Jean-Louis Kieffer de Filstroff, nous raconte:

"Je n’ai pas de souvenir direct de la guerre car je suis né en 1948. Mais dans la famille, on me répétait sans arrêt que j’avais eu de la chance... Nous demeurions à Beckerholz, près de Filstroff. Nous ne parlions que le "platt" à la maison. Joseph, mon père, né allemand en 1917 et réintégré, avait fait deux ans de service dans l’armée française. Mais il portait toujours son "origine allemande" sur son livret militaire. Son frère Louis, incorporé à 19 ans, est mort en 1943 en Russie.

Bien avant leur mariage, mes parents et leurs deux familles furent écartelées par l’évacuation de 1939. Mon père, prisonnier à Dunkerque et libéré par les Allemands, eut juste le temps de rentrer à Beckerholz pour voir la maison pillée. Il décida de retrouver les siens dans la Vienne. Ils étaient là neuf enfants repliés, deux garçons et sept filles. Ma grand-mère malade mourut en 1940. Mon grand-père Philippe, qui était pourtant un fanatique de la France, décida que la famille devait remonter au pays. Il n’eut d’ailleurs pas de chance à la Libération quand les Américains arrivèrent en novembre 1944. Alors que la population apeurée par les combats se regroupait dans l’église, il décida de rester dans son lit. Des GI’s tiraillaient un peu partout et le blessèrent d’une balle au genou. Il fut dirigé vers un hôpital mais nous ne l’avons jamais revu, malgré de longues recherches...

Ma future mère, Eugénie Weber, était née en 1921. Elle fut évacuée de Filstroff en 1939, avec ses parents et ses sept frères et soeurs. Mais sa mère malade mourut en arrivant dans la Vienne. Là aussi, toute la famille remonta sur la Moselle, sauf les enfants les plus âgés. Dès l’arrivée à Filstroff, mon grand-père Pierre mourut subitement en battant du blé. Ma mère se retrouva seule, dans une petite ferme et Eugène, l’un de ses frères qui l’avait suivie, fut arrêté en 1942 à Metz par la Gestapo, et déporté.

A six ans, je connaissais par coeur tous ces drames. Les déportations m’avaient beaucoup frappé. Je savais déjà qu’une cousine parisienne de mon père avait hébergé deux petites filles juives. On l’appelait "la Gretchen von Paris". Mon grand-père Pierre disait souvent à ma mère que "les Juifs l’avaient sauvé" avant la guerre en lui prêtant deux chevaux, ce qui lui avait permis de ne pas aller travailler à la mine. Un autre israélite de Bouzonville, M. Krameisen, m’avait raconté que les Allemands avaient jeté sa mère dans un puits. Tous ces souvenirs m’effrayaient.

Vers le milieu des années cinquante, je n’avais jamais encore parlé français avec mes parents. Mais il me fallait bien aller à l’école. Ma mère me prit à part et me dit en platt que le maître allait me demander en français: "Comment tu t’appelles?" Et je devrais lui répondre en français: "Je m’appelle Jean-Louis".

L’instituteur de Beckerholz était un "Hussard de la République" venu de la région d’Hayange. Il s’était donné pour but d’éradiquer le dialecte en six mois et il y est parvenu! Grâce à la technique du mouchardage transformé en jeu. Dès le premier jour de classe, il avait posé un gros bouton brun sur la table d’un copain et lui avait dit: "Dès que tu entends quelqu’un parler en platt, tu lui donnes le bouton. Demain, celui qui viendra avec devra copier cent fois: "Je suis français. Un Français parle en français." Et ça a marché!

On se dénonçait dans la bonne humeur, en se faisant des farces. On piégeait les filles en leur posant brusquement une question. Même à la pêche, avec mon cousin, on se retenait de jurer en platt quand un poisson cassait la ligne. Et quand je croisais ma grand-tante Marguerite en public, je me sauvais pour ne pas lui répondre dans la seule langue qu’elle comprenait. Je lui faisais des signes désespérés avec les mains.

Le pire, c’est que mes parents n’étaient pas plus conscients que moi de cette atteinte ridicule à notre identité. Et le bouton brun circulait, circulait... Personne n’avait réagi à Beckerholz. Pour nous les gosses, hériter du fameux bouton, c’était vouloir parler la langue des Boches. J’ai quand même entendu dire que dans un village voisin, Hubert Weber, qui était un peu plus vieux que nous, avait balancé le bouton dans la Nied...

Ce passage progressif d’une langue à l’autre a laissé des situations baroques. Avec mon frère Denis, qui connut pourtant le français dès son plus jeune âge, car il avait quatre ans de moins que moi, nous parlons encore Platt aujourd’hui! Mais avec ma soeur Marlène, qui a deux ans de moins que Denis, je ne puis m’empêcher de parler français! Alors qu’elle parle platt en famille.

Je ne crois pas que mes parents avaient un complexe d’infériorité. Ils étaient attachés à la culture germanique et n’en avaient aucune honte. Il faut connaître la mentalité des gens du peuple, sur la frontière. De milieu paysan-ouvrier, ils ont gardé le goût des grandes réunions familiales, les veillées, les fêtes religieuses, tous ces moments collectifs où s’exprime la "Gemutlichkeit", notre état d’âme.

On est bien ensemble, on n’a pas besoin de parler. C’est le moment de commander du vin. La bière, c’est autre chose, seulement pour le bistrot. Les gosses vont s’asseoir sur les marches des escaliers pour écouter les vieux assis sur le banc. On est entre nous, gens de parole, gens de foi, je parle d’une foi vue comme un folklore au sens noble du terme, et qui fait partie de notre "Gemutlichkeit", gens de parole aussi, gens du travail bien fait, gens de l’exactitude.

