Je me rappelle vaguement des gens sur la place de Charly. J’avais quatre ans. Ils étaient bien malheureux en quittant leur maison. Moi, on m’avait collé un gros sac sur le dos, et je n’étais pas d’accord, comme d’habitude. Alors, pour me faire tenir tranquille, mon père m’avait dit que c’était du chocolat qu’il avait mis dedans.

D’Oradour, je me souviens mieux, forcément. A six ans, j’allais à la pêche tout seul, au bord de la Glane, ou des fois, avec un copain, Marcel Poutaraud, qui est mort aussi. C’était le fils du garagiste. On se baignait tout nus dans la rivière. Il y avait aussi une brave dame, Mme Mercier, qui vendait des maillots de bain. J’avais même décidé d’en acheter un avec mes petites économies, mais la pauvre femme, elle n’a pas eu le temps de le vendre...

Au tout début, les gens étaient assez froids avec nous. Si je me souviens bien, il y avait eu des réfugiés alsaciens en 39, des gens orgueilleux qui n’avaient pas plu à ceux d’Oradour. On nous avait d’abord logés dans la Grand-rue. Tous dans la même pièce, je revois le lit de mes parents... mon grand-père François sur une paillasse et les quatre enfants sur une autre, tête-bêche.

En 1943, j’étais toujours un gosse difficile. A la fête, une fois, j’avais volé des légumes dans un jardin pour les échanger contre des tickets d’entrée. Ma grande distraction, c’était de pisser dans les sabots des adultes.

J’ai un autre souvenir familial auquel je m’accroche: mon père me voit arriver avec un fagot sur l‘épaule et m’ordonne, assez brutalement, de le jeter à terre. J’ai vite compris pourquoi. Il y avait un aspic dans les branchages!

A Oradour, j’aimais bien la famille Thomas, qui avait des enfants de mon âge. Et aussi le coiffeur, M. Valentin. Il fabriquait des cannes et me faisait voir comment les tordre pour leur donner la forme. Et encore la famille Pinède, des réfugiés juifs de Bayonne. J’allais souvent chez eux car ils avaient de bons gâteaux à offrir.

J’ai raconté cent fois comment je m’en suis sorti. J’ai parlé des trois dernières personnes que j’ai vues, Françoise Bertrand, qui avait 15 ans, M. Thomas et Mme Octavie Dalstein. On était refoulés dans une grange. M. Thomas m’a pris par la main alors que ça mitraillait depuis une bonne heure. Et quand on nous a tiré dessus, je suis parti dans les herbes. Ma petite taille m’a aidé. Eux, ils sont morts.

Souvent j’ai repensé au dernier repas familial de ce fameux 10 juin 44. C’était à la maison, un peu après midi... Mon petit frère Claude avait presque fait un caprice pour que je l’emmène avec moi... Bien sûr, je n’étais pas d’accord. Il avait pris une gifle. Les SS sont arrivés une heure après.

Je n’ai pas oublié le Dr Gandois, chez les Pincemaille, quand j’y suis arrivé couvert de ronces. C’est lui qui m’a soigné. J’étais plein de sang, et après je suis tombé dans les vaps. A sept ans et demi, c’était beaucoup pour un gosse. Ils m’ont lavé les plaies avec de l’eau-de-vie. Ils me voyaient comme un symbole, puisqu’on avait tué toute ma famille.

C’est à Laplaud, le dimanche 11 juin, que j’ai vu arriver Mme Rouffanche, la dame qui avait sauté par une ouverture de l’église. Elle était sur une brouette poussée par deux hommes. Maculée de sang mais consciente. Je me souviens de ses paroles: "Ils ont massacré les femmes et les enfants. Les hommes, je ne sais pas." C’est juste à ce moment là que j’ai compris que je ne verrais plus ma mère, mes trois soeurs et mon frère.

On nous a rapatriés le 17 août 1945. Durant tout ce temps, Emilien Veler, un Mosellan de Bousse expulsé à Niévilles, m’avait gardé chez lui. C’est là que j’ai assisté à l’exécution de Grosloup, le chef de la Milice, en juillet 44. Les SS étaient repartis mais pas les collabos. Il y avait cinq ou six gars du maquis à l’affût et ils ont arrêté le train. Moi, j’étais dans le compartiment juste à côté, avec Emilien Veler. Les maquisards ont mitraillé mais Grosloup s’était caché sous la banquette. Je l’ai vu, comme coupé en deux, sous les rafales. M. Veler et moi, on a filé dans la voiture des maquisards.

Ensuite, j’ai été chez mon oncle, Emile Maillard qui m’a adopté en 1950. Déporté en 42, il n’avait appris qu’à son retour en 45 ce qui nous était arrivé.C’était l’époque où l’on me montrait partout. J’étais la bête curieuse, le Petit Poucet martyr, le poil-de-carotte orphelin. Trois fois, j’ai déjeuné avec Mgr Rastouil, l’évêque de Limoges. Et puis je suis devenu adolescent.

Je n’ai jamais mis les pieds en Allemagne. De 1957 à 1971, à la Sollac, j’ai côtoyé des chefs qui s’étaient déjà fait oublier, alors que moi, je savais qu’ils avaient été collabos à l’époque. Je ne pouvais pas supporter de les entendre donner des ordres. Plus d’une fois, j’ai crevé les pneus de leurs voitures. Ils devaient savoir d’où ça venait, mais ils n’ont rien dit.

Il y a une dizaine d’années, un journaliste allemand m’a téléphoné, de Baden-Baden, je crois. Il m’a proposé de tourner un film sur la triste histoire du petit Lorrain qui avait pu s’échapper le 10 juin 44. Pourquoi pas ? Mais il y avait une condition: Il fallait que je dise que pendant la mitraillade, j’avais eu la chance de m’en sortir parce que des SS allemands bons bougres m’avaient laissé filer... J’ai refusé, bien sûr.

La dernière fois que je suis allé à Oradour pour une cérémonie, je me suis arrangé pour arriver avant les journalistes. Ceux-là, dès que je les vois, je me sauve. Si je vous disais que depuis 45, ils sont des dizaines qui m’ont cité dans leurs livres... Ils ont repris mon histoire, et bien sûr, elle se modifiait chaque fois d’un bouquin à l’autre. Vous êtes le premier depuis cinquante ans qui soit venu me voir, d’homme à homme, pour me demander mon avis!

Au procès de février 1953 à Bordeaux, Graff a reconnu qu’il avait tiré sur un enfant. L’enfant, c’était moi ! Les avocats faisaient la fine bouche. "A l’époque", disaient-ils, "c’était un gosse"... J’en avais boxé un qui parlait du "petit Godfrin" comme si je racontais n’importe quoi... Une autre fois, j’avais lancé un micro sur l’un des accusés SS. A Oradour, lors de la reconstitution, des rescapés voulaient flinguer Graff. Mais la police les a bouclés dans une grange. On n’a pas pu.

Ce qui m’a toujours soulagé, c’est qu’il n’y avait pas de Mosellans à Oradour, sauf, bien sûr les malheureux de Charly et de Montoy- Flanville. Moi, je n’ai jamais pardonné ce qui s’est passé là-bas. Je n’ai trouvé aucune excuse aux incorporés alsaciens.

Mais aujourd’hui, plus d’un demi-siècle plus tard, ce qui me scandalise le plus, c’est de savoir qu’il se vend, sous le manteau, un bouquin révisionniste qui ose parler d’Oradour comme d’un “demi-siècle de mise en scène".

Je vais vous raconter une histoire très peu connue. En 1949, pour l’inauguration du monument à Charly, les autorités ont refusé un transfert de cendres venant d’Oradour. Alors, avec mon futur tuteur, Emile Maillard, nous sommes allés voir Arsène Pister, un menuisier de Charly, qui avait perdu sa femme et sa fille dans le massacre. Et les cendres, on a décidé de les transférer quand même.

