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Survivant du massacre d’Oradour-sur-Glane, Robert Hébras, 86 ans, a fait face, mardi soir à Strasbourg, au feu roulant des associations d’incorporés de force qui ont attaqué en justice son livre témoignage.

Quand les lumières reviennent ce mardi soir à Strasbourg dans la grande salle de l’Odyssée, on se sent un peu groggy. Comme sonné par "Une Vie avec Oradour", le documentaire que Patrick Séraudie a consacré à Robert Hébras, un des six survivants du massacre d’Oradour-sur-Glane. Un des derniers témoins de ce 10 juin 1944 .

"C’est un film fort. La discussion qui va suivre ne doit pas tourner au règlement de comptes. Mais jeter le socle d’une réconciliation", lance Faruk Günaltay, directeur du cinéma, en guise d’introduction. "Je suis là pour qu’on oublie pas mal de choses. Dans cette période tout le monde a eu beaucoup de mal," lance Robert Hébras en direction du public… et de ses adversaires dans les prétoires.

"Je m’excuse d’avoir pensé cela à une époque de ma vie"

On croit d’abord que la salle va saisir la main tendue. "Je voudrais vous assurer de l’entière sympathie de l’Alsace. Je comprends que vous ayez été choqué par la présence d’Alsaciens parmi vos bourreaux. Avez-vous compris, depuis, le pourquoi de cette présence? Le poids de cette chape de plomb brune qui s’était étendue sur notre région. Et la contrainte qu’elle faisait peser sur les Malgré-nous?" s’interroge le fils d’un incorporé de force.

"Pendant longtemps, j’ai cru que ces jeunes [les Alsaciens présents le 10 juin aux côtés de la SS, ndlr] étaient tous des engagés volontaires. Il y avait cette croyance que la SS ne comptait que des volontaires. Je m’excuse d’avoir pensé cela à une époque de ma vie. Aujourd’hui, je sais que, vous comme moi, nous avons beaucoup souffert. Serrons-nous la main," lui répond le rescapé. "Cette histoire ne peut que nous réunir", reconnaît son interlocuteur.

"Mais alors, vous vous désolidarisez de tel ou tel qui a intenté un procès à Robert Hébras?," rebondit Faruk Günaltay en sa qualité d’animateur. La réponse fuse: "Non. Pour moi, le problème est ailleurs. L’Alsace doit être reconnue comme étant le produit d’une histoire. Elle a été annexée. Ça change tout."

"Rappelons que quelques Alsaciens ont refusé de porter l’uniforme"

Les échanges prennent une autre tournure. "Moi, ça me fait mal que le maire de Strasbourg aille demander pardon," lance le président d’une association d’orphelins de Malgré-nous dont la famille a perdu "six jeunes hommes du fait de l’incorporation". "Mais moi aussi je suis orphelin! D’une maman et de deux sœurs," s’exclame Robert Hébras. "L’Alsace n’a aucune responsabilité là-dedans!," jette le militant associatif.

Faruk Günaltay a beau recentrer le débat, rappeler "qu’opposer une douleur à une autre" n’a aucun sens; l’écrivain Pierre Kretz a beau pointer les insuffisances du travail de mémoire français sur l’incorporation de force — soulignant que l’origine de la dispute se trouve sans doute là — rien n’y fait. C’est Robert Hébras qui est mis en accusation. Soupçonné à nouveau d’avoir jeté l’opprobre sur l’ensemble des Malgré-nous.

La charge est telle que d’autres voix finissent par s’élever. Un homme avoue qu’il a "du mal à comprendre la haine qui peut surgir dans les propos de certains". Un autre prend la parole, ému: "Rappelons que quelques Alsaciens ont refusé de porter l’uniforme. Mon père a refusé l’incorporation. Il a été déporté à Buchenwald. Peut-être que tout le monde ne pouvait pas agir de la sorte, mais quand même."

Un premier esclandre suggère qu’il faut en finir. Robert Hébras remercie les personnes venues l’écouter. Rappelle qu’il était venu dans un esprit d’apaisement. Soixante-sept ans après les faits, la réconciliation attendra encore un peu.

par Manuel Plantin, publié le 24/11/2011 à 05:00

 

La plupart des réfugiés mosellans obligés, en septembre 1939, d'évacuer la "zone rouge, se souviennent de "la gare de Saint Dizier". C'est l'endroit où ils durent repasser pour rentrer dès septembre 40 à la maison. Le nom de la station ferroviaire s’est incrusté dans leur mémoire comme l‘un des mots-clés de la seconde annexion

L’événement dût déployer une logistique énorme. On pense que 227 000 frontaliers germanophones, dont les trains arrivaient en boucle depuis la Vienne, la Charente et la Charente inférieure, représentaient les populations de 214 communes. Parmi ces Mosellans, plus ou moins rapatriés de force sans que Pétain ait vraiment cherché à les retenir, 23 953 auraient été refoulés à Saint Dizier par les Nazis.

En fait, parler de "la gare de Saint Dizier" serait une erreur. Le filtrage sinistre des Mosellans n’eût pas lieu dans la station proprement dite, mais au lieu dit "Clos SaintJean", dans les bâtiments de l’ancienne usine Champenois. Il se trouve en effet, relié par rails, à quelques centaines de mètres de la gare de voyageurs. Les Allemands vainqueurs avaient pris possession de nombreuses constructions de cette zone industrielle plus ou moins désaffectée depuis la guerre, pour accueillir les prisonniers français. L’endroit devint à la Libération un dépôt Mac Cormik, puis changea encore de propriétaires (IHF, Case IH, Case New Holland) avant de redevenir aujourd’hui à Mac Cormick.

Anne Scheyer, de Erching, qui avait 14 ans, confirme que le nom de la gare est utilise à tort. "Je me souviens que le bâtiment était un ancien dépôt de marchandises, situé à l’écart de la gare des voyageurs et en dehors de la ville. Je crois qu’on y stockait auparavant du fourrage et des grains pour les chevaux de l’armée… C’était un genre de vaste grange, une pièce immense avec quelques fenêtres placées sur le côté ouest, assez élevées par rapport au sol.

L’arrêt du train s’est fait à une certaine distance du bâtiment, 3 à 400 m, peut-être… On a du marcher un peu. Nous sommes entrés dans le bloc du côté pignon sud, par une double porte assez large. Ce pignon donnait une impression de hauteur, ce qui en réalité n’était pas le cas. On n’a rien vu de la gare des voyageurs, encore moins de la ville. Notre train s’était arrêté en rase campagne, sans doute après avoir passé la station. En entrant dans la vase salle, où il n’y avait pas d’escalier, on pouvait voir dans le fond une autre porte au dessus de laquelle était placé le fameux portrait géant de Hitler. Par cette porte, les expulsés devaient aussitôt sortir vers l’exterieur et il me semble qu’ils avaient quelques marches à descendre.

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, après notre retour dans le Bitcherland, personne n’a fourni de souvenir plus précis.. On disait "la gare de Saint Dizier" et c’est tout. Nous avions tant d’autres problèmes à résoudre dans nos villages abandonnés."

Anne Scheyer nous avait déjà raconté cette journée lourde de menaces (dans "Le silence rompu"). Pour elle et sa famille, c’était le 13 octobre 1940. "Le train s’arrête, on nous parle de tri… Les Allemands nous prient de descendre, sans aucun bagage. Des soldats en gris-vert ouvrent les portes, l’une après l’autre, le long du quai. "Schnell, schnell! Aussteigen, schnell!"

Un vrai mercredi noir. Je me souviens que nous sommes passés entre deux haies de boches... Ils avaient le fusil sur le dos. Et nous sommes arrivés dans une salle très vaste, avec des drapeaux à croix gammée...

- Et ce portrait géant d’Hitler...

- C’était un tableau. Dans une attitude arrogante. Avec un slogan "Man kann alles wenn man will". J’ai dû dire quelque chose d’imprudent à ma mère car j’ai repris une gifle. "Toi, si tu continues, tu vas nous mener aux galères!"

- Vous vous souvenez du contrôle?

- On passait par ordre alphabétique... Devant nous, qui étions alors les Kuhn Philippe, il y avait la famille de Kuhn Pierre. On a demandé à Madame Elisabeth Kuhn si elle acceptait la "Volksgemeinschaft"... Et je l’entends encore qui répond, dans son patois lorrain: "Herr Offizier, je signe pour rentrer chez moi, mais il faut d’abord que vous me promettiez que mon Pierre, qui est de santé fragile, vous allez le laisser tranquille. Il a 18 ans mais il est handicapé. Vous ne le mettrez pas dans l’armée allemande, dîtes?"

- Et qu’a répondu l’officier?

- Il a dit, en rigolant: "Soyez sans crainte, ma brave dame. Dans l’armée de notre Führer, il n’y a pas de place pour les idiots!"

L’ Allemand fait un geste et deux soldats prennent le couple et leur fils pour les reconduire hors du bloc.

- Que sont-ils devenus?

- Nous avons appris, après la guerre, qu’ils étaient retournés dans les Charentes. Comme toutes leurs valises étaient restées dans le train, ils n’avaient même pas d’argent pour payer leur voyage. On dit que ce sont des gens de Saint- Dizier qui se sont cotisés.

Le contrôle terminé, on offre un repas aux réfugiés. Du pain gris et amer qu’il faut tremper dans une soupe de lentilles. Le soir, le convoi quitte la Haute-Marne. Direction Metz. Dans le compartiment, trois places sont restées vides...

 

L’injustice faite aux Mosellans de parenté franco-allemande est une spécialité locale. Elle concerne des familles à cheval sur la frontière et attirées dans un engrenage aveugle, au nom d’une bureaucratie borgne. Elles ont beaucoup souffert des pièges de l'Etat-civil alors que très souvent, pour prendre un exemple, le mari allemand d'une femme mosellane, embauché dans les mines ou la sidérurgie lorraines, avait quitté la Sarre depuis des années pour ne pas vivre sous la botte hitlérienne. On le savait mais on ne voulait plus le savoir. Ce qui comptait dorénavant, c'était l'origine.