On dit que ce sont là des qualités germaniques... Moi je crois qu’elles sont bien plus anciennes, qu’elles viennent de nos moeurs lotharingiennes, vieilles de mille ans. Même aujourd’hui, quand je passe l’été dans la forêt devant la statue de Saint-Wendelin, je sais que je vais y trouver des fleurs et des bougies allumées. Et j’ajoute une fleur.

J’ai dit que mes parents n’avaient pas de complexes, car ils baignaient dans la "Gemutlichkeit", mais moi j’en ai eus dès que j’ai attrapé douze ans. Quand nous allions à Metz, j’avais honte de ma mère quand elle parlait avec son accent dans un magasin de la rue Serpenoise. Une fois, toujours à Metz, au "café de Paris", alors que j’étais assis avec mon père, j’ai senti le regard des gens d’à côté. Mon père me parlait et j’ai rougi.

Je suis sorti de ces histoires bien plus plus tard, vers ma vingt-cinquième année, le jour où j’ai compris qu’au lieu d’être né au bout de la France, j’avais vu le jour au milieu de l’Europe. C’est sans doute ce que voulait dire mon père quand il me confiait: "Nous, on a tout raté!"

Aujourd’hui, je suis gêné d’avoir mis longtemps à comprendre. Pour un peu, quand j’entends un imbécile qui me traite de Boche en croyant plaisanter, j’aurais presque envie, par provocation, de me mettre un casque à pointe sur la tête! Notez que l’on trouve plus souvent ce genre d’idiots en Lorraine que dans la France de l’intérieur...

Je suis professeur de français. En 1967, on ne parlait jamais le dialecte dans la salle des enseignants. La première fois que j’ai parlé platt à mes élèves, vers 1978 au collège de Bouzonville, lors du premier cours de culture régionale, ce fut encore plus fort que moi, j’ai rougi! Les enfants, par pudeur, regardaient leurs chaussures pour éviter mon regard.

On ne peut plus parler de répression. Je dirais plutôt que beaucoup de frontaliers font de l’auto-répression. Ils se font souffrir eux-mêmes. C’est comme s’ils avaient une autre langue planquée à l’intérieur d’eux-mêmes.

Prenez les nombreux frontaliers qui travaillent aujourd’hui en Allemagne... On exige qu’ils soient Mosellans dialectophones avant de les embaucher, comme au Luxembourg. Quand ils reviennent en France, il peut leur arriver de vanter l’organisation allemande, la qualité des services, la perfection du travail etc... Mais quand ils sont en Allemagne à l’usine, c’est une autre histoire! Ils se sentent encore dévalués, parce qu’ils ne parlent pas très bien la langue de Goethe. On se moque d’eux parfois. C’est un nouveau complexe.

Ne cherchez pas plus loin pour comprendre un trait fondamental de notre caractère. Nous sommes méfiants. Toujours recueillis par les vainqueurs "à bras ouverts", et considérés par les vaincus comme des traîtres.

Entre les deux guerres, on a souvent entendu cette phrase: "Les Allemands ont tout fait pour se faire aimer des Lorrains mais n’y ont pas réussi. Les Français ont tout fait pour se faire détester, mais n’y ont pas réussi non plus."

Alors, restons fatalistes. "Lossen ma kommen wat kémmt! "Laissons venir les choses..."

(Extrait de "La parole retrouvée". 1999)

 

Voici une lettre particulièrement touchante, reçue en 1996. Elle était signée par Jean-Louis Fritz, et envoyée depuis Simandre, en Côte d’or. Il venait de lire, dans "Le silence rompu", le récit de l'un des témoins, Georges Brulfer. On notera l'humour désabusé de cet homme plein d'humilité.

"Saviez-vous que vous avez parlé de mon père dans votre ouvrage?... me dit-il. Je vous remercie de tout cœur mais quel choc pour moi! J’avais onze ans quand il est mort et j’ignorais à peu près tout de lui..."

"C’est mon demi-frère qui m’a prévenu quand il a lu votre ouvrage. Depuis que j’ai quitté la Moselle pour la Bourgogne, je me suis souvent fait traiter de "Boche". Vous pensez, avec le nom que j’ai!

C’est bien d’avoir ressuscité Georges Fritz dans la mémoire de son fils. Dorénavant, je peux l’imaginer, en novembre 1944, sortant de Conthil, sur la route de Riche... Il marche en chantant pour accueillir les Américains, avec son drapeau tricolore... Et s’il a bu un petit coup de mirabelle pour se donner du courage, ce n’était pas grave en un jour pareil… Il ne fut pas le seul à l’époque. Grâce à vous, il ne mourra jamais. "

 

Un certain Dramelay, qui sévit dans la blogosphère meurthe-et-mosellane, s'était fendu, lors des dernières municipales, d'un commentaire si révélateur que nous ne résistons pas à la tentation de le garder au chaud.

"Aucun sondage, écrivait-il, n’a été dévoilé concernant la situation de Nancy. Tel n’est pas le cas chez nos amis casques à pointe, qui ont déjà eu la possibilité de prendre connaissance de deux prévisions."

Un internaute lui avait aussitôt répondu: "Quand je lis "casques à pointe" pour désigner les Messins, même sur le ton de la plaisanterie, je me dis que vous, chers voisins, ne manquez jamais une occasion de relayer des clichés imbéciles.

Si vous vous attendiez à une volée de bois bleu blanc rouge, vous serez déçu. Dramelay publia la critique en ajoutant un gros bémol. "Désolé, répondit -il à l'inconnu... Je vous promets d’y penser la prochaine fois que je devrai parler de ce magnifique département de Moselle."

