout des Allemands un humour dont ils n'ont peut-être pas perçu le côté béton. Car il leur en fallait pour secouer, sans rire et dans l'urgence, les miettes d'une vérité oubliée depuis soixante sept ans!

Du moins, savons-nous dorénavant que Bismark n'était pas dans le coup...

Jean-Jacques Fouché a commenté pour nous ces étranges rebondissements: "L'épisode judiciaire de Dortmund est probablement un reste de mauvaise conscience. Car il était très possible de retrouver les membres de la compagnie SS qui a fait le "coup d'Oradour"… Les archives se trouvent dans des dépôts en Allemagne (Berlin, Potsdam) en France (Vincennes) et à Washington. Il fallait mettre de la bonne volonté pour ne pas le savoir!

"J’ai moi-même, dit-il encore, trouvé ces noms il y a 15 ans, dans des archives allemandes, dont un microfilm est en accès libre à Vincennes (Archives de la Défense) et une copie se trouve à Oradour.

J'avais même exposé dans le Centre de la mémoire, et publié dans le catalogue de l'exposition permanente, cette liste des noms des officiers, sous-off et soldats des 3 sections combattantes présentes à Oradour le 10 juin 44... Que dire de plus? Même en l'absence de prescription, l'exemplarité d'un procès pénal pour crimes de guerre est devenue dérisoire, plusieurs décennies après le crime.

En ce qui concerne l’épisode de Strasbourg, conclut Fouché, ce qui m'attriste le plus, ce sont les idioties revanchardes de certains Alsaciens: "C'était bien mieux du temps d'Adolf!" et "Faites nous un BON film sur les "malgré-nous", cette dernière phrase entendue lors du débat qui suivit la projection du film. Hébras me paraît avoir été piégé. Sans une préparation très musclée intellectuellement, avec des historiens, il ne pouvait que se trouver en mauvaise situation dans ce cinéma de Strasbourg.

Pour expliquer sa démarche, je pense qu’après la phase très dépressive qui suivit son exclusion de la présidence de l'association des familles d'Oradour, il a pu retrouver ainsi une valorisation de sa vie - et de sa survie - dans un rôle de témoin privilégié.

Ce n'était pas gagné car dans les années 90, lorsque je travaillais sur place, il était peu accessible C'est d’ailleurs ce qu'il déclare dans le film de Christophe Weber: il en avait par dessus la tête d'être "Le rescapé" ou de répondre à des questions du genre "Comment il va, le rescapé?" de la part de gens qui croyaient lui faire plaisir en s'intéressant à sa santé."

*******

Décidément, la France n'en finira jamais avec Oradour... Nous non plus, d'ailleurs. Si les vrai-faux condamnés alsaciens de Bordeaux avaient eu, malgré leur sentiment d'être aussi des victimes, le tact de demander pardon aux Limousins, s'ils avaient eu ce réflexe élémentaire par compassion, par respect humain, par humilité peut-être? S'ils avaient eu assez de force spirituelle pour faire ce geste et se libérer d'un poids terrible, l'ensemble des 130 000 enrôlés de force n'en serait pas resté marqué par un sceau de gêne.

Chaque fois que, durant quarante ans, j’ai croisé dans la rue un Mosellan au regard triste, j’ai eu le sentiment de frôler un "malgré nous" que l'amalgame d'Oradour faisait encore souffrir. Il n'en reste plus beaucoup et les autres sont morts en silence. Tous piégés par la vie.

Ils avaient certes peu de poil au menton quand une meute de caporaux hurleurs les sortit du conformisme villageois où ils baignaient à l'ombre des clochers. Au retour de leur enrôlement diabolique, ils racontèrent la seule humiliation racontable, c'est-à-dire leur détresse en URSS dans les camps de prisonniers. Mais cette souffrance leur servit d'écran pour ne jamais parler des expéditions dont ils avaient pu être les témoins lors des sombres orgies barbares dans lesquelles les SS auraient bien aimé les compromettre. Comment auraient-ils pu le faire sans être à leur tour soupçonnés?

Le monde entier a fini par apprendre ce que les "malgré nous" ne pouvaient raconter, par peur de l'amalgame. Mais leur non-dit, que l'on peut comprendre, fut une blessure que ces gosses de vingt ans gardèrent à l’âme. Une blessure qui, durant toute leur vie, n’aura cessé de les tourmenter. Les plus vieux l’ont emportée dans la tombe, comme un secret. Voilà pourquoi, chaque fois qu’en Moselle, à tort ou à raison, j’ai l’intuition de croiser l'un de ces derniers témoins baillonnés, je me sens plein de compassion.