Cette froideur courtelinesque est la partie visible de l’iceberg. Sous le joyeux coup de tampon du gendarme français qui, dès 1939, expédie dans un camp pyrénéen une Mosellane et ses deux gosses, tandis que son mari, qui vient de Sarrebrück, dort en prison, il y a l’obsession de la célèbre "cinquième colonne".

On appelait ainsi l’espionnage allemand. Oubliant qu’il était en réalité beaucoup moins besogneux en Moselle que dans la France de l’intérieur... En effet, les Allemands possédaient depuis 1918 la radiographie complète de la société frontalière, son économie, sa démographie et ses mentalités. Ils savaient tout. L’administration française, au lieu de démasquer dès 1919 les taupes germaniques, avait surtout passé l’après-guerre à empoisonner la vie des Lorrains mal "réintégrés".

Dans les campagnes frontalières, ces procédures tâtillonnes restaient souvent en plan, beaucoup de Mosellans, devenus Allemands bien malgré eux, s’étant lassés de devoir prouver leur nationalité française. Ils jugeaient la démarche blessante, et l’oubliaient... jusqu’au matin où un secrétaire de mairie très ennuyé devait leur refuser un extrait d’état-civil.

En 1939, du jour au lendemain, le tambour descend dans la rue. Un nationalisme soupçonneux s’installe dans les bureaux. L’Etat se met à fonctionner sur des schémas sommaires, sur fond de vieilles lunes chauvines. Et c’est la même paranoïa, de l’autre côté de la frontière. Le philosophe Alain Finkielkraut a montré la progression parallèle de cette bêtise à tête de taureau, dans nos deux pays si souvent en guerre. Tout a germé au XVIII ème siècle. En Allemagne, un patriotisme romantique avait commencé de vibrer dans les milieux intellectuels. Il prônait le retour instinctif vers la race, le droit du sang et la communauté ethnique

Des esprits enflammés prenaient le contre-pied de leur empereur Frédéric II, dont ils refusaient le penchant douteux pour la "philosophie des Lumières". Ils lui reprochaient d’avoir cru, contre la tradition prussienne, à un système de pensée qui avait abouti, à Paris, à la Révolution de 1789. Toutes ces belles idées sur la raison universelle, qui avaient submergé l’Europe, et le chaos qui avait suivi, n’étaient pour eux que la traduction de "l’arrogance française".

Par réaction d’orgueil, une Allemagne en ébullition avait proclamé que cette façon rationnelle d’organiser la vie publique n’était qu’une élucubration parisienne... La Germanie, encore morcelée, s’inventait une mystique où la raison n’avait pas sa place. La race, l’ethnie, la religion, le sol sacré, devenaient le seul terreau où la pensée pouvait mûrir.

En France, le nationalisme s’était renforcé un peu plus tard, mais ces idées germaniques sur la race lui restaient encore étrangères... L’évolution de l’Allemagne n’était d’ailleurs pas le premier souci à Paris, où les milieux cultivés se déchiraient plutôt sur la politique intérieure.

Les idées de 1789 sur l’égalité ou la laïcité ne passaient plus très bien dans le pays profond et une grande partie de la population française se raidissait dans la tradition. Face aux changements que réclamaient les Républicains, elle redevenait traditionaliste au nom du Roi. Quant aux demi-soldes des campagnes napoléoniennes, ils s’enfermaient dans un pariotisme ombrageux.

Pour dénoncer l’internationalisme républicain, les royalistes ne se référaient guère à l’idée de nation. Elle leur restait fort étrangère. Il devait rester assez d’humour à ces aristocrates pour sentir que leur patriotisme aurait eu du mal à se définir comme le défenseur de la communauté du peuple français... alors que leurs ancêtres n’avaient pas hésité en 1792 à émigrer en Allemagne pour reprendre les armes contre leur pays.

En réalité, c’est le bouleversement du système social qui les révulsait. Ils tenaient à leurs privilèges, ce qui n’a rien de surprenant, et accusaient les républicains d’avoir stupidement inventé l’égalité des droits et la liberté des gens de choisir leur destin, contre les valeurs autoritaires de l’ancien régime. Or tout s’était curieusement radicalisé dans la seconde moitié du XIXème siècle, après la première annexion.

Alors que les derniers Bonapartistes s’évaporaient dès 1871 avec les illusions de Napoléon III, un chauvinisme batailleur, hérité du Premier Empire, renaîssait dans les cercles militaires humiliés par la défaite. L’armée de caste se proclamait unilatéralement le défenseur de la nation. L’honneur de l’armée passait avant tout le reste.

A la même époque, les républicains français bataillaient ferme pour faire passer dans l’opinion leurs choix politiques. Mais en focalisant leur action sur l’école et la laïcité, ils heurtaient à distance des Mosellans très croyants qui, sous la botte allemande, restaient désireux de conserver un lien sentimental avec la France. En attendant des jours meilleurs.

Plus que jamais imprégnés de pratique religieuse, par souci de protéger leur identité, ces Lorrains avaient en effet du mal à s’identifier à des politiciens dans lesquels, selon la terminologie d’ordre moral de l’époque, ils ne voyaient plus que des anarchistes ou des sans-Dieu... Alors qu’au même moment, l’élite francophone messine, gagnée par la nostalgie de ses beaux artilleurs d’avant 1870, se régalait par procuration de voir l’armée française astiquer à nouveau ses canons

A la veille de la guerre de 1870, il existait déjà un point d’accord entre les romantiques allemands et les traditionalistes français: leur même refus de la démocratie. En Moselle, c’était un peu la même chose.

Dans une telle confusion idéologique, la défaite de 1870 était largement suffisante pour déchirer l’opinion française et en pousser la bonne moitié vers les ignominies de l’affaire Dreyfus, au nom de l’honneur de l’Armée. Alors que les Allemands, tombés eux aussi en plein délire nationaliste, se réjouissaient de voir les Alsaciens et les Mosellans retrouver enfin leur "vrai pays". Il exista donc, au début du XXe siècle, plusieurs façons d’être patriote en France: la républicaine, la bonapartiste et la royaliste. Après tout, on était quand même en démocratie et chaque groupe gardait la liberté d’apprécier, à sa façon, la perte de nos territoires annexés.

Les Républicains, au pouvoir depuis 1875, parlaient de récupérer "l’Alsace et la Lorraine" au nom du droit qu’avaient les citoyens d’une nation de choisir librement leur sort. Les Bonapartistes, recyclés souvent dans l’affairisme industriel, mais bien intégrés dans l’armée, parlaient de bataille et de reconquête.

Les Royalistes, soutenus par une grande partie du clergé, n’avaient que la tradition à la bouche, ce qui ne dispensait pas les plus intégristes de garder profil bas devant certaines contradictions. Très puissants autour des états-majors, ils magnifiaient en effet le sens de l’honneur et se rangeaient sous la bannière de Dieu. Mais leur souci de servir la France, fille ainée de l’Eglise, ne pouvait empêcher les plus cyniques de constater qu’à toute chose, malheur était bon. En Alsace-Lorraine, comme on disait alors, les Allemands avaient au moins réussi à protéger la région du "danger laïque"...

C'est alors que l’opinion française, au lieu de s’écarteler entre ces tendances, se laissa lentement manipuler, au point de s’enfermer dans la plus sommaire, la plus viscérale, la plus raciste. Cette notion, inventée, on l’a vu, par les Allemands, mais jusqu’alors peu utilisée dans l’hexagone meurtri, fut reprise dans le discours patriotique! Comme les voisins d’en face, on parla dorénavant d’ethnie, de communauté... Du coup, L’Alsace-Lorraine ( en fait, l'Alsace-Moselle) devint la France. Point à la ligne! Nos frères de race devaient être libérés du joug teuton.

La convergence de deux nationalismes exacerbés, l’allemand et le français, portait en germe la boucherie de 1914-1918. Quand on relit aujourd’hui les sottises qui s’écrivaient dans les journaux parisiens du début du siècle, l’on reste sidéré devant tant d’agressivité chauvine. Lorsque l’on revoit de vieux films de la "Belle Epoque", l’on est frappé par le côté guignolesque de la plupart de ces élites en chapeau haut-de-forme dont la gesticulation anormalement saccadée accentue la vanité.

Aujourd’hui, le monde a changé. Nous n’avons même plus besoin de relire "Les Thibault" de Roger Martin du Gard pour mesurer l’évolution. Il suffit de regarder la télévision pour nous voir enfin tels que nous sommes à l’échelle de l’univers, irremplaçables sans doute, mais insignifiants... Lorsque l’on contemple en direct un cosmonaute, maniant en apesanteur sa clé à molette pour reboulonner un panneau solaire, la rondeur bleutée de la terre devient, en arrière-plan, aussi banale qu’une boîte à outils. Vus ainsi, avec le recul dans l’espace et l’Europe future en point de mire, les patriotismes belliqueux des deux derniers siècles ne sont plus qu’agitations dangereuses et dérisoires, à la croûte de la planète...

Au terme de son analyse sur la montée des nationalismes, Finkielkraut note avec finesse que "la haine de l’Allemagne s’était formulée, à la fin du XIXème, avec la même passion que la haine de la France de l’autre côté." Et il conclut: "Ce n’était plus l’internationalisation de la culture qui scandalisait Maurice Barrès, c’était la culture de l’autre." Ce petit jeu là fit beaucoup de mal en Lorraine. C’est bien l’effet pervers d’une histoire malencontreuse, la rencontre de deux nationalismes du XIXe siècle sur une coupure linguistique vieille de plus de mille ans.