Nous sommes partis à Oradour. Il y avait encore, dans l’église, un tas de cendres et d’os calciné avec un écriteau, à droite du choeur. Un tas qui faisait une vingtaine de centimètres... Pierre Cordeau, le guide de l’époque, était d’accord. Il m’a enfermé, seul, dans l’église, et avec mes mains nues, j’ai rempli une cassette en bois qu’avait confectionnée Arsène Pister, et qui avait la forme d’un petit cercueil. Et je suis revenu avec notre "trésor" jusqu’en Moselle. Je l’avais mis dans une petite valise. Un ouvrier de M. Pister l’a placé dans une cavité du monument, sous les pieds du Christ. Le secret a été bien gardé."

JG.

(La parole retrouvée. 1998)

01 andre sondag

Le 9 décembre 2015, André Sondag est mort à Metz. Il avait 93 ans, mais son bel âge était miraculeux, tant les malheurs de la guerre avaient plombé sa santé.

Il aura eu, avant de partir, le bonheur quasi physique de tenir dans ses mains la gratifiante épaisseur d’un livre… le sien, en vérité, qu’il avait écrit pour son entourage mais qu’il reçut lui-même comme un cadeau... De même que, moins d’un mois avant sa disparition, on lui avait enfin donné la Médaille du Souvenir Français.

C’est alors qu’il mesura pleinement ce que ressent un auteur quand il découvre enfin son bébé. Avec, pour le coup, le nom d’un jeune éditeur mosellan sur la couverture et non plus celui d’une édition parisienne en faillite dont les rares exemplaires à compte d’auteur étaient passés inaperçus cinq ans plus tôt. Depuis ce piège en 2010, André avait très mal vécu sa désillusion et dû remiser au fond d’un placard le manuscrit cent fois relu de sa jeunesse broyée.

Devenu expert-comptable, un métier qui, par sa rigueur et son goût des chiffres, mène assez rarement aux effets de plume, il attendait son heure, ayant compris que dans le monde du livre, une vocation in extremis est forcément le fruit du hasard. Or dans l’édition, faire confiance au hasard n’est pas toujours du calcul, encore moins de la compassion mais parfois du savoir vivre: la peur de rater un document précieux. Le geste rappelle plutôt l’instinct du conducteur du dernier métro quand dans son rétroviseur, il voit déboucher au portillon un voyageur en retard. Cet inconnu qui court au bout du quai désert, lui l’attend au lieu de faire semblant de ne pas l’avoir vu.

C’est ainsi que le monde de la littérature peut avoir du flair et l’élégance. Il lui en faut, de nos jours, dès qu’on touche à l’Histoire. Il lui en faut pour penser à rendre hommage à un témoin avant qu’il soit mort. Hélas, pour retrouver des ressuscités dans l’histoire locale, on peut craindre en effet qu’il faille en 2016 fouiner longtemps chez les bouquinistes... Le Mosellan nouveau n’arrive plus dans nos bibliothèques et l’on a peu de chance de découvrir aux Salons du Livre un taiseux dont la mémoire s’est réveillée. Même s’il reste du temps à vivre aux quelques inconnus que le projet tenaille encore, ils n’auront plus la force de glisser leurs soixante-dix années de silence intime dans un bazar où l’on a dorénavant tendance à traiter la prose des grands-pères comme on jette le linge de la semaine au tambour de la machine à laver.

L’écriture d’André Sondag, tant par son réalisme que par son absence de tout effet littéraire, révèle un regard typiquement mosellan. Elle nous décrit la mutation singulière d'un jeune Messin au fort caractère mais qui n’avait rien demandé. La guerre fit de lui un insoumis à facettes, d’abord réfractaire, puis bagnard, puis torturé, puis enrôlé de force, puis prisonnier, puis résistant, puis revenant, puis militant. Un medium des infortunes locales.

Il y a gros à parier qu'André eût parfois, de guerre lasse, la tentation de tout envoyer promener. Fort heureusement, le récit de ces années de dressage teutonique, ponctué de slogans débiles et de coups de pied dans les côtes, ne pourrait sortir que par le haut. André avait le noble besoin de le raconter, par devoir.

On feuillette... et toutes les cinquante pages, on découvre un Père tranquille aux réflexes de Gavroche. On le plaint. Pris dans les vents tourbillonnants d’Europe centrale, il est souvent obligé de changer de peau pour sauver la sienne. Devant tant d’énergie à rester digne sous la schlague, on reste admiratif.

 

N’oublie pas d'éteindre la lumière…

 

02 Sondag le jeune cycliste davant guerre

Ce jeune Messin en culottes de golf, c’est lui, André Sondag, en 1937. Passionné par le Tour de France, il ne rate jamais le résultat qui s’affiche, tous les soirs d’étape, dans le hall du "Républicain Lorrain". Par contre, il n’a aucune idée du tour d’Europe que la guerre va lui réserver.

Les nouvelles pourtant ne sont pas fameuses. Les Mosellans se méfient de ces histoires de frontière, mais André garde un moral de cycliste. Alors que Metz, après avoir gonflé sa garnison dès la mobilisation, va craquer sous le poids de "pitous" encartés qui s'ennuient loin de chez eux, il fonce à vélo de Queuleu vers la gare, pour charger son porte-bagage d'un maximum de journaux arrivés au train de Paris. C’est ainsi qu’il se fait son premier argent de poche à l’entrée des casernes… On pense à Bibi Fricotin que la patte de Louis Forton avait inventé en 1924. Le personnage était devenu, dans les illustrés, l'icône du petit débrouillard, très populaire sous les préaux d’école.

 

03 Sondag quatre fils en famille

Dans les années 50, à Queuleu

 

Le livre d'André Sondag, malgré son contenu tragique, est irrigué par une forte croyance en la vie. Rien d'étonnant vu que son auteur était, dans les années vingt, l'heureux petit dernier d'une fratrie de trois enfants. Ses parents vivaient dans le quartier du Sablon et formaient un couple uni. Et quand, après la guerre, André le rescapé rencontra Gilberte, c'est dans le même esprit de famille qu'ils s’installèrent à Queuleu·et eurent quatre fils.

Ces nouvelles responsabilités ne l'avaient pas changé au plus profond. Il afficha toujours ce petit grain d'indépendance et ne se laissa jamais intimider, aux lisières parfois de l'insistance dès qu'il s'agissait de mémoire. C'était son style. Dès 1941, alors qu’il fuyait déjà crânement l’annexion, n'avait-il pas, pour récupérer son vélo, repassé· en sens inverse la frontière qu’il venait juste de franchir à la barbe des douaniers...

Il dût d’ailleurs à cette inconscience le vrai début de ses malheurs, car il se fit cueillir et n’oublia jamais la leçon. Au camp de Schirmeck notamment, dont il ressortit couvert de bleus après avoir échappé au pire.

 

04 Sondag vue de schirmeck

Ce très mauvais souvenir ne l’empêchera pas, devenu Malgré nous, de jouer crânement sa vie à pile ou face en se rendant aux Russes en Slovaquie, avant qu’ils soient tentés de le massacrer dans son trou. Et c’est dans les rangs des partisans qu’il termina sa guerre avant d’être rapatrié en 1945!

Une scène atroce à Schirmeck, d'où il sortit roué de coups, confirme la pudeur qu’a tout honnête homme quand il voit ce qu’il ne devait pas voir. En l’occurrence un quarteron de SS qui torturent en plein air deux malheureux prisonniers nouvellement arrivés. On les oblige chacun à plonger la tête dans un seau d’eau glacée... Les sbires nazis les en extirpent plusieurs fois en les tirant par les cheveux juste avant leur dernier souffle… C’est quasiment morts de rire que les gardiens font durer le plaisir en laissant ainsi les deux inconnus hoqueter leur agonie.

 

05 sondag karl bug

Karl Bug, le patron de Schirmeck, était unijambiste et sadique

 

Il faut se sentir porteur d’un devoir pour être capable d’écrire des choses pareilles après tant d’années. André le dit, même si par pudeur ou horreur du Je, il se cache sous le nom d'Adam Mouzel. Il est vrai que les Mosellans ne sont pas grands bavards. Depuis 1870, six générations bousculées ont remâché leur frustration comme des statues bâillonnées. Dans leur mémoire refoulée, la tête seule en a gardé gros sur le cœur. Faute de s’écouler dans le débat public, la prose locale s’était figée.