Pour le panache il faudra repasser. L'innocent provocateur se défend comme un collégien désinvolte, mais sans s’excuser. Il veut en somme nous faire comprendre qu’il a écrit "casques à pointe" sans le faire exprès. Et c'est bien là le problème.

Derrière sa posture, en effet, il y a l'idée que ce genre de plaisanterie fait partie de l'air qu'on respire et qu’il n’y a pas de quoi en faire un plat. Ce qui donne une idée de la quantité de bêtise congelée qui dort encore dans quelques têtes lorraines.

Sans rancune.

 

Gentillesses d'époque

A la fin de la première annexion, en 1919, la propagande cocardière remit en usage une vieille expression populaire des Lorrains de langue romane, quand ils voulaient se moquer, plus ou moins méchamment, de l'accent des Lorrains de langue germanophone. Parler comme un allemand, c'était "hallemander", en insistant lourdement sur le H.

On disait aussi "hachepailler", allusion au bruit que l’on fait en hachant de la paille pour en faire de la bouillie. Ces gentillesses ont longtemps blessé les Mosellans du nord. Surtout quand elles venaient des Mosellans du sud. Par contre elles les amusaient quand les mêmes plaisanteries venaient des Meurthe-et-Mosellans à propos des Mosellans du sud. On était toujours le Boche de quelqu'un.

Souvenir des Charentes

Les 80 000 Mosellans qui vivaient dans la zone rouge, c’est à dire au dessus de la Ligne Maginot, furent dès septembre 1939 priés de quitter précipitamment leurs bourgs et leurs villages. Réfugiés dans les Charentes, selon un plan depuis longtemps préparé par les autorités françaises, ils étaient quasiment tous de langue germanophone, et les plus vieilles générations, pour la plupart rurales, ne parlaient pas un mot de français.

En effet, si les enfants et les adultes jusqu’à 20 ans avaient été à l’école française, rétablie depuis 1919, le problème se posait à partir des trentenaires,qui avaient tous été à l’école primaire allemande. Les plus âgés ne comprenaient que le "Platt". La population charentaise eût de la peine au début à comprendre la douloureuse ambiguïté du destin de ces pauvres gens. Ils parlaient la langue de l’ennemi, alors que les maris charentais étaient mobilisés sur la ligne Maginot! Les maris mosellans aussi, heureusement... Mais très vite, les évacués furent adoptés.

Cette adaptation relativement facile dura jusqu’à la débacle de mai 40.Les occupants allemands, surpris de découvrir des germanophones si loin de la frontière, leur ordonnèrent de remonter en Moselle, avec la bénédiction passive de Vichy. Quelques-uns, parmi les plus jeunes, désobéirent et peuplèrent plus tard les maquis français.

L'ignominie faite au Bitcherland

Les populations de 18 communes rurales du Bitcherland, tout juste remontées des Charentes vers leur village dans la deuxième moitié de 1940 sur l'ordre des Allemands, n’eurent pas même le temps de rafistoler leurs maisons détruites ou pillées.

Plus de 9000 d'entre eux furent obligés quelques semaines plus tard de reprendre la route, pour se déporter vers le sud du département, dans le Saulnois, le Val de Metz et la vallée de la Seille, donc à quelques dizaines de kilomètres de leur canton. Il leur fut ordonné de s’installer dans les fermes vides de Mosellans francophones qui venaient d'être expulsés par les Allemands! Ils y restèrent jusqu’à la fin de 1944.

Quand on connait les réflexes très conformistes de la population frontalière à l'époque, son souci des apparences et son respect du bien d'autrui, l'on mesure ce que fût aux yeux de ces honnêtes ruraux le fait de se plier à un tel ordre.

Forcer quelqu’un à vivre cette condition humiliante de "coucou" dans la maison d’un compatriote, est typique de la perversion nazie.

1500, pas un de plus!

Dans le camp russe de Tambov, où furent internés la majorité des enrôlés de force mosellans et alsaciens (faits prisonniers par les Soviétiques ou déserteurs du front entre 1943 et 1945) les conditions étaient très dures, même si par nature, elles ne peuvent honnêtement être assimilées aux camps de concentrations nazis. Tous les témoignages concordent: Très peu de nourriture, un froid terrible et pratiquement pas de soins. Chaque jour, il y avait des morts. Mais rien de comparable avec l'horreur absolue d'Auschwitz.

Pour essayer de manipuler un peu la vie angoissante de ces prisonniers, dont ils comprenaient mal l'origine, les Soviétiques avaient créé un "Bureau des Français" qui intervenait sur tous les problèmes. Quelquefois d'une façon qui ne satisfaisait pas tout le monde. Il était en effet composé de prisonniers mosellans francophones, de profession libérale, et d’Alsaciens. Les mosellans frontaliers germanophones s'y sentaient parfois oubliés.

Les Russes avaient du mal à imaginer que ces prisonniers allemands soient en fait des citoyens français embarqués malgré eux dans cette galère. Ils se disaient persuadés qu'il se cachait dans le camp des membres de la Légion antibolchevique...

A force de démarches du côté des Alliés, on se mit d'accord pour régler le problème, alors que lag uerre continuait en Allemagne. Mais seuls 1500 "Malgré-nous" furent rapatriés en 1944, via Téhéran et Alger, grâce à un accord entre Staline et de Gaulle et les démarches du général Petit.