Dans l'est de l'Europe, ils ont dû parfois cotoyer les auteurs des centaines d’Oradour. Des milliers de photos jaunies se cachent encore aujourd'hui en Allemagne, dans les tiroirs de vieillards nostalgiques qui se les montrent entre copains. Le fait qu'il en ressorte une de temps à autre nous prouve hélas que si You tube ou Daily motion avaient existé à l'époque, les soudards n'auraient pas résisté au scoop.
 
Noël 2011.
Jacques Gandebeuf (Photos Claudius Thiriet)

Chaque fois je passe le mur de verre 1

A Filstroff, près de Bouzonville, quand j’ai frappé à la porte de Jean-Louis Kieffer pour lui demander ce qu’il en pensait, il a d’abord paru surpris. Notre site doit beaucoup à ce doux Bouzonvillois, professeur de français à la retraite, depuis qu’il m’a raconté son histoire personnelle et permis de mieux comprendre la nature de l’humiliation frontalière. Il est, avec Hervé Atamaniuk à Sarreguemines et beaucoup d’autres du même esprit installés comme lui tout au long de la frontière, l’un des mainteneurs les plus actifs du renouveau francique. Une espèce de ligne Maginot à l'envers... De plus, il est poète, ce qui lui donne un double regard.

Le mur de verre entre les deux Moselles, Jean-Louis-Kieffer connaît. "Chaque fois que, pour me rendre à Metz, je sors de la forêt de Piblange en roulant vers Gondreville, je me dis que j’arrive en France et je souris... C'est tout de même bizarre, d'un seul coup. Pas de rideaux derrière les fenêtres, pas de fleurs non plus et des maisons beaucoup plus petites que chez nous."

Mais quel espoir sérieux garderait-il sur la vieille langue de ses ancêtres? Au départ, l'ancien prof est plutôt découragé: "Notre dialecte se perd, hélas, comme toutes les langues régionales." C’est même la raison du réveil inattendu de ses derniers défenseurs, des jeunes surtout, un peu partout.

Jean-Louis me rappelle que dans les années vingt, la pression française anti-Platt opérait en priorité à l’école. Du coup, dès les années cinquante, les frontaliers s’étaient corrigés d’eux-mêmes. On ne parlait déjà plus le francique dans la rue et depuis les années soixante, on n’osait même plus s’en servir dans les églises. La télévision avait tout laminé.

Chaque fois je passe le mur de verre 2

"Ce que beaucoup de Français de l’intérieur ignorent, continue Jean-Louis Kieffer, c’est que les Allemands avaient sévi les premiers. Ils ont commencé la répression du "Platt" chez eux dans les années 1860, en imposant le haut allemand, le hochdeutsch une langue classique inventée par Luther au XVIe siècle pour diffuser sa Bible. Nous n’avons fait que les imiter dans nos écoles. Nos inspecteurs avaient des consignes mais rien n’était écrit. Les choses se sont adoucies après 1981, même si l’on trouvait encore, du côté de Bitche, les derniers petits hussards noirs qui interdisaient aux enfants de parler le "Platt" dans la cour."

Notre ami reconnaît que l’intolérance arrogante, l’anti-platt viscéral, a disparu petit à petit.... Jean-Louis n'est pas peuf fier d'avoir convaincu un collègue auvergnat, professeur d’histoire et géographie. Ce dernier, depuis, le parle couramment. Le "Platt" ne fait donc plus peur aux francophones, mais hélas, la principale raison est qu’ils s’en fichent. Comme il n’était que rarement écrit, sa sonorité ne se reconnaissait quasiment plus dans l’espace du sud mosellan. Alors qu’on l'entend aujourd’hui jusqu’à Coblence, jusqu’à Liège, jusqu’à Aix la Chapelle.

"Chez nous, admet Jean-Louis Kieffer, c’est plus compliqué car il existe, vous le savez, trois sortes de Francique de l’ouest à l’est, le luxembourgeois, le mosellan et le rhénan. Un né-natif de Rodemack aura un peu de mal pour être compris à Bitche, mais il le sera. Un Bouzonvillois sera compris à Sarrelouis. Même à Metz, vous le savez, la bonne moitié des plus vieux habitants a un germanophone dans la famille. Il connaît donc quelques mots de francique, un vieux répertoire familial qui fait semblant de dormir dans sa mémoire."

J’imagine qu'il peut même arriver au Messin le plus francophone de se parler "Platt" tout nu devant la glace, en notant qu’il a pris du "schpeck" après avoir tâté ses bourrelets. Mais si un natif de Grossbliederstroff le croise à la sortie de la gare et lui demande en "Platt" le plus court pour Pompidou, il lui répondra qu’on est en France. La seule chance qui lui reste de parler Platt dans une rue de Metz c’est de tomber sur un cousin.