 

 

Le sort particulier de dix-huit communes du Bitcherland n’a ému personne en France, pendant cinquante ans... Leur mésaventure, le mot est faible, a pourtant plongé ces pauvres gens dans un dilemne inextricable, que les figures du théatre antique n’auraient pas facilement dominé. On dit souvent qu'un choix est cornélien, c'est une façon de parler. Mais pas pour nos Bitchois

Car enfin, voilà 9140 Mosellans déjà bousculés en septembre 1939 parce que leurs maisons n’ont pas eu la chance de se trouver du bon côté de la ligne Maginot. Passons. Ils ne sont pas les seuls puisque 80.000 personnes sont déplacées en tout. On évacue les familles en France pour les protéger. Rien à dire, c’est pour leur bien. Mais dans la Vienne, où la plupart des Bitchois sont répartis dans les villages, ils ont des difficultés à se faire une image, car la plupart d’entre eux parlent encore un dialecte plus germanique encore que le Platt, et qui est alémanique. Il faut quelques mois aux gens du pays pour s’y faire. On les aide, on sympathise enfin, jusqu'en mai 40, quand les Allemands attaquent. Deux semaines plus tard, sur la route de Poitiers, les fiers Aryens découvrent, avec une surprise condescendante, ces drôles de Français qui comprennent l’allemand. Parfois, ils leur sourient du haut de leur auto-mitrailleuse...

On les convoque bientôt dans des conditions confuses. La débacle qui a suivi la percée allemande les a noyés de nouveau dans une masse des réfugiés venus de partout. Ils perdent les contacts chaleureux qu'ils avaient établis avec les associations locales d'entr'aide. En tant que Mosellans, ils n'existent plus. Et déjà, les nouveaux émissaires de Vichy leur tournent autour. On leur fait savoir que pour eux, les Lorrains de langue germanophone, le temps est venu de rentrer à la maison. La proposition est empoisonnée, mais elle a tout l’air d’un ordre. La plupart des Bitchois se résignent et pour être francs, les Mosellans ne sont fâchés de rentrer chez eux.

Par tradition, ils ne sont pas du genre qui discute, et beaucoup d’entre eux ont le sentiment que leur départ arrange tout le monde. "Restez donc ici" insistent pourtant des gens du pays. "Laissez-nous au moins vos jeunes!" Mais nous sommes au début de l’été 1940 et les parents pensent à la ferme. Ils se disent que de toute façon, la guerre est finie.

Et puis, certains d’entre eux ont peur. Peu sensibles aux palinodies pétainistes sur "les mensonges qui nous ont fait tant de mal", et même assez choqués de constater que le vieux maréchal les ignore dans ses larmoiements, ils savent que les Allemands, les ayant facilement repérés, ne supporteront pas longtemps de les voir refuser un billet de retour.

Alors, résignés, ils remontent en famille. Quelques jeunes, mieux conseillé, ne partiront pas. On les retrouvera dans les maquis. Nos Bitchois sont déjà rentrés quand le gouvernement de Vichy proteste enfin, assez mollement, au mois de novembre. Mais c’est seulement à propos des expulsions de francophones qui se multiplient en Alsace-Moselle...

Laval confie benoitement à l’ambassadeur Abetz que le Maréchal a beaucoup de peine... Pétain a peur que les Allemands fassent courir le bruit que la mesure a son accord. Mais il ne fait guère d'allusion au cas des évacués germanophones qui viennent de remonter dans l’autre sens. Et pour cause. Dans les commissions allemandes qui les avaient finalement engagés à quitter les Charentes, il y avait aussi des fonctionnaires de Vichy.

Des milliers de frontaliers retrouvent ainsi, au début de l'automne, leurs villages détruits et c’est alors que l’affaire se complique. Nos Bitchois n’ont même pas eu le temps de réparer leurs toitures que l’occupant les chasse à nouveau. Sous le prétexte d’agrandir le champ de manoeuvres, on les transplante à moins d’une centaine de kilomètres au sud, dans l’autre Moselle, la francophone... Troisième déménagement depuis quatorze mois.

Les voici installés de force, comme des coucous, et à leur grande gêne, dans le nid et les meubles des paysans du Saulnois ou du Val de Metz que les Allemands sont en train d’expulser! Parfois, les deux familles se croisent dans le couloir et l’on peut imaginer le regard furieux de celle qui sort vers le regard gêné de celle qui entre, sous le regard amusé du vainqueur.

Ils resteront ainsi quatre ans, avec un compte à rebours dans la tête. Ils savent confusément qu’il leur faudra, un jour, rendre des comptes aux anciens propriétaires. Ils se doutent qu'à mille kilomètres d'ici, dans quelque ferme de l'Ariège, il doit y avoir un Mosellan expulsé qui enrage en pensant qu'un autre Mosellan "collabo" dort dans son lit depuis quatre ans et boit la mirabelle qu'il avait cachée au grenier.

Ils y pensent, la nuit, avant de s’endormir dans le lit d’un couple inconnu. Cette humiliation incroyable, la majorité des Mosellans l’ignore encore aujourd’hui. Les transplantations de PRO, entre 1942 et 1943, furent moins diaboliques mais encore plus soudaines. Bürckel s’était pris à son propre jeu politique, où alternaient le chaud et le froid. Désirant accorder aux Mosellans la nationalité allemande, il avait, au début, naïvement laissé la porte ouverte à ceux qui n’en voulaient pas. Lorsqu’il constata que des milliers d’entre eux, aussi naïfs que lui mais dans l’autre sens, le prenaient au mot pour gagner la France, il arrêta la comédie. Il avait cru qu’ils seraient peu nombreux alors qu’eux pensaient, au contraire, pouvoir mystifier un menteur. Les historiens n’ont jamais pu démêler le noeud de ce revirement très compliqué, dont l’essentiel dût se jouer à Berlin.

Pour se défausser, Bürckel reprit une suggestion de Himmler: on déporterait les Mosellans les plus repérés. On les enverrait, sous le statut boiteux de travailleurs forcés, dans des usines de Silésie ou des Sudètes. Ils furent ainsi près de 10 000, au début de 1943. Il faut ajouter à leur cohorte près de 3000 jeunes filles déjà embarquées dans le RAD, une sorte de camp de travail pré-militaire qui servait d'antichambre à l'incorporation des jeunes. Au lieu de rentrer à la maison, beaucoup d’entre elles furent envoyées dans des usines allemandes ou dans les formations armées, sous le fracas des bombardements. Des lycéens de 16 ans furent aussi embarqués, puis mobilisés en 1944.

En 1945, ces déportés indiscutables, bien qu’ils n’aient jamais prétendu comparer leur triste sort avec l’horreur d’Auchwitz ou de Buchenwald, furent pris souvent pour des simulateurs par les messieurs-dames en brassard qui distribuaient les sandwiches à la frontière! Dans chaque train qui arrivait en France, on trouvait un tel éventail de destins que le comité de réception était obsédé à l’idée de donner, par erreur, un verre de lait de trop à quelque "collaborateur".

Comment s’y retrouver, au milieu de ces fantômes hagards, de ces prisonniers mélancoliques, de ces réquisitionnés humiliés, de ces transplantés mal à l’aise, de ces "malgré-nous" prionniers des Alliés? Comment trier les bons des salauds? Tous ces rapatriés aux identités incertaines retrouvaient, à la sortie des gares, des "résistants" de la dernière heure ravis de jouer au justicier. Et s'ils parvenaient à rentrer chez eux sans ramasser quelques pierres, ils tombaient sur des familles tétanisées par leur long silence et que quatre années de nazification avaient inhibés. C’était vraiment la grande pagaille des sentiments.

Chacun se mit à compter ses morts, comme après un tremblement de terre. Mais on parla très peu. C’est pourquoi il subsiste encore aujourd’hui tant de rancoeurs intermédiaires, toute une gamme de destins qu’on appelle en haut-lieu des "problèmes catégoriels" et qui sont restés longtemps de jolis cactus dans les tiroirs du Ministère des Anciens Combattants.

 

L'histoire des "malgré-nous" a comporté, chacun le sait, bien des silences. Des années après leur retour, ils n'osaient pas encore décrire les pièges diaboliques vers lesquels ils avaient été entraînés.

Il suffisait pourtant de connaître le vécu de l'un ou l'autre de ces revenants, d'entendre une vérité sortie de sa propre bouche, pour comprendre, à la Libération, l'image qui lui collait à la peau: celle de paria condamné au silence.

Prenons le cas des réactions dans l'armée américaine durant l'hiver et le printemps 1945. Par gratitude envers les nombreux GI's morts en Lorraine, il serait certes inélégant de critiquer nos libérateurs. Mais les frontaliers n'ont pas oublié les incompréhensions absurdes qui avaient parfois terni l'arrivée des premiers fantassins aux portes des caves bombardées où se terraient les civils. Pour faire bref, les Américains, déjà connus pour leur ignorance de tout ce qui n'est pas l'Amérique, avaient du mal à comprendre qu'ils libéraient du joug allemand des villages dont le nom était germanique. On imagine que les "malgré-nous" planqués dans les fermes depuis leur désertion y regardaient à deux fois avant de sortir pour les accueillir. Devenus peu bavards, par prudence atavique, ils se gardèrent plutôt de révéler, après 1945, la désillution qu'avaient connue des centaines d'entre eux à propos de leurs "sauveurs". Mal placés à l'époque pour donner des leçons, ils savaient qu’on n’aurait pas compris leurs critiques, ce qui aurait eu pour seul résultat de les "bochiser" une fois de plus.

Et pourtant... Nicolas Gambs, l’un des 30.000 incorporés mosellans, a raconté sa "libération" très particulière. En décembre 1944, il se cachait depuis un an, après avoir déserté la Wehrmacht. Dans Rimling, son village du Bitcherland, à quelques centaines de mètres de la frontière allemande, les insoumis et les déserteurs étaient si nombreux à guetter l’arrivée des Américains que toutes les granges en restaient fébriles. On rêvait chaque nuit, d’une ferme à l’autre, en imaginant le ronflement de la première jeep, en haut du virage.