D’autres voyages étaient prévus, mais il semble que certains "élus" du premier convoi, une fois remis aux autorités anglaises pour la suite du voyage, aient eu la mauvaise idée de faire des signes hostiles à l’officier russe qui les avait accompagnés. Du coup, le principe de ces retours fut annulé. On offrit seulement aux prisonniers de s'engager dans l'armée soviétique...Il y eût des volontaires, mais l'armistice annula le projet.

Certains "Malgré-nous" ne rentrèrent de Tambow qu’en 1946, et même 1947. D'autres jamais. Tous moralement meurtris, sachant que la France ignorerait toujours leur destin inimaginable. D'où leur profil-bas douloureux, dont ils semblent enfin vouloir sortir depuis une quinzaine d'années.

La question qui fait mal...

Les 85 000 Mosellans francophones expulsés de leur maison par les Allemands entre la fin du mois d'août et décembre 1940 ont souvent raconté, non sans humour amer, qu'à leur arrivée en France, la première question qu'on leur posait, après les avoir gratifiés d'une "Marseillaise" et d'un piquet d'honneur, était assez dure à entendre: "Mais qu'est-ce que vous avez donc fait pour qu'ils vous chassent?"

vec&uqssi ns cette galère.

 

Sur les 2 310 000 habitants de Lorraine, la Moselle en compte aujourd'hui 1 027 000 pour 730 communes (soit près de 10% de plus depuis 1990).

En 1939, à la déclaration de guerre, le département n'en dénombrait qu'environ 700 000. Mais l'on peut dire que durant la "drôle de guerre", et surtout après la percée allemande en mai 40, près de 300 000 d'entre eux, instruits par l'expérience du passé, avaient quitté d'une manière ou d'une autre le département vers la France. Parmi ces réfugiés de toute sorte, 80 000 Mosellans frontaliers, venus de la "zone rouge", (au nord de la ligne Maginot) avaient été soumis, dès septembre 39, à un plan d'evacuation prévu de longue date vers les Charentes.
 

Après la débacle française en juin 1940, plus des deux-tiers de ces derniers, de langue forcément germanophone, durent pour la plupart remonter en Moselle durant l'automne. Les autres restèrent en zone libre, en tentant plus ou moins de se rassembler. En fait, leur exil dura quatre ans et pour beaucoup d'entre eux il fût très difficile.  

On peut donc penser que 400.000 Mosellans se retrouvaient dans le département à partir de l'automne 40, ne l'ayant pour la plupart jamais quitté. Ils subirent la nazification durant l'annexion de fait.

Mais dès le milieu de l'été 1940, 85 000 Mosellans, la plupart francophones, furent brutalement expulsés vers la France par les Nazis, avec une valise et 2000 francs de l'époque.

Il est troublant de penser que durant ces quelques mois funestes, les trains qui ramenaient les réfugiés germanophones, de la zone rouge vers la Moselle, ont croisé symboliquement les trains qui déportaient les expulsés francophones, de la Moselle vers la France de Vichy. Ce qui constitue la plus émouvante métaphore de la complexité mosellane à l'époque.  

10 000 autres mosellans suspects de patriotisme (PRO) furent à nouveau transplantés entre 1941 à 1943, mais cette fois vers les territoires contrôlés par l'Allemagne.  

Il y eût 7800 arrestations dont 1602 réfractaires à l'incorporation ou évadés, 1053 résistants et 206 otages. 5800 furent d'entre eux déportés en Allemagne. La sinistre prison de Queuleu, à Metz, en a vu passer beaucoup.

30 000 Mosellans furent incorporés à partir de 1942-43 mais 7 à 8000 d'entre eux parvinrent à s'extirper de l'engrenage, soit en quittant clandestinement la région vers la France, soit en désertant lors d'une permission.

8000 des "Malgré-nous" mosellans ne sont jamais revenus en 1945.  

Certains ne sont rentrés que des années plus tard. 

Les autres sont morts de froid ou de maladie, notamment dans le camp russe de Tambow.  

Il y eût 151 exécutions de Mosellans durant la guerre.

44 réfugiés lorrains francophones, installés en Limousin après leur expulsion par les nazis vers la fin de 1940, sont morts affreusement, victimes des SS à Oradour en juin 44. Ils venaient de Charly (devenu depuis Charly-Oradour) et de Montoy-Flanville

En septembre 1944, enfin, des milliers de Mosellans du Val Messin furent transplantés en Thuringe, alors qu'arrivaient les Américains.

Certains des chiffres donnés ici restent forcément approximatifs. La guerre ne permet jamais que l'on tienne avec soin le registre des horreurs qu'elle entraîne.

 

Il y a trois millions d’années, la rivière Moselle eût un apparent moment de folie. Alors qu’elle coulait, depuis la nuit des temps, vers la Meuse, elle quitta subitement son lit pour se diriger vers le Luxembourg!

Un Américain nommé Davis découvrit plus tard qu’elle ne l’avait pas fait exprès. Les entrailles de la terre étaient seules responsables. On classa sous le nom de "capture de la Moselle" ce fait-divers géographique, considéré depuis comme exemplaire par les savants du monde entier.

Le terme de "capture" n’en reste pas moins troublant... Sans doute, fait-il penser à quelque agression tellurique, modifiant par hasard le cours d’eau, bien avant que le premier Australopithèque n’ait osé, de l’orteil, en tâter la froideur. Mais quand on passe de la géographie à l’histoire, l’on est amené à se demander si ce hasard ne serait pas plutôt une fatalité. Il y a gros à parier, en effet, qu’une bonne douzaine de siècles avant de voir la rivière Moselle donner son nom à leur département, les habitants du plateau lorrain avaient déjà le sentiment d’être "capturés" plus souvent qu’à leur tour.