"Notez bien, reprend Jean-Louis Kieffer que si un Sarrois me demande en "Hochdeutsch" la bonne adresse des macarons à Bouzonville, je lui réponds que c’est à Boulay, mais je le lui dis en Français."

 Il ne s'agit que d'une guéguerre. La réalité des années 2010 est bien différente. Quand un Mosellan du nord lit dans le journal qu’il serait question de supprimer un jour le département pour faire des économies, il a le vertige. Au Conseil général, il se sent pleinement représenté alors que dans une structure française extra régionale, sa petite communauté se sentirait la dernière roue du char

A ma demande, Jean-Louis Kieffer a bien voulu offrir aux lecteurs de notre site trois de ses poèmes écrits en français, et quatre en "Platt" qu’il a traduits pour nous. Il précise à ce propos que cette traduction est plus au moins littérale, et ne peut, selon lui, rendre leur rythme ni leurs sonorités. C'est possible. Mais la beauté de son pays nourrit visiblement son inspiration. Les photos qu’il nous offre, prises entre Rémeldorff et Grafenthal, le prouvent.

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 3

 

Terre lorraine

Ma terre termitière

Lacérée de blessures

Aux cicatrices incandescentes

connaît les cris de la déchirure

Les révoltes enfouies.

 

Ma terre cimetière

Aux soldats oubliés

Habillée de deuil et de feu

Ma terre de passage forcée

Connaît les pleurs interdits

Les regards sans retour

 

Ma terre mère

Aux seins trop lourds

Aux parlers divers

En mosaïque d’accents

Connaît les silences de l’attente

Les pesanteurs assoupies

 

Ma terre aux bras ouverts

Jamais repliés

Habillée d’espoir et de rire

Ma terre amante

En attente d’amour

Ma terre sans détour.

 

Ma langue germaine

Que restera-t-il des mots de mes ancêtres,

Fragments maculés

De vomissures,

Crachats tuberculeux

Marqués du signe infamant de la bochitude?

 

Tous les mots de ma tendresse primitive,

Verbes nés

Du giron de ma mère,

Seront viatique au bord de ma route,

Mince filet d’eau, lapée à pleine langue.

 

Langue

Jaillie de ma terre

Non de misère

Mais d’infinie douceur...

Ma langue nourricière!

 

Chaque fois je passe le mur de verre 4 

 

Ma Lorraine

Lorraine Niemandsland

Entre beuglement teuton et ricanement welche

Lorraine mienne

 

Entre marteau et enclume

Croix sans racine

Lorraine

Entre fer et charbon tes entrailles violées

 

Lorraine aux pesanteurs trop lourdes

Aux espoirs oubliés

Aux bouches cadenassées

Lorraine de mon silence

De ma solitude

Lorraine mienne

 

Cris chuchotés

En vallons qui se culbutent

Regards lointains

En clochers gris

 

Lorraine Niemandsland

Lothringen mein

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 5

 

Mei Sprooch     

Ma langue

Mei Sprooch és en kleen Insel

Ma langue est une petite île

Déi émmer kleener gétt 

Qui sans cesse se rétrécit

Von den Wellen verropt 

Déchiquetée par les vagues

 

Mei Sprooch és en alter Baam  

Ma langue est un vieil arbre

Verkroopelt un verwuertzelt

Noueux aux racines emmêlées

Déer noch weider léwen wéll

Qui veut encore continuer à

vivre

 

Mei Srooch és en alt Mädel  

Ma langue est une vieille fille

Dat sein Herz verdrocken lisst  

Dont le cœur se dessèche

En seinem armséilijen Lewen  

Dans sa vie de misère

 

Mei Sprooch és en Trän    

Ma langue est une larme

Om Grouspappen sei Backen    

Sur la joue de mon grand-père

Déi langsam ronnerrutscht  

Qui doucement glisse

 

Mei Srooch és en kleen Bloum    

Ma langue est une petite fleur

Em groussen Wald    

Dans la grande forêt

Déi zwéschen de drocken Blädern

Qui à travers les feuilles mortes

Noch en béssien lachen wéll  

Veut encore rire un peu

 

Mei Sprooch és en Wuert    

Ma langue est un mot

Mei Sprooch és en Bild    

Ma langue est une image

Mei Sprooch és en Otem    

Ma langue est un souffle

Déi mir noch ém Néwel…noowénkt

Qui dans le brouillard

encore… me dit adieu

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 6

 

Groo... mei Sprooch

Am Himmel rutschen de Wolken

Iwwer mei bockelich Land

Em Nowember ganz groo

 

En mei Gedanken spielen

De Wierter

Schockelich Wierter

Duerch mein armselich Sprooch

Bés aan de Wolken ganz groo

 

En meiner Häämlichkeet

Séngen de Wierter

De Sprooch von der Stroos

De Sprooch von der Mamma

Zaart én mir

Ganz groo

 

Mei Sprooch ém Nowember

Groo

Mei Sprooch for de Wolken

Mei Sprooch ohne Fréihjohr

Mei Sprooch for métzehollen bés én den Wénter

Mei Sprooch né meh for deich

Nur noch for meich

Mei Nowembersprooch

Ganz groo...