On pouvait espérer que dès 1871, ou bien 1919, ou bien 1945, des milliers de rescapés auraient pu se parler, pour raconter ce qui leur était arrivé… Leur destin avait pour point commun l’image d’un chaos. A la sortie de ces retrouvailles, une vision collective des deux annexions pouvait cimenter une Souvenance mosellane où chacun aurait apporté sa pierre sans exiger qu’elle soit de même couleur que celle du voisin.

 

06 7 sondag adulte montage

A la sortie d'une expérience inhumaine, l'adulte a besoin de tout dire

 

Hélas, par peur d’entrechoquer leurs mésaventures contradictoires, de l’expulsé à l’enrôlé de force, du dépouillé au résistant, ils se mirent tous un bœuf sur la langue, qu’elle soit du francique ou du roman. Il fallut attendre les années 1980 pour que les moins complexés trouvent enfin le courage de prendre la plume, saisir un micro ou se laisser filmer, au lieu de ressasser des images d’Epinal en famille. La liqueur de cet alambic laborieux a donné un récit distillé au compte-gouttes que nul historien n’osa récupérer dans un seul flacon.

D’où la rareté de ce genre de témoignages. Le seul recul offert aux historiens pour globaliser cette époque se trouve aujourd’hui en vrac aux Archives départementales, où il est réservé le plus souvent à des chercheurs ou des esprits curieux. Mais pour le reste de la France, la frustration· mosellane reste de l’hébreu. Les nouveaux venus dans le département n’ont aucune idée de l’humiliation locale.

Sous cette époque déjà lointaine, que l'oubli recouvre lentement comme une croûte, on peut découvrir, à condition de gratter, une quotidienneté glaçante, certes déjà racontée dans les livres, mais qui retrouve une dimension nouvelle, du fait qu’on réalise brutalement qu’elle a vraiment marqué trois générations.

Bien que d’un naturel discret, André Sondag fut l’un de ces Mosellans allergiques à l’oubli. Lorrain de forte-tête et de bonne famille, dont la haute silhouette semblait flotter sur un nuage, il avait horreur d’obéir sans comprendre et son regard ne craignait pas le recul.

Fort connu dans la région et pas seulement au sein du dernier carré de copains coiffés de bérets qui déposait des gerbes le dimanche, Sondag nageait depuis 1945 comme un poisson volant sur la vague vieillissante des Anciens combattants et des victimes. On aimait sa voix douce et son non-conformisme, on respectait son apparente fragilité physique même si l’entêtement qu’il mettait dans ses démarches finissait par vous entortiller. On savait que sa famille l'avait cru mort durant des mois. On voyait que la maladie de Gilberte, son épouse, minait quotidiennement son énergie. C’est seulement après la mort de sa compagne en 2008 qu’il raconta pour la première fois l’histoire de sa guerre à ses quatre fils... Yves, l’un d’entre eux, avoue qu’il attendit quatre mois avant d’oser ouvrir, à sa parution, le livre de son père... Depuis le tournant du siècle, ce dernier continuait son combat contre la négation du passé, ce qui ne l'empêchait pas, lors des anniversaires, de trinquer au futur sur l'écran de son ordinateur.

 

08 sondag skype

On n'avait pas Skype à Schirmeck.

 

Le hasard me l’avait fait connaître en 2003, dix ans après mon départ à la retraite du "Républicain Lorrain". Le fait d’avoir commis, sans prétention d’historien, quelques bouquins sur l’histoire mosellane devait lui faire penser que je pouvais l’aider… Je lui dois d’avoir mesuré qu’en journalisme, les relations· officielles servent à rien.

Il se battait en effet pour un but précis: celui d’obtenir des pouvoirs publics la construction d’un Musée des Grandes misères de la guerre en Moselle de 1870 à 1945, un peu comme Jacques Callot les avait gravées en 1633 pour la Lorraine, peu avant la guerre de Trente ans.

Et comme, à part l’ASCOMEMO, rien ne bougeait vraiment en Moselle, à l’ombre d’une Alsace qui donnait· sans arrêt de la voix, le combat d’André Sondag·avait fini par se braquer sur deux idées fixes: Queuleu et Schirmeck. En précisant que dans son esprit, Queuleu était un espoir mosellan et Schirmek un piège alsacien. Du premier, son ancienne prison sinistre, il rêvait dès 1993 de faire un Lieu de mémoire alors que du second, il ne gardait qu’un noir souvenir.

J’ai conservé tous les dossiers qu’il m’avait spontanément fait parvenir: La centaine de lettres qu’il avait échangées, à la Queue leu leu pourrait-on dire, avec les pouvoirs de tous bords, se déploie sur huit pages avec la régularité d’une corde à nœuds. Elle part du 29 juin 1994 et va jusqu’au 17 février 2004… Dans l’art de se refiler le bébé entre la ville de Metz, le département de la Moselle, la région Lorraine, les parlementaires, la Préfecture et le Ministère, on n’avait pas fait mieux depuis l’invention du jeu du balai.

Certes, tout le monde était d’accord, et la plupart trouvaient l’idée géniale. Chacun voulait donner des sous mais nul ne voulait maîtriser la gestion. Yves se souvient de cette quête décevante. Son père avait fait le calcul et admettait en homme de métier: "Il faudrait un million pour retaper Queuleu puis un million tous les ans pour l’entretenir."

Et notre pauvre Sondag se démolissait la santé pour la cause... Il insistait, il rouspétait, au point qu’on était obligé parfois de le recevoir en regardant furtivement sa montre bracelet. Mais il ne lâcha jamais, jusqu'au bout.

 

09 sondag la medaille du souvenir francais

La cérémonie du Souvenir Français, salle Europa à Montigny

 

Il aura fallu, en 2013, la décision de la ville de Metz pour créer, à l’unanimité, un syndicat mixte et sauver le Fort de Queuleu.·Il prenait l’eau et les vandales y organisaient des bacchanales, dans le dortoir pourri où de 1943 à 1945 plus de 1500 résistants, 1800 peut-être? attendaient, les yeux bandés, qu’on les appelle pour la question.

Quand il avait appris, en 2003, la désignation de Schirmeck comme Lieu de mémoire de tous les Alsaciens et Mosellans, André Sondag avait eu la douloureuse impression d’être floué. Le maire de Phalsbourg aussi, qui pensait pourtant tenir la corde. Mais Strasbourg avait astucieusement présenté sa candidature pour enfumer la démarche et se retirer au dernier moment.

On ne va pas revenir trop longtemps sur cette affaire, au risque de mettre la zizanie dans une ATAC déjà soumise à de légers mouvements telluriques. N’empêche… Gravelotte· assure aujourd'hui la garde mais la Moselle ne compte que pour cinq pour cent dans l’ensemble de Schirmeck, qui reste un musée sereinement alsacien. Nul touriste· de la France intérieure n’aura jamais, un samedi matin,·l’idée de faire un aller-retour de 300 kilomètres vers la vallée de la Bruche pour découvrir la "mémoire mosellane" entre la visite de la Cathédrale de Metz et celle du Centre·Pompidou.

De sa manière toujours précise, André Sondag nous fait en somme réfléchir et ce n’est pas du luxe. Mais n’est-il pas trop tard? Le monde change et la toile de fond qui sous-tendait l’imaginaire local depuis la fin du XIXe jusqu’à la fin du XXe, se dilue dorénavant dans une actualité nationale et mondiale, l’une et l’autre anxiogènes et bourrée d'horreurs qui finissent par vous masquer l’écran, un peu comme le dos d’un passant indélicat quand vous allez prendre une photo de famille. L’effacement progressif des récits anciens s’est aggravé lentement, dans nos mémoires… Notre imaginaire a basculé du pessimisme individuel·à propos du passé vers l’anxiété collective à propos du futur.