Si la prédiction est exacte, ils n’avaient pas tort de se faire une raison. Et l’on comprend mieux pourquoi l’accoutumance aux malheurs de la guerre est restée longtemps accrochée au code génétique du Mosellan de base comme un vieux chromosome désabusé. Il a vécu sur un morceau d’hexagone à géométrie variable qui tentait sans arrêt les voisins.

 

La guerre n’est décidément jamais simple aux yeux des civils. J’en avais eu la première intuition au printemps de 1945. C’était à Clermont-Ferrand, et l’on me pardonnera de le raconter.

La ville, depuis plusieurs semaines, attendait le retour de nombreux Auvergnats libérés par les Alliés. Les trains arrivaient d’Allemagne dans un incroyable désordre, sans prévenir, de jour comme de nuit. Les convois se multipliaient parfois dans une seule journée, alors qu’à d’autres moments, il fallait attendre une semaine sans rien voir venir. Des centaines de Clermontois s’agglutinaient, la gorge nouée, à la sortie de la gare et nul ne savait qui allait ressusciter.

Nous les Scouts, nous joignions nos bâtons pour ménager une assez large allée dans la foule, afin de permettre aux rescapés de gagner lentement le premier autobus. Dès qu’il était plein, il partait vers les hôtels de Royat où l’attendait une nuée de secouristes en blouse blanche.

Une voix, sortie du haut-parleur de la gare, annonçait à l’avance le nom du rescapé, à partir d’une liste de la Croix-rouge rédigée dans le train, sans doute à la hâte, et fournie aux cheminots:

"Untel... prisonnier de guerre, Untel... déporté du travail, Untel... évadé, Untel... résistant emprisonné, Untel... déporté à Buchenwald, Untel..." Ils sortaient de la salle des pas-perdus, l’un après l’autre, en silence...

Les STO ne disaient trop rien. Ils savaient que dans l’esprit de certains Clermontois, il demeurait la vague idée qu’ils auraient pu gagner le maquis au lieu de partir travailler pour les Allemands. Comme si c’était facile! Alors, ils montaient dans le car et disparaîssaient.

Les pauvres prisonniers des Stalag et des Oflag passaient, l’épaule basse, anxieux de découvrir les stigmates de leur absence au front ridé de leurs compagnes. Ils portaient leur cinq années de barbelés comme un cilice amer sous la capote, et n’étaient que mollement honorés à l’applaudimètre. La foule ne réservait sa pure compassion qu’aux survivants de l’enfer concentrationnaire.

Les "vrais déportés", comme on disait alors, sortaient souvent sur une civière, dans leur sinistre pyjama gris-bleu...Ils venaient de Dachau, de Dora, de Mauthausen ou de Buchenwald. Notez que nul ne parlait encore du martyre des Juifs dans les camps d'extermination de Pologne. Pour la bonne raison qu'il n'y en avait jamais dans ces premiers trains.

A la vue de tous ces rescapés à la maigreur cireuse, le silence était troublé par des sanglots, tandis que des ondes de fureur zébraient la place. Les gens ne pouvaient deviner qu’au plus profond de leur regard absent, la conscience de ces malheureux avait définitivement remplacé l’esprit de vengeance par un désespoir sans retour à propos de la nature humaine.

L’opinion auvergnate était trop marquée par l’infamie d’Oradour tout proche pour faire alors dans la nuance. Devant ces trains qui lui révélaient, d’un seul coup, toute la panoplie des malheurs, elle ne pouvait s’empêcher de distiller, au goutte-à-goutte, l’âpre liqueur du soupçon. Cette réaction compensatoire lui faisait oublier qu’elle aussi avait dû plier l’échine, devant l’occupant.  

Mais lorsque nous vîmes sortir ensemble, et pour tout dire bras-dessus bras-dessous, Robert Marchadier, le patron des communistes du Puy-de-Dôme et Mgr Gabriel Piguet, l’évêque de Clermont-Ferrand, la ville en eût le souffle coupé. Ils revenaient de Dachau dans le même habit de tragédie.

Les bourgeois de Clermont tirèrent difficilement un trait sur le souvenir de Robert-le-Rouge, qui leur faisait si peur lors des grèves si dures chez Michelin. Les ouvriers de Montferrand s’efforcèrent d’oublier la mollesse de l’évêque, longtemps considéré comme pétainiste.

C’était bien la preuve que rien n’est jamais simple après les guerres, quand on voyait ces deux vieux ennemis réconciliés, lors d’un moment de grâce qui, certes, ne dura pas très longtemps. Mais leur photo fit le lendemain la Une dans tous les journaux.

J’en étais là de ma révision déchirante lorsque la voix du haut-parleur annonça: "Mademoiselle Untel... travailleuse volontaire." Un "Hou" lourdement viscéral jaillit aussitôt dans notre dos.

La masse électrisée se resserra vers la porte de la gare, poussée par le même instinct qu’on renifle aux arènes. Nous ne pouvions contenir le choc, avec mes copains, et notre allée déjà fort élastique se rétrécit à vue d’oeil, pas plus de 50 cm de large.

Je n’ai jamais su qui était cette malheureuse fille et veux bien admettre qu’elle n’incarnait pas la vertu patriotique. Ce que je sais, par contre, c’est que si elle avait pu imaginer ce qui l’attendait à Clermont, elle serait plutôt rentrée à pied vers l'Auvergne au lieu de monter dans ce train. Or justement, elle n’avait rien préssenti. J’en déduis qu’elle était, elle aussi, une innocente.