 

Grise… ma langue (traduction)

Au ciel glissent les nuages

Par dessus mon pays de bosses

En novembre, tout gris

 

Dans mes pensées jouent

Les mots

Mots bancals

A travers ma langue de misère

Jusqu’aux nuages, tout gris

 

Dans ma tendresse

Chantent les mots

La langue de la rue

La langue de ma mère

Tendrement en moi

Toute grise

 

Ma langue en novembre

Grise

Ma langue pour les nuages

Ma langue sans printemps

Ma langue à emporter pour l’hiver

Ma langue, plus pour toi

Uniquement pour moi

Ma langue de novembre

Toute grise…

 

Mojens fréih iwwer der Hétt

De letscht Stéeren

Ohne eppes ze saan

Rutschen langsam fott

Lo hénnen

Iwwer de blou’ Béerjen.

 

Un de lang Féngern von der Naat

Häämeln noch en bessien de Wolken.

 

De Schuerschten iwwer der Hétt

Nujheln sich zesammen

Un zéihen sich zeréck

Verroschtet én der Naat.

 

Un de lang Féngern von de Wolken

Verkroozeln nur noch de Welt.

 

Keen Damp, keen Feier

Keen Blétz, keen Krach

Meh

Nur noch

En rouder Stréch am Horizont

Un et Peschpern von der Naat.

 

Un de Hétt

Streckt sein Schuersten

En de Ewigkeet rénn

Wéi de lang Féngern von der Naat.

 

Tôt le matin au-dessus de l'usine (traduction)

Les dernières étoiles

Sans mot dire

Disparaissent lentement

Tout là-bas

Au-dessus des collines bleues.

 

Et les longs doigts de la nuit

Caressent encore un peu les nuages.

 

Les cheminées au-dessus de l'usine

Se serrent les unes contre les autres

Et se retirent

Rouillées dans la nuit.

 

Et les longs doigts de la nuit

Ne font plus qu’un gribouillis du monde.

 

Plus de fumée, plus de feu

Plus d’éclair, plus de bruit

Plus qu'un trait rouge à l'horizon

Et le murmure de la nuit.

 

Et l'usine

Pointe ses cheminées

Vers l'infini

Comme les longs doigts de la nuit.

 

Auslänner...

Dau wo ém Staaw von den Grouwen

Enner Dach ohne Sonn

Dei Longen rausgekotzt hascht,

 

Dau wo én de Feierfunkeln von de Hétten,

Em Krach un ém Radau

Dich abgeketzert hascht,

 

Dau wo én de Kolonien

Wéi Waartzeln fescht aan de Fabrécken

Agewaas béscht,

For dich warem ze halen,

 

Dau wo ém Staaw, ém Dréck, ém Damp

Gelewt hascht nur for ze schaffen,

 

Dau wo dei Sonn verloss hascht

Un ém Néwel gedräämt hascht

Von dahäm,

 

Dau wo den Spott verdraan hascht,

Weil et hat eefach mussen so sénn,

Dau mét deinen schwaarzen Auen

Un deinen verréssenen Hänn,

 

Dau wo dich duerch dein’ Schwääs

Dein Äerwet un dei Kraft

En us Land egewuerzelt hascht

 

Dau Lothringer von der letscht Stonn

Dau béscht Lothringer. For émmer...

 

 Chaque fois je passe le mur de verre 7

 

Etranger! (traduction)

 

Toi qui dans la poussière des mines

Sous terre sans soleil

As craché tes poumons

 

Toi qui dans les éclats de feu des usines

Dans le bruit et le vacarme

T’es tué au travail

 

Toi qui dans les "colonies"

T’es accroché comme une verrue

Aux murs des "fabriques"

Pour te tenir chaud

 

Toi qui dans la poussière, la saleté, la fumée

N’as vécu que pour travailler

 

Toi qui as abandonné ton soleil

Et rêvé dans la brume

De là-bas, chez toi

 

Toi qui as supporté la moquerie

Parce qu’il fallait qu’il en soit ainsi

Toi avec tes yeux noirs

Et tes mains déchirées

 

Toi qui par ta sueur

Ton travail et ta force

T’es enraciné dans notre pays

 

Toi Lorrain de la dernière heure

Tu es Lorrain

Pour toujours…