Le changement est très récent. Certes, il y avait eu Auschwitz, le scandale absolu, mais c’est le 11 septembre 2001 à Manhattan qu’en citoyens du monde, nous avons vraiment commencé de tourner la page.

Ajoutez la pollution sournoise, le chômage institutionnel, les réfugiés·insistants, le terrorisme indécelable, l’Europe en veilleuse et l’ATAC en pointillés… Il ne reste pas beaucoup de place aujourd’hui pour des Gravelotte ou des Queuleu, entre les tours du World trade center ou les décapitations médiatisées de Daesh.

Il faut l’admettre: l’ensemble de pilotis sur lequel s’était construite la mémoire mosellane, entendez l’annexion, l’expulsion, ou l’incorporation, n’est plus à l’échelle des malheurs du monde. Metz aura enfin son Lieu de mémoire mais si la nouvelle passe inaperçue dans le bavardage infantile des réseaux sociaux, il ne faudra pas s’en étonner. Dans ce crépuscule où meurent les souvenirs, André Sondag, aura au moins joué le rôle éminent du dernier passeur.

 

10 sondag lentree du camp

L’entrée du sinistre fort de Queuleu et ses images d'angoisse

 

11 sondag les yeux bandes

12 sondag avant linterrogatoire

13 sondag prisonniers enchaines

On a le droit d'imaginer... André Sondag a rejoint tous ceux qui, avant lui, avaient eu le même besoin de parler. Une cohorte de Justes dont le cœur débordait à la fois de compassion, de colère et de mélancolie. Ils l’auront accueilli (*) avant qu’un autre jour se lève. Avec le sentiment qu'il sera peut-être le dernier Mosellan à raconter clairement ce que fut l'époque.

"On t’attendait, l’ami! N’oublie pas d’éteindre la lumière."

 

JG. mars 2016

 

* L’ouvrage est publié à Metz aux éditions des Paraiges, avec, nous le rappelons, ce titre prémonitoire: "Avant que l’aube ne revienne."

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La famille de Nicolas Lorich. Derrière, de gauche à droite, Jean et Jacques. Et devant Gustave , Angelique, Anne, qui tient Joseph sur ses genoux, Nicolas, et Elisabeth derrière Marie-Thérèse. Sur la photo du dessous, Gérard et Agnès en 1936.

L’interview d’Agnès avait eu lieu à Sarrebruck dans la maison de Horst Ruth, un aimable Sarrois qu’elle avait épousé après la guerre. Gérard assistait à notre entretien en compagnie de sa femme Sylvette, tout comme Gilbert, le frère d’Agnès avec son épouse Simone, et enfin la grande amie d’Agnès, Marguerite Forfer, devenue Mme Canteneur. Horst Ruth, Gérard Lorich et Marguerite Canteneur sont malheureusement décédés depuis.

3 gerard et agnes en 36

"A la fin de la guerre, avait commencé Agnès, j’avais onze ans. Faites le calcul... Mais tous nos malheurs ont démarré en septembre 1939. L’ordre d’évacuation arriva chez nous le 1er septembre. Pour toute cette population au nord de la ligne Maginot, il n’y avait pas de temps à perdre."

La mère d’Agnès resta seule avec les trois petits, pour organiser ce départ douloureux. Gustave était en effet mobilisé. Et l’aventure commence… Marie Lorich embarque les trois enfants sur un chariot traîné par des vaches, sur lequel vont aussi monter les deux anciens, Jacques Fey, un célibataire, et sa soeur Anne Lorich, la mère de Gustave. C’est d’abord la longue route, en suivant la Schwalbe vers le sud jusqu’à Lorentzen, Eyvwiller, en Alsace bossue, puis Sarraltroff et Diane-Capelle. Première déception: A Rhodes, près de l’étang du Stock, tous les évacués doivent laisser leur bétail et les chariots. Sans trop se faire d’illusions, les fermiers de plusieurs villages du Bitcherland essaient de vendre leurs vaches et leurs chevaux à l’Etat, contre un joli récépissé. Les gens de Hottviller apprennent alors qu’ils sont dirigés vers les Charentes. En gare d’Azoudange, ils embarquent enfin, dans des wagons à bestiaux.

"J’ai peu de souvenirs de ce long voyage. A 6 ans, c’est normal. Mon frère Georges en avait 4. Gilbert seulement 9 mois... Nous avions des cartons autour du cou, avec notre nom et notre adresse. Notre mère nous a souvent raconté que le landau de mon petit frère, mal stabilisé sur la paille, roulait sans arrêt lors des aiguillages, en allant buter d’un côté à l’autre du wagon.

 1 Lorrains heberges dans hangar

Les Lorrains, à leur arrivée, étaient souvent hébergés dans un hangar avant que les municipalités leur trouvent un logement.

Un détail pareil, on ne peut pas l’inventer. Il fait penser à l’écuelle de Charlot dans "La ruée vers l’or", glissant d’un bout à l’autre de la table, du fait du roulis.

La famille Lorich arrive ainsi à Lesterps, près de Confolens. Après ce voyage pénible et plein d’angoisse, l’accueil est un peu confus, mais correct. Les Charentais donnent l’impression de ne pas savoir très bien comment ils vont pouvoir absorber tous ces réfugiés. Les maires sont continuellement bombardés de messages du Préfet, annonçant l’arrivée de nouveaux trains.

C’est qu’il s’agit chaque fois de mille à quatre mille personnes, durant toute la première quinzaine de septembre. Sur les 800 habitants de Hottviller, 239 sont à Lesterps. Les autres sont répartis sur Esse, Saint-Christophe-de-Confolens et Plessac.

‒ Vous vous souvenez de Lesterps ?

‒ Oui, je m’en souviens. La mairie n’avait pas eu le temps de répartir les réfugiés. Alors, ils avaient décidé de nous regrouper dans la cour de l’école où les familles charentaises sont venues nous chercher.

Ces gens ne savaient pas qui était désigné ?

Justement. Ma mère a vite eu l’impression qu’ils venaient nous détailler, comme au marché. Certes, ils étaient très polis avec nous, mais leur façon d’aller d’un groupe à l’autre était révélatrice. Réfugié pour réfugié, autant choisir des jeunes gens costauds, qui pourraient donner un coup de main à la ferme. Il ne faut pas oublier que les hommes charentais, eux aussi, étaient mobilisés.

‒ Et votre famille ?

‒ On est restés les derniers ! Ma mère, ma grand-mère, l’oncle Jacques et les trois enfants. Personne ne voulait de nous !

‒ Ils vous trouvaient un peu tendres ?

‒ Je n’en sais rien, mais pour nous, ce fut une chance ! Quand le maire de Lesterps nous a découverts, tout seuls et tout tristes, il nous a emmenés chez lui. M. et Mme Gouranchat étaient des gens très pieux et très bons. Ils avaient adopté une petite fille infirme nommée Denise. On nous a donné un coin de la maison avec une petite cuisine. Marguerite, leur bonne, a pris au bout de quelques jours notre bébé Gilbert en affection.

‒ Vous avez d’autres souvenirs ?

‒ Très peu. Je me souviens que ma grand-mère Anne et son frère Jacques travaillaient dans les fermes du maire. Moi, j’allais à l’école des petits Lorrains. Nous avions une institutrice, spécialement pour nous, à cause du crucifix au mur. Dans l’autre classe, ils restaient laïques.

‒ Des problèmes ?

‒ Aucun problème. Les Charentais s’étonnaient au début. C’était notre statut local, rien de plus. D’ailleurs, ils étaient croyants, eux aussi, à leur manière. Je me souviens que l’église de Lesterps était pleine de puces, à cause des sièges en paille cannelée.

‒ Et votre père ?

‒ Il est venu nous voir à la fin du printemps 40, et les nazis ont attaqué à Sedan, quelques jours avant la fin de sa permission ! Partout, c’était la débâcle sur les routes. Alors, il est resté avec nous.