L’anonyme du haut-parleur qui l’avait mise au pilori était lui, un parfait salaud, comme les guerres en fabriquent à la pelle une fois qu'elles sont finies. Dès que la jeune femme apparut à la porte, poussée dans le dos par un autre courageux, des mains tentèrent de l’agripper tandis qu’elle gagnait péniblement l’autocar.

Je la vis marcher sur une trentaine de mètres, sous les crachats... Elle criait, elle pleurait, elle gémissait. On lui pinçait les bras, on lui tirait les cheveux... Devant moi, un petit bonhomme saisit au vol une boucle d’oreille et tira... repartant avec son butin ensanglanté. Le chauffeur sortit en courant pour la protéger, la poussa vers la portière du car et démarra en trombe. Derrière la vitre, je vis un déporté la consoler.
Et nous, les pauvres scouts, nous ne faisions pas le poids, trop innocents encore pour la défendre, trop ignorants pour tout comprendre, mais déjà vaguement écoeurés par notre jeune lâcheté.

Maintenant, imaginons qu’un "Malgré-nous" récupéré dans la pagaille à Berlin, se soit endormi par erreur dans le train des Auvergnats, pour se réveiller, trente heures plus tard, dans notre bonne gare de Clermont- Ferrand... La voix imbécile aurait certainement dépeint sa complexité mosellane avec délectation:

"Joseph Weber, Lorrain de Metz, incorporé dans l'armée allemande."

Mais je ne suis pas sûr que notre "Malgré-nous" aurait pu gagner l'autobus sans être malmené. 

(cf.La parole retrouvée)

 

On imagine les blocages qui ont paralysé les deux Moselle en 1919 et surtout en 1945, quand il leur a fallu se reconstruire une image commune dans l’hexagone.

Cette image était floue. Alors qu’en Alsace, les deux départements, de même tradition dialectale alemanique, n’ont eu aucune peine à l’exprimer chaque fois, avec cohérence.

Accrochés nulle part, ballotés, tiraillés, ou simplement ignorés depuis la fin du XIXème siècle, ces Mosellans devenus des Lorrains en suspension, qu’ils soient francophones ou germanophones, se sont fabriqués une mémoire refoulée, des souvenirs à compartiments étanches. Ils se jouent ainsi, depuis plus de 100 ans, un blues des frontières, qui reste incrusté dans les mentalités familiales.

En 1945, quand la France émergea du cauchemar, il fut certes plus facile pour un Mosellan messin, donc à priori francophone, de se refaire un profil de Français retrouvant ses racines. Mais que dire d'un germanophone du Sarregueminois ou du pays de Bitche?

Il fut plus valorisant pour un jeune insoumis qui avait fui vers le maquis en France dès 1941 de rentrer au village, que pour son copain enrôlé de force dans la Wermacht en 1943. Il fut moins difficile pour un expulsé de retrouver son bureau que pour son collègue resté sur place et réquisisionné par les Nazis. Le premier avait la tête haute alors que le second devait paradoxalement se faire tout petit, même s'il n'avait rien fait, sauf de subir. On n'est pas obligé d'être un héros dans la vie.

Le plus drôle, dans cette saga cruelle, c'est qu'elle n’empêcha pas le Messin francophone de se faire traiter de "Boche" à Nancy, vu qu’autour de cette capitale rivale, les cocardiers n’ont jamais fait non plus dans la nuance... Lors d'un derby de football par exemple. Notez pour la petite histoire que le dit Messin bochisé ne peut retenir un sourire quand un Nancéien se fait traiter de "Chleuh" au sud de la Loire où les gens mélangent tout. C'est sa revanche.

Nancy, Metz,Thionville, Sarreguemines, Forbach, Sarrebourg, Bitche, peu importe. On est toujours le Boche de quelqu’un en Lorraine. Le pire,c'est qu'on l’est même hélas en Moselle où d’un canton à l’autre, il arrive encore que l'on se croie moins teuton que le voisin.

Conscients d'être habités par ces réactions devenues automatiques, les Mosellans sont devenus prudents, et désabusés. Les anciens se sentent inhibés depuis la dernière guerre du fait qu'on n'a jamais cherché à savoir ce qui leur était arrivé. L'incroyable diversité de leurs destins individuels est ignorée, alors que dans presque tous les cas, c'est le hasard de la naissance qui a joué.

Ils ont vite appris que leur vérité compliquée n’avait ému personne. Même aujourd'hui, la majorité des Français de l’intérieur s’en soucie, c’est le cas de le dire, "comme de l’An quarante". Faute de l'avoir appris à l'école, elle n'a aucune idée de la désillution de ces milliers d’humbles gens.

 

Des inhibitions se sont nichées en 1945 dans la mémoire compliquée des Mosellans. Elles empêchent leurs mentalités divergentes de se rejoindre plus tard dans une Histoire commune. Le "Français de l’intérieur" s’en aperçoit au bout de quelques mois et s’en étonne.

La lente découverte du tabou local va l’obliger à marcher sur un terrain miné où chaque mot dit de travers peut faire éclater une bonne vieille colère de juste. Il lui faudra prouver d’abord que son inconscient de Français cocoricoteur n’est pas peuplé de clichés malveillants sur les "casques à pointe", clichés que véhiculent encore, on le sait, des bataillons d’ignorants dans l'hexagone. En somme, pour crever le mur du silence, il lui faudra sans arrêt rappeler qu’il n’est pas d’ici.

Imaginons le dialogue typique d'un Français récemment "mosellisé" avec un Mosellan blasé:

"Attends, répète un peu... Tu dis que tu es né en 1940 dans les Charentes... D'accord. Tu m’as déjà raconté que ton frère avait fait le maquis dans le Vercors en 1943. Encore d'accord. Mais tu ajoutes que ton père était mort durant l'hiver 1944 en Russie du côté allemand? Entre nous, tu ne vas pas me faire croire qu’il n’aurait pas pu faire autrement? Vous êtiez de quel côté au juste, dans ta famille?