L’engin déboucha enfin et une quarantaine de "malgré-nous" convergèrent en même temps sur la route... Dégringolant des échelles, ou se laissant glisser le long des meules, ces jeunes qui avaient, depuis tant de nuits, rasé les murs comme des renards, couraient soudain vers la vie, stupéfaits de se découvrir en si grand nombre, même si, à la barbe des Allemands, leur présence autour du village était un secret de Polichinelle. Ils arrivaient parfois les sabots à la main, pour débouler plus vite. Quelques heures plus tard, une fois passée l'effervescence, tous ces revenants trop naïfs s’était retrouvés alignés contre un mur, avec une mitraillette en guise d'accueil.

Les insoumis, c’est-à-dire ceux qui n’avaient jamais répondu à l’incorporation, avaient été relâchés sans trop d’explication, du bout des lèvres. Essayons de comprendre. C’était déjà beaucoup demander à des caporaux du Kansas. Mais les déserteurs, c’est-à-dire les incorporés de force qui s’étaient enfuis du front russe, ou à l’occasion d’une permission, ceux-là n’avaient pas été relâchés du tout! C’était vraiment trop demander à des sergents de l’Oklahoma.

Plus tard, un gradé américain avait fait subir aux prisonniers interloqués un interrogatoire surréaliste. On peut certes excusercomprendre la méfiance des Américains, qui avaient déjà beaucoup de mal en découvrant qu'en France, les localités nord-mosellanes avaient des noms germaniques.

Mais comment accepter le ton des interrogatoires?

Leur teneur atteint les sommets du crétinisme militaire. Imaginez le gradé américain, et les "malgré-nous inquiets" face à lui... Une page d’anthologie.

"Vous avez refusé de porter l’uniforme allemand?"

- C'est que, vous voyez, mon commandant... Je suis resté caché dans mon village depuis un an..

- OK mon vieux! Ça, je le comprends encore. Mais vous n’aviez pas refusé d’être incorporé?

- A vrai dire... j’aurais bien voulu, mon commandant. Mais ils pouvaient déporter mes parents. Alors j’ai préféré disparaître en sauvant les apparences, à la fin d’une permission.

- Donc vous reconnaissez que vous avez déserté?

- On ne peut pas dire ça comme ça, mon commandant. Car j’en suis fier

- Il n’y a pas de quoi, mon vieux. C’est un crime...

- Un crime? quel crime?

- Un soldat ne doit jamais déserter. Mettez-vous de côté, contre le mur. Au suivant!"

Les "criminels" s’étaient retrouvés embarqués dans un camion.. Ils avaient rejoint d’autres convois, où se trouvaient déjà des masses de prisonniers allemands. A Nancy, on leur avait jeté quelques pierres en passant, hommage furtif des Lorrains du sud aux Lorrains du nord. Les malheureux croyaient encore à quelque méprise. On allait probablement les relâcher au bout de la semaine...

Mais après plusieurs jours de train et de pénibles arrêts en gare, lors desquels de braves cheminots, scandalisés de voir des "chleuhs" oser leur parler français, refusaient de leur donner à boire, les Américains les avaient parqués au camp de Thorée-les-Pins, près de la Flèche, à des centaines de kilomètres de chez eux. D'où le nom de "fléchards" qu'ils se sont donnés depuis.

Harcelés par le froid, torturés par la faim, et soumis par dessus le marché aux brimades de plusieurs milliers de PG allemands dont le nazisme à géométrie variable se sentait alors requinqué par l’offensive de Von Rundstedt dans les Ardennes, nos pauvres Lorrains tombaient des nues.

- "Ach so! C’est vous, bande de salauds? Vous nous avez lâchés, bande de traîtres! Attendez que le vent tourne. On va vous coller contre un mur!" Ils étaient devenus les déserteurs de tout le monde. Pendant cinq mois, plus de 200 Mosellans avaient ainsi croupi dans un enclos, lors d’un hiver qui n’en finissait pas, et sans voir le moindre képi d’officier français à l’horizon. Visiblement, ils n’existaient pour personne. A la fin du printemps, les "fléchards" étaient rentrés chez eux, la tête basse, humiliés à jamais.

J’avais plusieurs fois rencontré Robert Schoeser à la fin des années soixante, à Sarrebourg. Il était journaliste au "Républicain Lorrain" et nous avions sympathisé. On avait bien fini par parler de la guerre, car en Moselle, malgré le peu d’empressement qu’ont les gens à traiter le sujet à fond, il est par contre impossible de ne pas au moins l’effleurer, en face d’une bonne bière. Mais Robert ne m’avait jamais raconté ce qui lui était arrivé. J’ai su, après sa mort, qu’il était un "fléchard", lui aussi! Et j’ai compris son silence.

Essayer d’expliquer une mésaventure pareille à un Français de l’intérieur qui débarquait, c’était probablement au dessus de ses forces... Des miennes aussi... Incapable d’imaginer une absurdité pareille, je lui aurais sans doute répondu qu’à l’époque, les Américains avaient autre chose à faire qu’à trier les vrais Allemands des faux.

Et même, je me connais, j’aurais sûrement ajouté qu’après tout, il était plus prudent du point de vue allié de parquer, pour un court moment, tous leurs prisonniers avec les mêmes initiales dans le dos. Mais avec le recul, j’ai changé d’avis....

Ils n’étaient pas vraîment très futés, les officiers de la Sécurité militaire américaine! Certes, ils devaient avoir leur mentalité, eux-aussi, mais ne pouvaient-ils chercher à comprendre? Alors que dans les ballades de la guerre de Sécession, des chansons que ces soldats courageux avaient tous apprises à l’école, il devait bien en exister une bonne douzaine qui racontaient le déchirement des familles écartelées, entre le Nord et le Sud... "Deux jeunes frères, ils sont partis, vêtu de bleu, vêtu de gris, etc..."  

Mais cette histoire des "fléchards", qui la connaît en France? Elle a certes percé dans quelques récits, pratiquement à usage local. Le sujet de l’incorporation forcée restait trop tabou pour qu’on en rajoute encore.

Les "malgré-nous" se sont certes réveillés depuis quelques années. Le poids d’une question banalement classique (j’y vais ou je n’y vais pas? et si j’y vais, que vont-ils faire à mes parents?) est maintenant mieux mesuré par l’opinion française. Au risque de se faire noyauter par des politiciens opportunistes, les associations d’incorporés se sont même risquées, parfois, sur les estrades.

Elles se sont si bien démenées qu’elles ont fini par rendre jalouses d’autres victimes de guerre moins organisées, ce qui est un comble. D'anciens résistants, pas tous, ont de la peine à reconnaître le drame des "malgré-nous". C'est humain. Mais au délà de ces maladresses diverses, on n’a encore jamais lancé un vrai débat philosophique, sur le traumatisme spirituel, n’ayons pas peur du mot, que pouvait subir un conscrit encore tendre, poussé à coups de talon dans un univers de brutes infréquentables?

Sans doute paralysé par le syndrome d’Oradour, où, ne l’oublions pas, les seuls Mosellans concernés, des francophones évacués de 1939, ont péri en 1944 dans l’église, nul psychologue n’a osé mesurer l’angoisse qui peut encore, cinquante ans plus tard, tourmenter certaines consciences.

Non seulement, les "malgré-nous" ont été forcés en temps de guerre d'endosser l'uniforme des soldats qui attaquaient leurs compatriotes, ce qui est crime juridique, mais ils ont aussi pu assister, dans l'Est soviétique, à des opérations barbares auxquels ces tout jeunes hommes, à peine rodés, politiquement ignorants et souvent très croyants, ont peut-être participé. Leur silence, à ce propos, et comme un grand linceul posé sur leur mémoire.

 

En automne 1940, le scenario des expulsions de francophones fut d’une sécheresse inhumaine: la valise et un autobus pour la gare. Pour tout le monde, c’était le même prix. Tarif unique. Au contraire, du début de l'hiver de 1940 à la fin de 1944, le mécanisme de la nazification fut très diversifié. On pourrait dire qu’il eut lieu à la carte.

Chaque Mosellan resté au pays dut ainsi réagir à l’annexion, en fonction de son milieu, de sa formation et de son évolution personnelle, d’une année à l’autre. Pour des raisons culturelles, dues en grande partie à l'influence du petit clergé dans les campagnes, et au conformisme des familles, les jeunes gens des zones frontalières étaient moins politisés au début que ceux des villes. L'évolution des esprits fut plus ou moins rapide. On ne regimbait pas contre l’occupant vers 1941 de la même façon qu’en 1943.

Hélas, dans l’euphorie vengeresse de la Libération, le concept de patriotisme, tout comme celui de collaboration, ne fut plus assez souple pour prévoir tous ces cas d’espèce...

Entre le jeune lycéen messin qui concède à son professeur un "Heil Hitler" du bout des lèvres et le chômeur paumé qui s’inscrit dans les S A pour parader un uniforme, il y a déjà une différence... Mais entre le secrétaire de mairie qui offre un coup de mirabelle au Feldgendarme du coin pour l’amadouer un jour de rafle au village, et le gardien d’immeuble haineux qui moucharde à la Gestapo pour faire du zèle, il existe un monde...

De même, peut-on vraiment comparer les deux parents effrayés qui supplient leur fils de ne pas déserter, de peur des représailles, et l’incorporé un peu jobard qui répond sans trop se sentir "malgré-lui" pour revenir tout fier à la première permission avec un petit galon sur la vareuse? Il y en a eu quelques-uns, hélas... Mais entre les deux cas, on a toute la gamme des soumissions, des plus excusables aux plus condamnables.

A l’inverse, entre le prisonnier qui touche le fond de l'angoisse dans une cellule de Queuleu, é à l’idée de livrer ses copains sous la torture, et la jeune fille qui rase les murs au petit matin pour y crayonner des croix de Lorraine... entre le passeur qui risque sa vie tous les quinze jours en offrant souvent gîte et couvert à ses hôtes, et le paysan qui fait semblant de ne pas voir le parachutiste anglais caché dans son foin, il y a tout l’éventail du courage, qui va de l’héroisme à la simple élégance.