Déjà, les Allemands sont en Charente…. L’administration française fait savoir aux réfugiés lorrains qu’ils peuvent remonter durant l’été. Partout, on discute pour trouver quelle est la meilleure décision à prendre…. La famille d’Agnès, déjà réconfortée moralement par la présence de Gustave, se raffermit encore avec l’arrivée de Jean Lorich, l’un de ses frères.

Gendarme de métier, Jean a été mobilisé d’abord dans la Vienne, puis affecté à Toulouse. Il s’est mis en disponibilité pour rejoindre Lesterps.

 2 Gerard Lorich           Gerard

"C’est un homme qui avait du recul sur les événements. Il pensait que nous devions tous rentrer. A époque, il n’était pas encore question d’annexion mais mon père l’a payé cher," nous dit Gérard Lorich, le fils de Jean.

En France, il était déjà considéré comme un déserteur, et dans la Moselle devenue allemande, il a perdu son travail. Nous avons été obligés de le nourrir clandestinement pendant neuf mois, grâce à Gorius, le gardien du FC Metz.

Le retour des Lorich à Hottviller est accablant... Ils passent à Saint-Dizier, pour le funeste filtrage, et arrivent enfin à Sarrebourg, encore loin du Pays de Bitche. Ils apprennent que dans leurs villages abandonnés un an plus tôt, toutes les maisons, toutes les fermes, ont été pillées ou dévastées. D’ailleurs, il est interdit d’aller plus loin.

Commence alors une période assez irréelle, un à deux mois selon les retours, pendant laquelle des dizaines de réfugiés encore déboussolés par une année d’exil, décident de contourner l’interdiction et rejoignent la nuit leur village. Là, ils essaient de rafistoler leurs toits ou de retrouver quelques meubles dans les décharges. De Metz, le cousin Gérard vient ainsi voir les Lorich à vélo, pour donner un coup de main.

Ce chantier de castors clandestins ne va pas durer longtemps. Les Allemands arrivent en force et rassemblent assez rudement cette population qui leur désobéit. La famille Lorich apprend ainsi que Hottviller est l’un des dix-huit villages du Pays de Bitche choisis par les nazis pour agrandir leur champ de tir. Le 29 novembre 1940, il faut à nouveau quitter les lieux.

‒ Vous êtes devenus des Siedler, vous aussi ?

‒ Oui, envoyés dans une ferme de Lidrezing, entre Morhange et Dieuze.

‒ Racontez-moi votre état d’esprit ?

‒ Pour comprendre, il faut d’abord revenir en arrière... En septembre 1939, même si l’évacuation était douloureuse, elle restait une évacuation. C’est-à-dire que nous pensions rentrer un jour. De même, dès la fin de l’été 40, les dizaines de milliers de compatriotes, que Bürckel expulsait du département, pouvaient garder le lointain espoir de revoir leur maison. Alors que pour nous, même cet espoir n’était plus possible ! Nos dix-huit villages étaient rayés de la carte, pour raison militaire. Je dis bien définitivement... Vous comprenez la détresse des gens. Ils n’osaient même plus imaginer leurs morts, laissés dans les cimetières, sous le tir des canons.

En fait, les Allemands ne canonnèrent pas toutes les maisons Leur champ de tir ne servit pas très longtemps mais les expulsés l’ignoraient encore.

‒ Nous avions tous l’impression de revivre, un an plus tard, notre arrivée à Lesterps. Comme si nous étions dorénavant condamnés à nous installer chez les autres... Mais cette fois, l’ambiance était lourde. En Charente, nous étions des réfugiés, accueillis très loin de chez eux par des compatriotes, alors que là, nous étions bel et bien des déportés, déguisés en envahisseurs, à une soixantaine de kilomètres de notre maison ! Pour mes parents, mon oncle Jacques et ma grand-mère Anne, c’était la pire des humiliations.

‒ Et les autres Siedlers ?

‒ On les a vus arriver, des Allemands d’abord, puis des pauvres gens qu’ils avaient déportés pour travailler dans les fermes, des Polonais surtout, et aussi des Serbes. Cette population étrangère nous entourait de tous les côtés, dans notre ferme vide. Dans la grange, je m’en souviens, il y avait un chien méchant au bout de sa chaîne. Mon père, qui adorait les animaux, lui a donné à manger au bout d’une fourche et petit à petit, nous avons réussi à l’apprivoiser. On l’a baptisé Moppy et l’animal nous a suivis quand on est repartis.

‒ Parce que vous n’êtes pas restés à Lidrezing ?

‒ Seulement trois mois, pour passer l’hiver. Ensuite, on nous a donné l’ordre d’aller à Wuisse, dans la maison d’Auguste Frache, une famille que les nazis venaient d’expulser du côté d’Albi. Tout près, la ferme Karst était dans le même cas. Et beaucoup d’autres. Par contre, il restait dans Wuisse une quinzaine de personnes, parmi lesquelles on a vite repéré les collaborateurs. Mais franchement, il n’y en avait pas beaucoup.

‒ Vous deviez vous sentir très seuls ? 

3 Marguerite Forfer jpg           Marguerirte

‒ Non, parce que, très vite, nous sommes devenus amis avec les gens des fermes de Bérange et d’Arlange, à quelques kilomètres. Mes deux grandes copines d’enfance, Marguerite Forfer et Jeanne Illy, venaient précisément de ces deux endroits. Ces gens étaient restés comme nous, et nous nous sentions solidaires.

Ririte Forfer et moi, on allait à l’école ensemble... Tout comme Jeanne et son frère Bernard. Il y avait une dizaine de Mosellans dans une classe de 30 et tout le monde parlait allemand. Mon père, le soir, m’apprenait à lire le français dans un missel... L’institutrice était nazie mais tous ses collègues n’étaient pas du même avis. Je me souviens d’un jeune instituteur nommé Benot... Il s’est sauvé un beau matin.

‒ Pour aller où ?

‒ Nous ne l’avons jamais revu. On m’a dit qu’il était devenu, après la guerre, directeur des services vétérinaires de la Moselle. Il est mort aujourd’hui."

 4 A droite Gerard

A droite, Gérard et Angélique. Au contre, Agnès et la mère de Gérard.

 

C’est encore avec Marguerite qu’Agnès fait plus tard sa première communion. "Notre curé, c’était l’abbé Goulon... On parlait des événements toutes les deux, comme le font des gosses de 8 ans, mais nous ne comprenions pas bien pourquoi certains étaient restés alors que d’autres avaient dû tout abandonner. Il y avait beaucoup de gens dans la région de Morhange qui pensaient qu’il ne faut jamais quitter sa maison, lorsqu’on peut faire autrement.

‒ Et votre père, qu’en pensait-il ?

‒ Il n’avait qu’une obsession : tout garder intact dans la ferme des Karst et la maison Frache, pour qu’ils retrouvent leur bien dans l’état où ils l’avaient laissée. Cette conscience d’installé dans les meubles d’un inconnu, qui plus est d’un Mosellan comme nous, le rendait vraiment malade. Quant à ma grand-mère Anne, qui ne parlait que son dialecte allemand, sauf pour réciter le Je vous salue Marie en franco-bitchois phonétique… elle avait réussi à entretenir un morceau de jardin derrière chacune des maisons d’expulsés. Pour qu’ils aient de quoi faire la soupe le jour où ils reviendraient. Tout le monde avait entendu parler autour de Wuisse de notre bonne fée des potagers.

‒ Les autres Siedler ?

‒ Mon père avait de très bons rapports avec les Polonais déportés pour devenir commis de ferme. Ils dormaient dans la ferme Karst, de l’autre côté de la place, juste en face de nous. Moi, chaque jour, pour nourrir tout ce monde, j’épluchais les pommes de terre avec Mirko, un jeune Russe de 18 ans déporté lui aussi. Nous mangions tous ensemble dans la maison Karst. Les fonctionnaires Allemands, qui venaient rarement à Wuisse, avaient désigné mon père comme Bauernführer, c’est-à-dire responsable des paysans. C’est lui qui devait comptabiliser leurs récoltes et tous leurs travaux. Mais ils devaient bien se douter qu’il était le contraire d’un nazi.