- Trop difficile à expliquer. Tu ne pourrais pas comprendre.

- Comment, je ne pourrais pas comprendre?

- Dans ce coin de Lorraine, on a tout vu. Mais si je te le dis, tu vas ouvrir de grands yeux.

- Moi, choqué? Donne plutôt un exemple!

- Eh bien... je ne sais pas, moi... en 1916, mon grand-père était à Verdun.

- Tu parles! Le mien aussi, et alors?

- Oui, mais le mien, il était encore une fois de l’autre côté."

En général, le Français de l’intérieur regarde le plafond et avale sa salive...

"Tu veux dire qu'il se battait contre mon père?

- On peut dire ça comme ça. Les Boches lui ont même donné la Croix de fer."

A ce moment précis, le Mosellan regarde son Français de l’intérieur de biais pour voir l'effet produit.

Il se demande si cela vaut la peine de continuer...

 

La frontière qui coupe la Moselle en deux n'a rien à voir, sur une carte, avec les pointillés qui séparent la France de l'Allemagne. Elle est une bien plus vieille affaire et concerne le parler des gens.

Ses racines remonteraient pour certains à l'époque Gallo-romaine, au moment des grandes invasions barbares. C'est la thèse officielle mais elle est discutée. Les linguistes n'étant pas d'accord, nous ne pouvons que poser un gros point d'interrogation. Pourquoi pas ?

En effet, bien avant l'arrivée des Romains, la Moselle était déjà occupée, depuis au moins cinq siècles, par les Celtes médiomatriques, des tribus qui parlaient le gaulois. Durant cette époque confuse, qui vit enfin Rome imposer sa loi, des Germains de plus en plus nombreux étaient venus s'établir sur la rive gauche du Rhin, tandis que les classes plus riches adoptaient le latin après l'invasion romaine. Les peuples germaniques, dont la population croissait vite, implantèrent leur langue là où ils s'établissaient. Une frontière mouvante existait déjà.

Image Exemple


 Source Wikipedia

Lors des grandes invasions au Vème siècle, les Germains prirent le pouvoir dans la région. Plus précisément, les Alamans en Alsace et les Francs à l'ouest du massif Vosgien

Ces deux peuples parlaient bien entendu des langues différentes: les Alamans l'alémanique, qui a plus tard donné les dialectes alsaciens. Les Francs le francique, qui serait à l'origine des dialectes de la Moselle. La frontière linguistique n'aurait quasiment pas bougé de l'an 1000 jusqu'à nos jours.

Mais selon l’historien mosellan Alain Simmer, la langue germanique était déjà présente dans la région avant les Celtes, donc bien avant le Ve siècle de Clovis. Pour lui, les parlers germaniques de la région auraient tout simplement refait surface au déclin de l’époque gallo-romaine. Car pendant l’époque celte et pendant l’époque gallo-romaine, ils n’étaient pas totalement éradiqués. La région aurait en quelque sorte été bilingue sous les Celtes avec une juxtaposition du celte et du germanique. Et même parfois trilingue avec le latin.

Image Exemple


Source Wikimedia 

Le chercheur s’appuie sur le peu de découvertes de tombes franques dans la région, ce qui prouverait qu’ils n’auraient pu investir la contrée de façon massive. A une époque où il n’y avait ni école ni media.
 
Alain Simmer conteste donc l’appelation "Francique" pour désigner les dialectes frontaliers. Il note que ce sont les savants allemands de la fin du XIXe qui ont imposé ce nom, pour justifier leur "droit du sang" sur la Moselle annexée
 
Si sa thèse est exacte, l’origine du dialecte mosellan pourrait remonter à vingt-cinq siècles... Quoi qu'il en soit, la ligne linguistique n’a pas dû bouger beaucoup entre- temps...Un peuple ne change jamais de langue aussi facilement. 

 

La frontière des langues à l’ouest de l’ALSACE


Du nord au sud de l'Alsace, on distingue les aires dialectales suivantes:

* le francique rhénan lorrain (extrémité nord-ouest, Sarre-Union)
* le francique rhénan méridional (extrémité nord-est, Wissembourg)
* le bas-alémanique du nord (région de Saverne, Phalsbourg, Haguenau, Strasbourg et Sélestat)
* le bas-alémanique du sud (région de Colmar et de Mulhouse)
* le haut-alémanique (région de Saint-Louis, Altkirch et extrème sud de l'Alsace)

 Image Active

 

Cette rengaine connue en Moselle en 1870, fest encore irresistible, mais à condition d'être chantée sur un ton solennel, au second degré...

A l'époque, le milieu du cabaret faisait beaucoup dans l'héroïque, vu l'influence qu'avait l'armée dans le quotidien culturel d'une société aux trois quarts illettrée. Devant un tel chef-d’oeuvre de crétinisme pompier, comment ne pas rire aux larmes.

Mais comment ne pas éprouver, une fois essuyés les yeux, une sorte de stupeur attendrie devant tant de naïveté? Elle en dit long sur la crédulité populaire et la pesanteur des mélos qui nourrissaient le patriotisme en pantalon rouge.

********

Près de la nouvelle frontière
un officier s’est arrêté
à la porte d’une chaumière.
Il frappe avec anxieté.
Une femme, dont la mamelle
allaite un gentil chérubin,
ouvre en demandant "Qui m’appelle?"
et voit l’uniforme prussien.