L’incompréhension née en 1940 se réveilla en 1945 lorsque s’organisa le retour des expulsés. On a vu que dans leur isolement et leur pauvreté soudaine, ils n’avaient pas toujours eu grand désir de s’apitoyer sur ce que pouvait être la vie des Mosellans qui étaient restés... Jusqu’en 1943, les plus amers d’entre eux avaient eu plutôt tendance à imaginer leur lointain voisin resté sur place comme un profiteur, au pire, un veinard. Ce qui, dans leur esprit, fortifiait leur statut de victimes et leur donnerait droit, au retour, à quelque considération. Car eux n’avaient jamais douté du retour.

Les mauvaises nouvelles qui leur étaient parvenues à partir de 1943 avaient certes calmé leur mauvaise humeur. Ils avaient retrouvé quelque compassion pour leurs frères sous la botte. Mais en 1945, ils débarquaient comme Ulysse dans un pays décervelé qui les avait oubliés forcément et ne leur prêtait guère attention. Ils retrouvaient leur maison pillée, un entourage traumatisé, des familles méfiantes et curieusement complexées d’avoir pu rester dans leurs meubles. Pour tout dire, un climat de suspicion générale.

Les expulsés comprenaient mal que pour tous ces Lorrains nazifiés, cinquante mois de pression occultaient tout le reste. "Les expulsés? disait-on parfois dans les chaumières mosellanes... Ah oui! Ça n’a pas du être facile pour eux, mais vous savez, ici, on a connu pire." C’était maladroit, mais c’était vrai.

Quand la parenté enfin réunie était assez solide pour résister à la schizophrénie ambiante, on essayait de s’expliquer en comparant les malheurs. Ce qui donna lieu souvent a des confrontations cruelles et des claquements de porte. Mais dans le milieu du travail ou dans celui du simple voisinage, aucun dialogue n’était plus possible. Alors, ignorant la trajectoire de chacun, le mieux était encore de ne plus parler à personne, ce qui n'empêchait pas de frapper discrètement chez le voisin pour récupérer discrétement son armoire...

Pour les Mosellans restés en Moselle, ce silence n’était pourtant qu’un pauvre réflexe d’auto-défense. Ils ne supportaient pas de devoir se justifier auprès des expulsés. Leur mutisme les dispensait de le faire. Ils savaient que dans des circonstances équivalentes, la majorité des Français de France auraient fait comme eux. La reaction très inconsciente fut: profil bas

L'ennui, c'est que ce repli systématique rendait certains expulsés paysans furieux. Eux,ils voulaient régler des comptes. Dans les campagnes, l’organisation allemande avait forcément obligé les fermiers restés en Moselle à livrer leur marchandise, mais aux yeux des expulsés revenants, un tel commerce était impardonnable. Alors, aux petits matins de l’été 1945, des cultivateurs qui s’étaient contentés de tendre l’échine, même s’ils avaient planqué des prisonniers évadés en 1941 ou hébergé des parachutistes alliés en 1944, trouvaient des croix gammées tracées d’une craie vengeresse, sur la porte de leur grange.

On décortiqua discrètement les conduites de chacun, alors que presque tous avaient été des victimes. Des chauvins déterrèrent, au son du clairon, des chansons assez imbéciles pour que, dans sa tombe, le pauvre Déroulède en soit jaloux.

Aimer son pays n’est jamais facile... Pour les uns, il est un drapeau, pour d’autres un clocher, pour d’autres un art de vivre et pour d’autres la paix des familles. Nul n’est obligé d’être un héros dans la vie. Mais en 1945, l’opinion s’arc-bouta sur des valeurs identitaires, chacun expliquant la conduite de l’autre par le fait qu’il appartenait à une communauté différente. Pas étonnant qu’Untel soit resté... Pas étonnant qu’Untel soit parti... Chacun, en somme, était marqué d'avance. Patriote ou collabo. La Moselle aurait mérité de s’épargner un tel débat sur le patriotisme. Elle était totalement une "victime de guerre", manipulée par des mythes.

Rien n’est plus dangereux en effet que la mythologie guerrière. En temps de paix, le pouvoir permet aux natures extraverties de s’exprimer librement sur les concepts de nation. On peut discuter du pour et du contre, comme on le fait aujourd’hui à propos de l’Europe. Mais lors d’un conflit, la communication se joue dans un décor de censure, au fond duquel on a tendu un drapeau.

Quand la guerre est finie, le dit drapeau garde dans ses plis beaucoup d’humiliations muettes, dûes au fait que beaucoup de gens se sont trouvés contraints d’adopter des attitudes qui bafouaient secrètement les valeurs de leur milieu. Lorsqu'on omet, la paix revenue, de secouer les plis du rideau, les humiliations s'y installent et deviennent, au bout d’un temps, des nids d’amertume, comme les acariens dans un rideau.

Les valeurs bafouées, restées dans les plis, touchent à l’art de vivre, à la morale, aux croyances, aux habitudes, les bonnes et les mauvaises. A l’idée qu’on se fait par exemple du travail, de l’ordre, de la propreté ou de la famille. Elles sont le fruit des connivences familiales, du climat des veillées, des pudeurs maternelles, des forfanteries entre garçons, des bavardages entre filles, des partis-pris du père, des rituels de l’école, des manies du grand-père, des serments de conscrits, des querelles entre voisins, des sermons du curé, bref, de tout un ensemble de manières inamovibles, une façon de respirer le même air qui constitue ce qu’on appelle une mentalité.

C’est la seule chose qui vous reste quand vous avez tout perdu.

Or, depuis cinquante ans, la sensibilité générale avait évolué en Moselle germanophone. Même si les tentations autonomistes d’après 1918 imprégnaient encore quelques mentalités en 1940, il n’était plus question de trouver le moindre aspect défendable dans la gesticulation nazie. Pour defiler au pas de l’oie, les deux Moselles linguistiques n’avaient compté entre 1940 et 1944 que quelques milliers de collabos harnachés, grisés souvent par de lointaines vapeurs gothiques. Pas plus, en proportion, que dans le reste de la France. Mais la majorité des Lorrains annexés se contentait, pour survivre, de ne pas se faire remaruquer. En somme, on supportait, mais on n’en pensait pas moins.

Les exemples abondent: Ainsi à Metz, dans la rue Serpenoise redevenue à la fin de 1940 Römer Strasse, des Schupos trop zélés avaient-ils voulu, dès l’automne, forcer les piétons à marcher sur le trottoir de droite, pour mieux croiser ceux qui arrivaient en face... Cet avant-goût délirant de l'ordre teuton fit long feu.

Il existe une autre preuve de l’esprit général d’insoumission: Dès 1942, qu’ils soient expulsés, persécutés, ou enrôlés de force, beaucoup de Mosellans, pourtant déçus par Vichy qui n'avait jamais protesté contre l'annexion de fait, inclinaient déjà vers de Gaulle, alors qu'à Nancy et dans le reste de l’hexagone, les foules qui accueillirent le général en 1945 étaient les mêmes qui applaudissaient Pétain quelques mois plus tôt.

En vérité, les trois guerres de 1870,1914 et 1940 avaient surtout installé en Moselle un détachement fataliste. Les invasions? on n’y pouvait rien, pensaient les gens. La Lorraine du nord avait toujours su qu’elle était mal placée, sur la route de Paris. Elle avait même, un temps, rêvé de rester neutre, pour garder sa paix entre les deux camps.

Lorsque l’on prend ainsi du recul, il est plus facile de comprendre la réaction désemparée des Mosellans, dans le tourbillon des propagandes. Et leur poignante impossibilité, plus tard, de laver tranquillement leur linge sale en famille. Le choc de leurs mentalités contrariées a bien été le noeud du long silence qui dure encore.

 

 

Les 84 000 Mosellans expulsés par Bürckel, entre le mois de juillet et le mois de novembre 1940, étaient pour la plupart de culture francophone. Quelques mois après l’annexion, ils se considéraient déjà, non sans raison, comme les premières victimes civiles du nazisme. Imaginez ce que l'on peut ressentir lorsque l'on doit laisser sa maison et partir avec une petite valise à la main, pour se retrouver dans un train qui va nulle part... Dès ce moment, les malheureux seraient privés d’information sur le pays qu'ils avaient quitté, sur leur famille ou sur leurs voisins de quartier. Sans se douter que le silence allait durer au moins quatre ans.

Il faut bien l'admettre. L'été 1940 offrait déjà suffisamment de problèmes et la France de l'intérieur n'attendait pas spécialement ces drôles de Mosellans dont elle ignorait la spécicifité. Chaque fois qu'ils racontaient leur histoire, quelqu'un s'étonnait: "Mais qu'avez-vous donc fait pour qu'on vous chasse?" Et ils se taisaient, en serrant les poings.

La coupure entre la France et la Moselle annexée devenait en effet totale, à part quelques contacts clandestins via les cheminots. La sévérité de cette séparation, par l’ignorance qu’elle entraînait de la situation réelle en Lorraine frontalière, mena tout naturellement les expulsés à comparer leur sort misérable à celui, jugé par eux plus favorable, des Mosellans qui étaient restés. Il est vrai qu'à ce moment précis, la balance n'était pas égale. Hélas, les Mosellans nazifiés ne perdaient rien pour attendre.

Beaucoup d’expulsés ont disparu aujourd’hui, et le fort souvenir qu’ont gardé les survivants s’est trouvé poussé au second plan dans la mémoire collective. Tant de drames sont arrivés à partir de 1941 que la Moselle a vite oublié ses blessures de l'automne 1940.

Pourtant, ceux qui étaient enfants à l’époque gardent, au fond du coeur, les images enfouies d’un chambardement cruel. A 8 ans, les souvenirs s'incrustent. On a cru sentir récemment que la plupart d’entre eux éprouvaient le devoir de le raconter, sachant qu’aucun ouvrage n’avait encore traité de l’expulsion...leur expulsion... Ils n’avaient jamsis compris que leurs parents aient pu vieillir en gardant leur vieille histoire dans la poche.