‒ Vous aviez des informations ?

‒ On écoutait la BBC. Les Polonais le savaient. Mon père avait trouvé un moyen astucieux pour leur donner discrètement des nouvelles du front russe. Il leur suffisait chaque jour de regarder le portrait d’Hitler accroché dans son bureau. S’il penchait à droite, c’est que les Allemands progressaient. S’il penchait à gauche, les Russes avaient contre-attaqué...

‒ Tous ces gens des pays de l’Est souffraient beaucoup ?

Je me souviens aussi que le village était en émoi le jour où Maria, une Ukrainienne, est tombée enceinte. Le père était Serbe, et déporté comme elle. La pauvre mourut en couches à Dieuze et nous n’avons jamais pu savoir ce que l’enfant était devenu...

‒ Et les Siedler allemands ?

‒ Nous ne savions rien sur eux, à part la famille Schwarthoff, un homme gentil, médecin à Aix-la-Chapelle, qui avait replié les siens pour se protéger des bombardements. Il y avait aussi d’autres locataires allemands, pour la plupart des familles nombreuses de Ludwigshafen. J’allais en classe avec leurs enfants, aussi innocents que nous l’étions nous-mêmes. C’est nous qui leur fournissions le lait.

 5 Gustave pere dAgnes    Gustave

Dès la fin 1942, le climat s’alourdit, mais surtout dans les villes. Wuisse, relativement protégé, en perçoit pourtant les signes. Chez les Lorich, on voit arriver, un soir, le cousin Gérard à vélo. Les Allemands le recherchent à Metz pour l’embrigader dans les jeunesses hitlériennes, un pseudo scoutisme autoritaire et pervers auquel peu d’adolescents pourront alors échapper.

‒ Les fillettes de Wuisse étaient embrigadées elles aussi dans la Hitlerjungen ?

‒ Nous étions obligées de nous rendre à Conthil de temps en temps, bien que trop jeunes pour porter l’uniforme. Des cheftaines nazies nous apprenaient de vieilles chansons de soldats. On y allait à vélo, cinq à six kilomètres. Nous devions crier "Heil Hitler" en entrant. Mon père m’avait conseillé de lever la main pour ne pas être réprimandée, mais pas plus haut que le menton, et le plus mollement possible, comme un simple salut."

En plein hiver 4344, deux cousins malgré-nous de Bitche et Lambach frappent à la porte… Ils profitent d’une permission pour déserter ! Jean Fey et Alphonse Martinet resteront cachés dans la ferme du Siedler Gustave, jusqu’à la Libération !

‒ C’était dangereux... !

‒ Nous étions au courant des jours de perquisition. Nos protégés passaient alors d’une maison à l’autre. Nous avions préparé une armoire dont la planche du fond pouvait être déplacée. Derrière, il y avait un trou dans le mur qui permettait d’aboutir dans la maison inhabitée d’à côté... Mon père avait cimenté aussi un recoin, dans l’une des chambres Frache. On y arrivait par un trou, sous le lit. Je me souviens aussi qu’il portait à manger dans la forêt, à un prisonnier évadé, un dentiste parisien nommé Weiss... 

6 Joseph et Jean avec Angelique

Joseph et Jean avec Angélique

 

A ce point de l’histoire, tout va basculer... Jusqu’alors, la famille Lorich a certes beaucoup souffert, de la perte de ses biens, de ses deux expulsions, et moralement de ce rôle de Siedler qui l’a tant blessée. Mais le destin la garde en vie, alors que tant de gens souffraient ou mouraient. Soudain, la tragédie s’enclenche...

‒ Tout s’est précipité le 1er septembre 1944, le jour de l’anniversaire de Gustave, cinq années après l’évacuation dans les Charentes...

Les Américains n’étaient pas loin, mais leur progression devenait plus lente. A Wuisse, nous avons tout de même constaté que les soldats allemands s’en allaient… Mon père, qui sentait venir la bataille, nous a dit : Je vais vite aller à Dieuze pour chercher un peu de ravitaillement. On va sûrement être obligés de se cacher dans les caves. On essaiera aussi de planquer les chevaux des Karst, avant que les derniers Siedlers ne les embarquent.

Gustave Lorich va quérir un ami mosellan, l’instituteur Glock. Ensemble, ils vont atteler le tilbury, prennent plusieurs quartiers de viande pour un éventuel échange et partent autour de midi...

Un quart d’heure plus tard, mon père revient à la maison, avec un revolver dans la main ! Tout le monde s’affole.

‒ Mon Dieu ! dit ma mère, qu’est-ce qui se passe ?

Il a l’air très pressé mais raconte : "Les deux hommes allaient juste sortir du village quand ils sont tombés nez-à-nez sur un gendarme allemand de Ludwigshafen, dont la famille séjournait à Wuisse pour éviter les bombardements. Il les avait aussitôt arrêtés en demandant qu’on le conduise immédiatement dans le Palatinat !

‒ Et qu’avait répondu votre père ?

‒ Qu’il n’en était pas question ! Il n’allait pas laisser sa propre famille, alors que le front s’approchait.

Le gendarme, furieux, était rentré chez lui et les avait rejoint à vélo. Mais cette fois, il avait son revolver. D’ailleurs, il mettait les deux hommes en joue et ordonnait d’arrêter le tilbury… Alors, mon père avait fait semblant de s’approcher, il lui avait pris le revolver et ils étaient revenus à toute allure, Glock et lui.

‒ Qu’a fait Gustave Lorich ensuite ?

‒ Il est allé se cacher dans la forêt de Bride où il connaissait tous les abris construits par les Polonais. Le soir, il rentrait chez nous pour dormir.

‒ Les Allemands le cherchaient ?

‒ Même pas. On avait le sentiment qu’ils avaient d’autres soucis en tête. Mais au bout de neuf jours, tout a changé. C’est le hasard qui l’a voulu comme ça. Il n’aurait fallu qu’un rien que pour tout se passe autrement.

Gaston Forfer, qui était, bien sûr, au courant de cette histoire, est venu soudain à la maison pour qu’on lui rende un service. Il savait qu’Alphonse Martinet, qu’il avait souvent rencontré chez nous depuis deux ans, était boucher de son métier. Pouvait-il venir jusqu’à Bérange pour tuer le cochon ? Alphonse, qui se cachait de moins en moins à mesure qu’il voyait les Allemands desserrer leur contrôle, ne s’était pas longtemps fait prier. Mon père, pour les mêmes raisons, l’avait accompagné.

Une fois le cochon tué, Gaston Forfer voulait garder les deux hommes à Bérange pour déjeuner, mais Gustave avait refusé. Marie serait inquiète… Ils étaient déjà en retard et on les attendait...

Ils ne sont rentrés qu’au début de l’après-midi. Mais alors qu’ils étaient à table, on a vu soudain deux types de la Gestapo qui sortaient de leur traction, devant la porte. Ils étaient accompagnés de Lang, le maire allemand de Château-Voué !

C’est la grand-mère qui les a repérés. Elle a dit : Les soldats arrivent ! Moi, je m’en souviens, je faisais la vaisselle dans un coin de la cuisine, avec ma mère. C’était le 9 septembre 1944.

‒ Votre père s’est sauvé ?

‒ Il n’a pas eu le temps ! Ils les ont ceinturés tous les deux, lui et Alphonse, et ils les ont aussitôt poussés vers la grange des Karst. Ils voulaient récupérer le revolver et semblaient certains que mon père l’avait caché dans cette ferme vide.

‒ Il a rendu l’arme ?

‒ On ne l’a jamais su. Quand ma mère a vu les types de la Gestapo pousser son mari dans la grange, elle s’est pris le visage dans les mains et a gémi : Oh, mon dieu ! ils vont le fusiller ! On les a vus ressortir plus tard, mais nous n’avons jamais su s’ils avaient retrouvé le revolver. De toute façon, mon père était suffisamment coupable à leurs yeux, puisqu’il avait dérobé l’arme d’un gendarme en exercice.