Femme, dit l’officier, écoute ma prière:
pour lui donner ton lait, je t’apporte un enfant.
Dis-moi si tu consens à lui servir de mère.
Moi, je suis un soldat du pays allemand.

Ce fils, sur la terre lorraine
m’est né hier, et sans compter.
Je paierai tes soins et ta peine
car je suis tout seul à l’aimer.
Vois, sa figure est rose est blonde.
Tu peux le sauver du trépas.
Sa mère, en le mettant au monde
vient de mourir entre mes bras.

Femme, dit l’officier, écoute ma prière:
pour lui donner ton lait, je t’apporte un enfant.
Dis-moi si tu consens à lui servir de mère.
Moi, je suis un soldat du pays allemand.

J’avais un fils, dit la Lorraine,
blond chérubin comme le tien.
Mon homme et moi tenions la plaine
devant un régiment prussien.
Quand tes soldats, saouls de carnage
mirent le feu dans mon hameau
et sans pitié pour son jeune âge
tuèrent l’enfant au berceau.

Va, passe ton chemin... Ma mamelle est française!
N’entre pas sous mon toit, emporte ton enfant.
Mes garçons chanteront plus tard "La Marseillaise"
Je ne vends pas mon lait au fils d’un Allemand!

 

La guerre de 1940-45 a frappé les Mosellans de diverses manières et la France n'y comprend rien. Les destins différents des uns et des autres, s'ils ont certes empêché la prise de conscience de leur malheur commun, n'ont pas facilité non plus sa compréhension par le reste des Français... Or les évacués de 1939 ne sont pas les expulsés de 1940, tout comme les transplantés de 1941 ne sont pas les enrôlés de force de 1943. Et nous ne parlons là que des tragédies les plus massives.

Qu'il nous soit donc permis de revenir sur des incompréhensions habituelles:

1. Deux Français sur trois pensent encore que l’on "parle allemand" dans l’Est de la France depuis la défaite de 1870! Je me souviens d'un présentateur de télévision qui démarra sur cette bourde avant de m'interviewer... On trouve même de fins connaisseurs qui attribuent la germanisation à l'arrivée des nazis en 1940... Pour finir, la France ignore que ce parler local n'est pas l'allemand, mais un dialecte francique. Et pour compliquer les choses, ce dialecte germanophone n'est implanté que sur une moitié du département.

Il existait déjà au temps des Romains...

2. Parler de Lorraine à propos des germanisations (1870-1918 ou 1940-1945) est absurde alors que les trois autres départements lorrains, la Meurthe-et-Moselle, la Meuse et les Vosges, n’ont jamais été annexés.

Il faut dire "Alsace-Moselle" quand on parle des annexions.

3. La Moselle n’existe pas dans nos livres d’histoire, seulement dans ceux de géographie. Et comme la nature a horreur du vide, les voisins alsaciens ont pris l'habitude de parler à sa place. La Moselle est introvertie alors que l'Alsace est extravertie. L'assimilation quasi automatique des deux provinces n’a certes rien d’infamant, puisqu’elles ont, l'une et l'autre, souffert des guerres. Mais elle interdit de comprendre la complexité mosellane.

Chaque fois que la guerre est mise en scène dans dans l'Est de la France, l'Alsace occupe tous les fauteuils et la Moselle un strapontin.

4. En Alsace, les deux départements du Bas-Rhin et du Haut-Rhin sont, quasi totalement, de dialecte alémanique. Alors que le département de la Moselle est coupé en deux par une diagonale des langages. Il a des habitants germanophones au nord-est et des francophones au sud-ouest. Le reste de la France n’a aucune idée de ces deux Moselles jumelées.

La ligne de séparation linguistique est la clé de la singularité mosellane.

5. L'ignorance cruelle de beaucoup de Français envers la réalité frontalière n'est pas du mépris. Mais elle enserre la mémoire mosellane comme une bande molletière bien ajustée. Normal: Produit batard d’un folklore de tourlourou qui date de Napoléon III, elle s’est nourrie des imbécilités revanchardes à la Belle Epoque. La France profonde a souri en famille en écoutant les rancoeurs d’un oncle ou d’un cousin qui avait trop attendu la quille entre Metz et Sarreguemines.

Les blagues de caserne à propos des "Boches de l'Est" ont blessé trois générations.

6. La vieille terre des frontières est tapissée de verdure apaisante et de forêts gonflées de poésie. Il suffit de s'y promener pour le savoir. Beaucoup de Français de l'intérieur, venus à Metz pour leur travail en traînant des pieds, vous avoueront qu'ils ne croyaient pas la ville aussi belle ni les Mosellans si attachants. La preuve, c'est qu'ils y restent à l'heure de la retraite. Hélas, injustement caricaturée depuis plus d'un siècle par une rumeur de troufions moroses, la Moselle demeure à la merci du premier imbécile venu. Et ce dernier, bien incapable pourtant de montrer sur une carte où se trouve le département, vous resservira, "comme en quatorze", sa rengaine familiale en parlant d'un désert bordé de barbelés rouillés, sur lequel vit une population de "Casques à pointe" qui baragouinent le français encore moins bien que l’allemand. C'est bête, et c'est insupportable. Ici, on est toujours le Boche de quelqu'un.

7. Au risque de bousculer la pudeur des Mosellans qui n’aiment pas trop qu’un étranger raconte leurs malheurs à leur place, ce site veut montrer, aux esprits nourris des Lumières, la frustration du département le plus humilié de France.

Ce n'est pas une idée en l'air, c'est de l'Histoire. Mais il faut admettre que cette histoire est très compliquée.