Voici que, devenus vieux à leur tour, ils se réveillent. Ils constatent qu’un peu partout, le passé endormi s’agite, que le moment est venu pour eux de participer au grand déballage final, au dernier colloque des Justes. Des résistants se scandalisent, des transplantés se révoltent, des incorporés s’organisent, des déportés se racontent. C’est comme une foule bavarde au portillon, pour ne pas rater le dernier métro de la mémoire. Alors, les derniers survivants de l’expulsion se disent qu’ils ont, eux-aussi, le devoir de raconter enfin ce que fut la souffrance de leur famille. Par piété filiale, pour que, dans une centaine d’années, si l’ordinateur n’a pas encore tué nos bibliothèques, un lecteur tombé par hasard sur leur témoignage puisse imaginer ce qu’ils ont vécu.

Il est vrai à l’échelle des cinq années de guerre en France, les expulsions peuvent aujourd’hui sembler secondaires. Mais pas pour ceux qui les ont subies. En lisant les différents récits, on a le sentiment d’un drame très différent des autres, par son côté banalement cruel, on pourrait dire surréaliste. Devoir tout abandonner en deux heures, se retrouver dans un bus sans oser regarder sa maison qui rapetisse au loin, tirer comme cela un trait sur sa vie normale... il y a de quoi devenir fou.

Rassemblant d’une seule brassée des anecdotes cent fois racontées en famille, chaque histoire d'expulsé reconstitue ainsi le puzzle d’un gigantesque chaos. Elle remet en scène 120 minutes de panique. Elle nous montre un désarroi familial, un mécanisme absurde qui se déploie froidement, au tic-tac de l’horloge.

Tout s’articule autour du regard éperdu de la mère, devenue le medium désemparé du branle-bas. On la voit tourner comme une toupie dans sa cuisine, vidant nerveusement une valise pour remplir l’autre...On devine les voisins consternés au fond du jardin, déjà gênés de n'être pas sur la liste, on surprend le père qui essaie de cacher le livret de famille dans sa chaussure, on note l’oeil mouillé du grand-père intransportable. Il a deviné que cet au-revoir rapide est un adieu. Tout ce déchirement intime se décline sous l’oeil indécent d'un soldat goguenard...

En avril et mai 1941, près de 8000 Mosellans partent à nouveau. Cette fois, ils optent volontairement pour la France et tiennent à nous le faire savoir, le terme d’expulsé leur ayant toujours paru impropre. Pour eux, c’était un choix et ils se voient comme des "expulsés volontaires". On peut les croire. Mais pour les expulsés de 1940, il reste difficile de mesurer jusqu’où pouvait jouer la contagion d’orgueil. Je risque une lapalissade prudente: s’ils avaient pu rester, la plupart ne seraient pas partis.

De ces quatre années d’exil, on ne mesure pas assez les effets culturels. C’était la première fois, depuis les départs massifs de 1871, qu’une population de Mosellans avait l’occasion de découvrir la "France de l’intérieur". Celle de Vichy. Dans les Pyrennées, dans le Lyonnais, en Auvergne ou ailleurs, en pleine palinodie pétainiste. "Je hais les mensonges qui nous ont fait tant de mal"... Ces familles bousculées arrivaient dans des villages souvent moins bien équipés que le dernier hameau lorrain. Constatation discrète, mais qui ne les étonnait pas outre-mesure, qui les flattait secrétement même, dans leur malheur, vu les clichés alors en usage dans l’Est sur les "Français beaux parleurs, un peu feignants et pas toujours bien propres"...

Mais très vite, ils s’étaient aperçus qu’on les accueillait presque presque partout avec chaleur. Qu’il existait des gens merveilleux dans le sud et surtout, malgré les restrictions, une qualité de vie beaucoup moins contreignante, des attitudes moins soumises envers la religion ou le pouvoir, un regard sur la vie moins austère. De nombreux Mosellans épousèrent des filles du pays, ou l’inverse.

Il arrivait que la réception se passât moins bien en quelques endroits perdus. On trouva des Occitans bornés qui, depuis Jules César, n’avaient jamais revu le moindre visiteur, pour reprendre à leur tour la vieille image de "Boches de l’Est", en oubliant qu'ils s'adressaient à des Lorrains qui parlaient français! En somme, on les fourrait dans le même sac que les Mosellans germanophones ou les Alsaciens qui usaient du dialecte! Ou bien, on leur demandait ingénuement pourquoi les Nazis les avaient chassés de chez eux!

C’était dur à entendre... En temps normal, les Francophones auraient souri de la confusion, mais nous n’étions plus dans un temps normal. Alors, au fil des mois, ces difficultés d’adaptation réveillèrent, chez certains d’entre eux, ce qu’il est convenu d’appeler de vieux démons. Comme s’ils avaient rouvert un coffre à fantasmes, laissé au grenier depuis la première annexion.

Leur rancoeur s’exprima d’abord contre leur pays. Réflexe mosellan classique. Au fil des mois, magré des tentatives de récupération paternaliste, ils sentaient bien que Vichy n'était pas clair à leur sujet. Non seulement, la France les avait abandonnés en juin 1940, mais voilà qu’elle discutait assez mollement le principe de l'annexion devant la convention d'armistice réunie alors à Wiesbaden.

Bientôt, à mesure qu’ils parvenaient à s’adapter à leur nouvelle vie d’exilés, leur ressentiment changeait d’objet. Il se cristallisait, de façon confuse, contre "ceux" qui continuaient à vivre en Moselle annexée. Les plus amers se sentirent les dépositaires uniques de l’orgueil lorrain. Eux, au moins, ils n’avaient pas plié devant les Boches et ils en étaient fiers! Après tout, en 187I, leurs grands-pères avaient déjà quitté le pays plutôt que de vivre sous la botte! D'accord, en 1940, les Allemands n’avaient même pas attendu qu’ils fassent le choix. Ils avaient pris les devants mais le résultat était le même: les Mosellans avaient été chassés parce que l’occupant avait constaté leur profonde allergie à toute forme de vie germanique. Du coup, l’expulsion devenait à leurs yeux un brevet de patriotisme.

Sous l’effet d’un sentiment d'injustice un peu pervers, beaucoup d’entre eux ne pouvaient bientôt plus repousser l’idée que les Mosellans restés au pays, qu’ils soient francophones (on l'oublie souvent) ou surtout germanophones, étaient un peu moins Français qu’eux. Cette réaction était humaine, car l’exil involontaire est toujours très dur à vivre.

L’ennui, c’est qu’en Moselle, ceux que les nazis voulaient dorénavant forcer à marcher au pas se disaient exactement le contraire! Beaucoup pensaient que dans leur village perdu au fond de l’Auvergne ou des Alpes, les expulsés avaient eu de la veine dans leur malheur... Le fossé mental qui s’est alors creusé, entre "ceux qui étaient partis" et "ceux qui étaient restés", ne pouvait que s’approfondir pendant quatre années.

En somme, chacun avait sa façon d’être patriote. Or le patriotisme est une denrée volatile qui peut changer selon le vent, les endroits et les époques. Dans la tête des uns, il restera toujours nuancé, alors que, chez les autres, il va se radicaliser à la première occasion. La pire des occasions, c’est la guerre car un vent mauvais y souffle de partout. Les manipulations de la propagande peuvent alors dénaturer la fibre patriotique en la faisant glisser de l’amour du pays jusqu’à la haine du pays voisin.

Quand cette rancoeur est installée, il faut la nourrir avec des arguments élémentaires. C’est alors qu’arrive le temps du mépris. Tout devient simple. Le troupier d’en face incarne le mal absolu. Et le civil d’en face ne vaut pas mieux.

Pour les politiciens, ces caricatures méprisantes de l’adversaire ne sont qu’exercices de style. Quand la guerre est finie, ils les oublient. On répare les dégâts autour d'une table ronde et le vaincu paie la note, tandis que les deux sectarismes opposés retombent à plat comme des soufflés. Une diplomatie intelligente parvient rapidement à effacer les blessures d’amour-propre, du moins tant qu’elles concernent les nations. Ainsi, dès 1919, et jusqu'à l'arrivée d'Hitler, la propagande officielle allemande a tranquillement remballé son arsenal de clichés sur les Français "sales et paresseux", leur "culture arrogante" et leurs "petites femmes faciles". De son côté, la propagande officielle française a rengaîné ses railleries sur les Allemands "bêtes et disciplinés", leur "mentalité de caserne" et leur "ventre bourré de bière".

Mais toutes ces gentillesses, distillées de part et d’autre, avaient laissé des traces chez les individus...Le mépris est en effet une matière dangereuse qui ressemble à l’énergie atomique. Lorsqu’on arrête l’usine, le coeur du réacteur continue de ronfler pendant très longtemps et l’on ne sait pas comment s’en débarrasser.

Il ne faut donc pas trop s’étonner en lisant certains témoignages. Les cruelles expulsions de 1940 avaient bel et bien réveillé de vieux réflexes de revanche dans le coeur de nombreux Mosellans qui en furent les victimes. Ce réflexe, qui les aidait à tenir, s’exprima soudain contre tout ce qui était "Boche", tout ce qui était allemand.

Un tel basculement de sensibilité fut catastrophique pour les années qui suivirent. Sombrer ainsi dans l’anti-germanisme viscéral, c’était renier brutalement la complexité mosellane, abandonner le bon sens quotidien qui avait jusqu’alors aidé les Mosellans à vivre ensemble depuis la Convention. C'était donc renoncer aux leçons de la première annexion. Une vieille sagesse imprégnait en effet la Moselle depuis 1919. Elle avait appris que la vie quotidienne finit par tamiser tout ce qui est excessif, que la plupart des gens s’adaptent quand ils ne peuvent pas faire autrement et qu’on peut subir une tyrannie sans pour autant trahir. Les mariages mixtes avaient été nombreux entre francophones et germanophones, et il en existait aussi entre francophones et allemands.

L’image du Mosellan résigné qui tend le dos et laisse passer l’orage ressemble à celle du soldat Schveik pour les Tchèques. Avec pourtant une différence: Schveik jouait à l’imbécile pour éviter les ennuis. Alors que Schpountz, lui, ne jouait à rien. Il attendait seulement que ça passe. La méthode en valait bien une autre. La preuve, c’est qu’à la sortie d’un demi-siècle à la prussienne, il s’était retrouvé Français comme avant.