Cinquante années plus tard, quand Agnès le raconte, les larmes lui montent aux yeux.

‒ Ils les ont poussés dans la Citroën noire et toute la famille est sortie en courant pour la suivre... Quand ils ont tourné au virage, ma mère, ma grand-mère, l’oncle Jacques et nous les enfants, nous avons encore traversé le couloir jusqu’à l’arrière de la maison Frache, pour le revoir encore passer, de l’autre côté. Mon cœur battait très fort... Alphonse était devant, notre pauvre père à l’arrière. Il nous a vus et je me souviens qu’il a montré ses mains menottées jusqu’à ses lèvres, pour nous envoyer un dernier baiser du bout des doigts, et nous demander de prier..."

La famille effondrée rentre à la maison pendant que la Gestapo conduit les deux hommes à Château-Salins, puis à la Brême d’Or, et plus tard à la prison de Sarrebourg.

‒ On l’a su, parce qu’il a pu envoyer une courte lettre depuis la Brême d’Or, à ma tante Edwige, qui habitait Sarreguemines. Elle s’est rendue aussitôt à la prison, et a réussi à le voir pendant une minute. Elle nous a dit, au retour, que Gustave avait très froid. Juste avant de la quitter, mon père avait pu lui donner un petit morceau de papier rectangulaire, déchiré d’un sac de ciment, sur lequel il avait griffonné, d’une écriture serrée, une cinquantaine de lignes touchantes, en allemand. Il demandait des vêtements chauds, et à manger. Il embrassait la famille... J’ai toujours cette relique, datée du 28 octobre 1944.... Mais quand ma tante Edwige est revenue le lendemain, il était déjà parti pour une destination inconnue...

‒ Qu’est-il devenu ?

‒ Mon père a été déporté à Dachau, et Alphonse à Buchenwald.

‒ Vous avez-eu des nouvelles ?

‒ Oui, hélas. Certes, l’abbé Goldschmidt, curé de Rech, près de Sarralbe, nous a fait savoir quelque temps plus tard qu’il avait vu mon père au camp. Il travaillait aux cuisines. Mais après février 45, on n’a plus rien su de lui. On n’a jamais retrouvé son cadavre. Il est probablement mort du typhus.

A Wuisse, la vie avait continué dans l’angoisse. Les Allemands contre-attaquaient dans les Ardennes. Ils reprenaient espoir. Certes, on entendait le bruit du canon, mais les Américains n’étaient toujours pas là.

Agnès se souvient de la Toussaint 44, quand tous les enfants avaient eu très peur.

‒ L’abbé Goulon venait de finir la messe, alors qu’un régiment de la Wehrmacht en retraite s’était arrêté la veille au village. Plusieurs centaines de soldats, des vieux pour la plupart, se reposaient sur la petite place, devant l’église. Ils avaient installé la roulante dans la grange des Karst. On voyait la fumée qui sortait du bâtiment.... Et soudain, une formidable explosion avait déchiré le ciel. Deux soldats qui s’affairaient dans la grange s’étaient retrouvés catapultés contre un arbre de la place...

‒ C’était un attentat ?

‒ La Gestapo est arrivée immédiatement. Elle a constaté que deux grenades avaient disparu. Heureusement pour nous, on a su bientôt, grâce aux soldats qui avaient mené leur propre investigation, qu’elles avaient été posées sur la roulante lors de la remontée d’une côte ! Entretemps, la police avait déjà commencé une enquête soupçonneuse dans le village. Nous les gosses, qui étions restés dans l’église, on nous avait fait sortir en vitesse : Raus ! Raus ! et ils nous avaient alignés contre le mur, pendant une bonne demi-heure... Dans notre maison, ma mère avait caché dans le placard de Gérard ma petite cousine Gilberte qui était en vacances. Mais lui, Gérard, il était avec nous, contre le mur !

A vrai dire, les Allemands n’avaient pas trop de temps à perdre. Ils continuaient leur retraite vers le nord. Les enfants, terrorisés mais libérés, avaient enfin pu rentrer, en courant, à la maison...

Gérard, qui vient de l’échapper belle, en profite pour s’enfuir à vélo. Et Marie utilise cette parenthèse de calme pour faire venir dans le Saulnois son frère et sa famille de Sarreguemines. Le 11 novembre, les Américains arrivent enfin à Wuisse...

Les Siedler allemands avaient disparu depuis longtemps et c’est dans un village quasiment vide que nous attendions les libérateurs. On les a vus de loin dans leurs jeeps et leurs GMC, mais ça ne s’est pas tout à fait passé comme on le croyait.

‒ Qu’est-il arrivé ?

‒ Les premiers officiers qu’on a rencontrés nous ont dit gentiment que nous devions évacuer. C’était normal, on s’y attendait, car nous étions au cœur d’une zone de guerre... L’armée du général Patton piétinait. Mais soudain, on nous a parlé sur un autre ton.

‒ Que vous a-t-on dit ?

‒ Qu’il n’était pas question d’aller n’importe où. On devait d’abord passer devant une commission d’épuration ! Ma mère tombait des nues. Une épuration ! Ils auraient pourtant dû savoir que son mari avait été arrêté par la Gestapo...

‒ Ils vous ont arrêtés ?

‒ Pas immédiatement, mais le 14 novembre 44, on nous a poussés dans des camions. Ils embarquaient tous ceux qui étaient restés dans les villages et les fermes des alentours, les hommes, les femmes et les enfants...

Après une nuit à Hampont, nous avons repris la route vers Toul. Et là, on nous a répartis dans les familles à Domgermain. Les Forfer étaient aussi logés dans le village, tout près du camp d’Ecrouves, où l’on interrogeait les suspects…

‒ Mais ces Lorrains du sud, comment vous ont-ils accueillis ? Pensaient-ils sérieusement que vous aviez collaboré ?

‒ Ils n’allaient pas jusque-là mais admettaient mal que nous soyons restés en 1940, alors que tant d’autres Lorrains étaient partis. Nous sommes demeurés deux mois ainsi et n’avons cessé de raconter aux voisins tout ce qui s’était passé chez nous depuis quatre ans. Ils ne comprenaient pas toujours, ils nous plaignaient plutôt. Je reconnais qu’à leurs yeux, notre situation pouvait paraître compliquée."

Il est vrai que le moment ne s’y prêtait guère. La France commençait à découvrir l’ignominie des camps nazis, et cette horreur s’ajoutait au traumatisme d’Oradour-sur-Glane. Dans l’inconscient collectif, ces atrocités relançaient d’obscures pulsions de vengeance. L’heure n’était plus aux nuances, et l’on voyait surgir des justiciers partout.

Agnès soupire… "Et dire que c’est Oradour qui nous a indirectement délivré de cette suspicion insupportable…

‒ Oradour ? quel rapport avec vous ?

‒ Je vais tout vous raconter mais pour que vous compreniez ce qui nous est alors arrivé, il me faut d’abord revenir sur cette période macabre. Dès le 26 juin, donc bien avant l’arrestation de mon père à Wuisse, nous avions su que la population d’un village qui portait ce nom avait été exterminée par des SS de la division Das Reich. C’est un cheminot de Queuleu, Jules Beauchat, qui l’avait dit à Gérard Lorich : "Demande à ton père de venir me voir. C’est urgent."

‒ Comment Jules Beauchat l’avait-il appris, lui ?

‒ Par un collègue qui venait de Charly, un petit village près de Metz, dont la majorité de la population avait été expulsée en 1940, vers un Oradour, justement. Et beaucoup d’entre eux avaient péri.

Selon Bauchat, il n’était resté qu’une vingtaine de personnes. Mais il n’était pas certain qu’il s’agissait d’Oradour-sur-Glane, où les exilés de Charly se trouvaient depuis trois ans et demi. Nous avions vite appris qu’il y avait, en France, plusieurs localités portant le même nom. C’était comme un vague espoir, un peu égoïste, mais bien humain. Jules Beauchat, pourtant, avait pensé qu’il valait mieux prévenir mon oncle Jean, avec beaucoup de précautions. En cas de malheur...