Seules, les autorités parisiennes n’avaient pas compris que la Moselle avait besoin d’un peu de temps. Influencées par l'esprit revanchard de l'armée, elles brûlaient de distribuer des certificats de patriotisme. Elles admettaient mal que le désir de redevenir Français puisse être exprimé différemment, d’un Mosellan à l’autre, chacun ayant le droit de réagir à sa manière... Certains se sentaient patriotes viscéralement, d’autres sentimentalement, et d’autres, plus simplement... parce qu’ils avaient fait la comparaison pendant quarante-huit ans et trouvé, tous comptes faits, que l’Allemagne n'était pas l'idéal.

Il est vrai qu’en 1920, dans une rue de Metz encore tendue de drapeaux tricolores tous frais, aucun plaisantin n’eût osé accoster, pour rire, un patriote coiffé du béret basque pour lui demander d’un air très sérieux où se trouvait le boulevard Bazaine... La question eût tué ce dernier d’un arrêt du coeur, tant l’image du maréchal capitulard de 1870 restait honnie cinquante ans après. (On a compris depuis que le dit Bazaine avait porté le chapeau à la place du képi.) Mais à part un noyau dur de notables cocoricoteurs qui s’agitait, surtout en Moselle francophone, on pouvait se proclamer Français sans être obligé de reprendre à son compte la caricature systématique de tout ce qui avait été allemand.

En 1919, deux générations de Mosellans, qui avaient dû vivre sous administration germanique, en restaient forcément marquées, quelle que soit leur origine linguistique. Elles avaient appris à ne pas confondre la morgue des militaires prussiens avec l’implantation relativement prudente des fonctionnaires civils. Il y avait eu, nous l'avons vu, beaucoup de mariages mixtes. Même les Mosellans des régions francophones admettaient avec gêne que l’organisation allemande avait eu aussi des aspects positifs, bien supérieurs à ce qui existait alors en France, au point de vue social par exemple. Et quand ils entendaient un donneur de leçon parisien leur vanter l’organisation jacobine, ils n’étaient pas forcément convaincus.

Mais la réaction des Mosellans germanophones était bien plus réservée devant la caricature anti-allemande systématique. Elles les touchait dans leur culture profonde. Eux que des grands-mères avaient bercés en chantant des complaintes gothiques, ne pouvaient que se sentir humiliés en constatant que leurs traditions, leurs coutumes et leur vieux parler "Platt" restaient soumis, malgré la fin de la guerre, aux persiflages du premier adjudant venu.

Tel était le riche passé des Lorrains du nord, avant l’attaque allemande de mai 1940. Très compliqué depuis 1871, mal emboité depuis 1919 mais stabilisé pour l'essentiel. Hélas, toute cette sagesse héritée du siècle, tout cet art de vivre ensemble, explosa entre août et novembre 1940 Le fragile consensus mosellan n’a pas résisté aux expulsions.

 

 

La forêt qui cache l’arbre

Pour l’historien des galères mosellanes, tout est allé trop vite depuis 1871. Le champ de sa recherche fait penser à un automobiliste qui regarderait le paysage dans son retroviseur. Chaque arbre vu dans l'instant lui cache la forêt derrière mais dans la seconde qui suit, la forêt qui grossit lui fait oublier chaque arbre... Cette vision cinétique modifie notre mémoire des événements.

Des drames nombreux ont déchiré la Moselle mais le Français de l’intérieur n’en a qu’une vague idée: Des événements très différents les uns des autres se sont succédés avec une telle cohérence logique qu’ils forment un faisceau compact. En mai 1940, ce fut la défaite. Dès l’automne, on eut les expulsions, puis, en 1941 la nazification et les arrestations, suivies en 1942 par les transplantations et en 1943 par l’incorporation de force. Pour finir en 1944 et 1945 avec les destructions, l’avance américaine, l’épuration, le choc des déportés, et le retour compliqué à la vie normale.

Du coup, on a oublié ce qui s’est passé durant l’automne 1939, dès la déclaration de guerre. Une opération pourtant gigantesque, prévue depuis longtemps par les autorités françaises pour mettre à l’abri les populations frontalières. Elle bouscula près de 200.000 Mosellans en les déracinant vers la France profonde, et d’abord ceux qui vivaient au nord de la ligne Maginot, dans ce qu’on nommait "la zone rouge".

On a curieusement oublié cet épisode de l’évacuation, mais si l’on voit les choses dans le recul du rétroviseur, l'on comprend que le souvenir s'est minimisé, comme évaporé dans la lourdeur des drames qui suivirent. D’abord, l'opération se déroula de façon pacifique, au lieu d’entraîner des souffrances et des morts. Ensuite, elle fut déclenché au début d’une "drôle de guerre", c’est-à-dire dans un moment de grande confusion. Enfin, elle concernait une population mosellane germanophone alors que l’image de cette communauté particulière avait toujours été floue dans l’imaginaire national. La France n'avait pas les idées très claires à propos de ces Lorrains du nord qui comprenaient l'allemand. Les frontaliers s’étaient sentis depuis longtemps des citoyens entre parenthèses, des "Boches de l'Est" parfois, dans la bouche des imbéciles. Et ils ne risquaient pas d'abandonner leurs complexes en voyant les tourelles de la ligne Maginot pointer ses canons dans leur dos, à trente kilomètres de la vraie frontière. Mais ils avaient gardé cette nouvelle frustration pour eux.

 

evacuation1.jpg Pour l’opinion française, cette "bataille du rail" de grande envergure, certes pagailleuse mais pacifique, ne laissa pas un grand souvenir, comme absorbée par la suite des événements. Sa réussite logistique garda longtemps, aux yeux de certains historiens, l’importance de l'anecdote. Mais pas pour les gens qui l’ont vécue.

Car eux la sentaient venir. Dans chacun de leur village, et depuis des années, ils entendaient aboyer Hitler sur les radios sarroises et comme les anciens n'avaient pas oublié 1870, ils comprenaient ce que le nazisme voulait dire. Ils savaient tous depuis longtemps, bien avant que sonnent les cloches, que le détail scellé de leur départ était conservé dans un tiroir de la gendarmerie. Les maires avaient mission de décacheter l’enveloppe au dernier moment.

Le grand chambardement commence à la fin d'août 1939 et va se prolonger jusqu’à l’automne. Il va bouleverser une population peu habituée à faire parler d’elle.

Il est absolument impossible aujourd’hui d’avoir un chiffre exact au sujet de cette évacuation. Les sources des historiens sont innombrables et contradictoires. Ils ont compulsé les listes préfectorales ou communales, les archives allemandes, les chroniques des 204 communes concernées ou les statistiques aux arrivées, en grande majorité dans la Charente, la Vienne et la Charente inférieure.

Mais ils n’ont pu mesurer l’effet des initiatives personnelles en 1940, au moment de la débacle de mai. Quand la guerre fut perdue, disons que deux tiers des Mosellans expulsés remontèrent, le coeur serré, vers leur pays devenu allemand, sans que Vichy ait bougé autre chose qu’un petit doigt très ambigu.

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Le vrai récit de leur épreuve, dans cette France de l’Ouest où ils n’avaient jamais mis les pieds, il faut la chercher dans les récits des évacués. On y trouve différents thèmes: L’exil, le dépaysement, l’angoisse, le repli sur soi, l’hébergement difficile, et enfin l’adaptation plutôt réconfortante à leur nouvelle vie. Mais le point noir restait bien leur fameux complexe. La majorité de ces ruraux avaient honte, au début, de s’exprimer dans leur dialecte germanique. Ils devinaient que la population francophone avait de la peine à comprendre leur ignorance du français. D’autant que dans les campagnes de l'ouest, beaucoup de gens se sentaient paradoxalement plus pauvres que les Mosellans réfugiés.

L’Etat français avait conscience du problème, et s’inquiétait surtout des plus jeunes Lorrains, trimballés d’une école à l’autre. A la différence de leur famille, ils étaient certes totalement francisés. Mais la coexistence était subtile. On savoure à ce propos la note de l’ Inspecteur primaire des Ecoles évacuées de la Moselle, écrite le 24 février 1940 à l’intention des instituteurs, une lettre dont la ponctuation coupée en tranches, outre qu'elle trahit un goût prononcé pour les virgules, révèle un certain embarras.

"Il a été constaté que des éléves évacués, capables de s'exprimer en français, se laissaient aller, par insouciance ou paresse, à parler bruyamment en dialecte, soit sur la voie publique, soit même en récréation. Ce faisant, ces élèves se font mal juger, éloignant d'eux les sympathies, s'exposent à des appréciations ou à des remarques désagréables, inspirent même parfois des doutes quant à l'ardeur et à la profondeur de leurs sentiments français et risquent de porter ainsi atteinte à la bonne harmonie locale et au bon renom des évacués. Aucun éducateur ne saurait rester indifférent et passif à l'égard de cette sottise. Il est du devoir de chacun d'entreprendre une action vigilante, convaincue, énergique, persévérante, auprés des éléves et éventuellement des familles de ceux-ci, en faveur de l'emploi courant et assidu du français, non seulement en classe et en récréation, mais également en dehors de la classe et de l'école. Vous recourrez à la suggestion, à l'exemple, à l'éloge dont l'efficacité est généralement fonction de l'autorité morale du maître, de son ascendant, de l'affection et du respect qu'il inspire.

"Toutefois vous iriez, s'il le fallait jusqu'au blâme et â la punition après avoir fait comprendre aux éléves toute l'importance, non seulement personnelle, mais nationale, de l'effort auquel vous les inviterez puisqu'il y va d'abord de la concorde nationale, puisqu'ensuite le plus petit écolier est un soldat de l'arrière, un soldat de "la guerre des nerfs", contribuant ainsi chaque jour, à chaque instant, par sa ferveur patriotique, par sa sagesse, par son courage et son effort accompli volontiers et de bonne humeur, au succés de la guerre et à la victoire de la France. Veiller non seulement à ce que les éléves parlent en français mais aussi à ce qu'ils se montrent polis, leur inculquer, en classe, les règles et les pratiques essentielles de la politesse."