‒ En quoi cette triste nouvelle pouvait-elle concerner votre famille ?

‒ Parce que le frère de Jean et Gustave, mon oncle Jacques Lorich, était le curé de Charly !

La famille Lorich avait eu bientôt la sinistre confirmation qu’il s’agissait bien d’Oradour-sur-Glane. Le 10 juin 1944, l’abbé Jacques Lorich, avait été tué, à 47 ans, par les SS. On avait retrouvé son cadavre dans une grange. Angélique, sa sœur de 33 ans qui lui servait de gouvernante, avait péri brûlée dans l’église. Tout comme les 42 autres infortunés Mosellans de Charly et 600 habitants du village limousin. Une immense tragédie. 

7 Angelique avec diplome       Angélique 

A Domgermain, alors que le drame obsédait la France entière, on avait bien fini par savoir que les Lorich avaient deux proches dans le village martyr. Du coup, l’atmosphère s’était allégée par respect humain. Une compassion inattendue les protégeait soudain des médisances.

La mère d’Agnès, n’avait pourtant pas osé dire à sa grand-mère Anne que deux de ses enfants, Jacques et Angélique, étaient morts dans des conditions atroces, alors que le sort funeste du troisième, son Gustave, n’était même pas encore connu. La brave femme, nous le savons, ne parlait qu’allemand, Elle ne devinait pas la froideur des allusions peinées qu’on pouvait faire en la voyant passer.... Un jour, à la mairie de Domgermain, quelqu’un lui dit d’un air affligé : "Ah ? vous êtes la mère des deux morts d’Oradour-sur-Glane ?" Anne n’avait pas compris.

 8 jacques Lorich seminaire

Jacques Lorich (à gauche) au séminaire

 

En janvier 45, l’épuration continue mais la famille d’Agnès Lorich revient à Wuisse dans la maison des Frache expulsés en 40 où elle avait dû s’installer. Depuis Dongermain, elle se sent lavée de tout nouvel affront, meurtrie, résignée mais son humiliation n’est pourtant pas terminée...

"On a retrouvé une maison pleine de boue, et c’était pareil chez les autres... Les Américains avait fini par découvrir les huit jambons que nous avions cachés dans le saloir. Nous avons trouvé des excréments sur les deux bidons de lait que nous avions remplis de beurre fondu et de saindoux.

‒ Vous n’étiez que des Siedler, après tout ? Ces malversations n’étaient pas de votre faute.

‒ C’est ce que pensait ma mère. Nous nous disions que les trois disparus de la famille Lorich suffiraient à faire taire la haine.

‒ Ça ne s’est pas passé comme ça ?

‒ Non. Dès que la famille Frache est rentrée de son exil en France, le père nous a mis à la porte.

‒ Il vous a dit quoi ?

‒ Quittez la maison. Vous n’êtes que des voleurs !

Marie Lorich ne savait que répondre… Elle essaie bien de dire aux Frache que son mari Gustave est déporté à Dachau parce qu’il voulait sauver les biens et le bétail du village. Elle montre la grand-mère silencieuse, qui s’est occupée de leur jardin pendant quatre ans, pour qu’ils le retrouvent à leur retour... Mais ils la prennent pour une Boche, tout comme l’oncle Jacques. La jeune Agnès contemple avec terreur cette monumentale incompréhension.

"Je l’admets. Ils avaient vécu leur drame. Comment auraient-ils pu comprendre le nôtre ? A Wuisse, seize familles sur vingt avaient été expulsées, nous étions devenus des pestiférés. Deux femmes seules, trois enfants et un vieil oncle, ne pouvaient pas se défendre...

‒ Vous avez quitté la maison Frache ?

‒ Au bout d’une huitaine de jours, le temps de se réinstaller dans une autre maison du village qui appartenait aux Forfer. Car nous ne voulions pas quitter Wuisse avant le retour de mon père, en espérant qu’il soit toujours vivant.

‒ Et les Karst ? Ils étaient rentrés aussi ?

‒ Ils étaient mêmes revenus plus tôt. Mais eux, ils étaient gentils avec nous. Ils ne nous jugeaient pas. Ils comprenaient.

Nous avions vite sympathisé avec les enfants des expulsés, Eugéne Karst, était devenu notre ami, tout comme René Frache.

 9 Plaque souvenir martyrs doradour

Car la vie reprenait difficilement, dans tout le département. L’absurde jeu de balancier fonctionnait à nouveau... Il fallait du jour au lendemain changer d’identité, comme en 1871, comme en 1918, comme en 1940. Agnès retournait à l’école, mais cette fois, l’institutrice était française. Je me rappelle encore ma première dictée. La maîtresse à dit : "Analyse de texte" et j’ai cru que c’était un nom allemand et j’ai écrit "Anneliese Deutext" et j’ai fait 75 fautes...

‒ Vous êtes restés longtemps à Wuisse ?

‒ Une bonne année, dans des conditions psychologiques affreuses. Nous nous attendions au pire. Un jour, un de nos gentils Polonais, un Varsovien nommé Stanislas, est revenu nous voir. Il n’a rien dit, mais il s’est agenouillé devant notre mère en lui embrassant les mains.... Comme s’il savait... Bien plus tard, durant l’été, la confirmation est arrivée. Mon père était mort, le 21 février 1945, à Dachau.

Gérard se souvient de la réaction de son père Jean Lorich, lorsqu’il a su, à Metz, que son frère Gustave avait eu le même destin que son frère Jacques et leur sœur Angélique... Le père et le fils sont partis à vélo pour le dire à la pauvre grand-mère... Jean Lorich était fou de colère.

"Tout près de la Porte Serpenoise, poursuit-il, nous avons vu un soldat français qui gardait un prisonnier allemand. Mon père a freiné, puis il doucement fait le tour du Fritz comme s’il hésitait et moi j’ai cru vraiment qu’il allait le tuer pour venger la famille. Et puis, on a continué..."

C’est enfin le triste retour à Hottviller. La maison n’a plus que quatre murs, mais on retrouve, ici et là, quelques meubles. Du moins, dans les villages disloqués, la population ne se montre plus du doigt. A part quelques collabos facilement démasqués, tous les gens du Pays de Bitche ont vécu les mêmes drames.

A Hottviller, la grand-mère Anne devient le symbole du village, avec ses trois enfants tués, sa famille humiliée, son innocence de dame timide. Le destin des Lorich renferme toute la complexité de l’époque en Moselle et son côté diabolique, on l’a dit.

"Mes deux frères et moi, se souvient Agnès, nous étions pupilles de la Nation. Ma mère touchait une petite rente tous les trois mois. Je la revois qui comptait ses petits sous pour acheter du pain... Ma pauvre grand-mère, si pudique, si humble, est morte le 6 septembre 1951, à 76 ans.

On a quand même eu le temps de lui trouver une décoration, mais comme les démarches étaient longues dans l’ambiance de 1945 pour prouver la nationalité française d’une femme qui ne parlait qu’allemand, les autorités se sont rabattues sur le Mérite agricole ! Pas cher payé, pour une vie détruite et trois enfants morts ! On en a même parlé dans un écho sarcastique du "Canard enchaîné".

NB. Agnès était alors  mariée à un Sarrois et travaillait comme assistante à l’Institut d’études françaises de l’Université de Sarrebruck. Notre long entretien l’avait visiblement bouleversée.

Je lui avouais avoir eu conscience de réveiller de vieilles blessures. "Très franchement, dîtes-moi pourquoi vous avez enfin accepté de me raconter l’histoire des Lorich ?

‒ J’ai longtemps hésité... mais vous avez eu raison de frapper à ma porte. Je veux qu’on le sache ! C’était trop injuste."      JG

 

Cette interview d’Agnès fut faite à Sarrebruck le 3 février 1996

en présence de Horst Ruth, son mari

de Gilbert et   Simone   Lorich

de Gérard et Sylvette   Lorich.

et de Marguerite Canteneur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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