Et l’inspecteur citait, pour finir, quelques maladresses à ne pas commettre:

Dire ou laisser dire, en parlant des Charentais petits ou grands: "les Français", comme si l'on n'avait pas conscience d'en être un. Se prévaloir du confort lorrain ou des richesses perdues et marquer, par contraste, du dédain à l'égard de ce qui est charentais."

Accueillis depuis huit mois dans la campagne, autour de Cognac, Angoulême ou Poitiers, dans des secteurs où l’on n’avait encore jamais vu de Français qui s’exprimât en allemand, ils venaient juste de réussir à se faire adopter quand la débacle de mai 1940 les obligea, dès l’automne à rentrer dans leurs villages germanisés

Qui se souvient, au début de cet exil, de la mortification des grand-pères, incapables de dire trois mots en français, quand ils évitaient d’aller en groupe au café pour boire une bière, de peur de parler "platt" devant les Charentais méfiants qui les observaient du comptoir?

Qui a parlé du filtrage méprisant de ces mêmes familles, près de la gare de Saint Dizier, lors de leur retour au pays, dès la fin de l'été 1940? Cette façon qu’avaient eue les nazis de les trier comme du bétail en renvoyant vers les Charentes plus de 20 000 d’entre eux, infirmes ou éclopés…

Leurs trains avaient croisé, en sens inverse, ceux des 80 000 Mosellans du sud, venus du pays messin, de Chateau Salins ou se Sarrebourg et chassés de leur maison vers la zone libre avec la même angoisse au coeur. L’image, le temps d’un grondement, de ces deux convois qui se croisaient dans une France déboussolée, c’est la sombre vision poétique de l’écartèlement mosellan.

Il y eut mieux, dans le mépris. Un extra de l'évacuation, pourrait-on dire. Plus de 9000 ruraux du Bitcherland, retour eux aussi des Charentes, n’eurent même pas le temps de retrouver leur maisons. Ils furent quasiment déportés à 80 kilomètres plus au sud, toujours en Moselle, pour s’installer dans les fermes que des expulsés francophones avaient dû quitter la veille. C’est-à-dire qu’on les fit ressembler à des coucous dans le nid encore chaud de leurs compatriotes. On mesure, dans cette situation ignominieuse, toute le cynisme de l’imagination nazie.

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Le témoignage d’Albert Grosse, de Haspelschiedt, est un récit, parmi tant d’autres, qui nous raconte assez bien ce qui s’est passé. "Le 1er septembre 1939, à trois heures de l’après-midi, mon oncle Nicolas, qui était maire, a ouvert un pli qu’il gardait depuis un an dans son tiroir. C’était l’ordre préfectoral d’évacuation immédiate, la route à suivre, sur un bout de carton avec des flèches. Le tout au son des cloches.

La génération de mes parents n’avait jamais compris que la ligne Maginot les ait laissés en zone rouge, entre les casemates et la frontière. Les gens s’entr’aidaient beaucoup et nous commencions à nous habituer à cette menace au jour le jour. Depuis des semaines, nous n’arrêtions pas de faire et défaire nos valises! Le pire, c’est qu’on n’avait même pas pu fermer nos maisons. Il nous avait fallu laisser les portes ouvertes!

Mon père a décidé qu’on partirait avec une charrette à échelles, notre chien "Leb", deux belles vaches et un petit veau. Les autres bêtes ont rejoint le troupeau de 2 à 300 têtes, parti quelques heures plus tôt, sous la responsabilité des garçons du village, et poussé comme nous vers le sud. Les lapins, on les a lâchés dans la nature. La volaille aussi, avec du grain, tant qu’elle en voulait sous la grange...

Après une visite au cimetière, pour dire adieu à nos morts, le convoi prit la route en croisant sans arrêt des files de soldats qui montaient vers le nord. Plus tard, on a rejoint le troupeau du village et mon père n’a pu résister au désir de revoir ses bêtes. Avec le chien, il a vite repéré ses quatre "pie rouge" et s’est mis à pleurer quand il a vu leur état. Il s’est même engueulé avec un garde pour détruire une clôture, afin de permettre aux animaux d’aller brouter un peu.

Le 15 septembre, après une dernière distribution de pain et de soupe, on a grimpé dans un train et en route vers l’inconnu... Le voyage a duré plusieurs jours. Certains villages se sont retrouvés dans des wagons à bestiaux. Dans ce cas, durant le trajet, les gens ne voyaient rien.

Le moral était au plus bas. Juste avant notre départ, les fils et les maris avaient reçu un ordre de mobilisation. Notre père nous avait quittés le plus doucement possible, juste un petit adieu discret: "Les enfants, maintenant, il faut que je m’en aille". Lui, il savait que nous partions en Charente.

Lors d’un arrêt, quelqu’un a demandé: "Où est-ce qu’on est?" Une vieille dame, après avoir jeté un oeil endormi à la portière, a répondu en dialecte: "On est à Chocolat Meunier!" Elle avait repéré une grande affiche en gare de Vitry-le-François! Mais à part cette histoire qui avait fait rire tout le monde, on a plutôt passé le reste du temps à dire des prières... Pendant les haltes, les vieux se signaient en pleurant, alors que les jeunes se répandaient dans les vergers. Il y avait des bonnes soeurs dans les gares, qui nous distribuaient des petits pains. On a dit que des gens âgés, descendus sur le quai lors d’un arrêt, n’avaient pas vu repartir le train. On les avait crus perdus, avant de les récupérer huit jours plus tard."

JG. (Le silence rompu)

 

 

Entre 1940 et 1945, tout Mosellan vivait son drame, sans forcément savoir ce qui arrivait à ses voisins. C’est ainsi que, plus tard, chacun eut peur du regard de l’autre. S'ils avaient su se parler quand la paix revint, rien de semblable ne serait arrivé. On aura compris qu'il a existé différentes manières d'être victime.

Avant d'aborder chacun de ces destins, il faut revenir sur celui des Résistants, qui connût de grandes heures en Moselle mais n'eût pas à en faire la preuve. Il suffit de lire les plaques des rues pour savoir que rien n’est oublié.

Des noms restent incrustés dans les mémoires: En Moselle-Ouest, le groupe Mario, Soeur Hélène, la famille Thiam, Ernest Kempnich... et des centaines d’autres en Moselle-Est ou frontalière. Leurs gestes courageux ont été souvent rapportés par les historiens. C'est pourquoi leur statut d'acteur historique échappe à l'objet de notre recherche. Nous cherchons à comprendre le blocage qui empêcha les Mosellans disons ordinaires de raconter leur guerre de peur de devoir subir un questionnement malveillant. Il est évident que l'image des résistants ne se discuta jamais.

Du coup, aux lisières de leur comportement courageux et souvent héroïque, les années ont fini par gommer le souvenir de milliers de réactions plus banales, totalement spontanées, des manières individuelles de résister qui, sans aller jusqu’au courage physique ou mental, traduisaient un refus instinctif de l’ordre nazi. Elles étaient parfois d’une ingénuité pathétique.

On le devine en lisant, par exemple, la prose autoritaire du Gauleiter Bürckel, publiée dans la presse messine en février 1944. Il nous apprend que "dans les annonces nécrologiques de Lorraine, la tournure suivante est très souvent reprise: "Il est mort par amour pour ses parents, afin de leur conserver une patrie."

Bürckel était, à ce qu'on prétend, une brute souvent alcoolisée mais il n'était pas idiot. Cette phrase, dit-il, doit immédiatement disparaître du texte des annonces car il n’existe aucun doute sur sa signification. Elle devra donc être remplacée par l’expression suivante: "Il est mort par amour pour ses parents, pour les protéger, eux et la patrie allemande, du bolchévisme."

On eut aussi des gestes d’un panache incroyable et quasiment suicidaire. Qui se souvient encore d’un certain Pierret, laveur de carreaux à Sarreguemines? "Un beau garçon aux cheveux blonds," d’après les Allemands eux-mêmes. J'ai retrouvé son histoire tragique dans le livre de Dieter Wolfanger "Nazification de la Lorraine mosellane", une somme d'informations fondamentales, édité chez Pierron.

Le problème de ce fier personnage, c’est qu’il ne supportait pas les aboyeurs nazis. Alors, chaque fois qu’ils l’appelaient "Pirett", il répondait "Je m’appelle Pie-rrret", en insistant sur la prononciation. Incorporé de force dans la Wehrmacht, il arriva jusqu’à la caserne dans un uniforme kaki des soldats français de forteresse, avec un gros bâton noueux et un grand béret...

Un sous-officier allemand l’avait apostrophé:

"Was sind das fûr Lumpen?" Qu’est-ce que c’est que cet oripeau?

Pierret lui avait répondu:

"Bas les pattes!" en lui donnant un coup de bâton sur la tête!

On imagine la suite. Vous penserez qu'il l'avait un peu cherchée, mais le geste vaut un coup de chapeau quand même.

Dès sa première permission, retour de l’enfer russe, Pierret refusa de passer en zone libre craignant de compromettre sa vieille mère. Et il repartit vers le front, où il fut tué.

L’oubli de ces milliers de conduites individuelles ne fut pas seulement dû au temps qui passait. Dès les années cinquante, la "guerre froide" empoisonna les cervelles, en divisant, durant des années les résistants eux-mêmes.

Ce chaos ne pouvait qu’encourager les pertes de mémoire. Les conflits d’intérêt s’étaient alors multipliés. Qui avait le plus profité de la guerre? Qui avait été un vrai résistant? Et l'on trouva même des "malgré-nous" qui à leur retour de Tambov, en voulaient plus aux Russes qu'aux Allemands, ce qui traduisait une conscience politique au degré zéro.

A propos des évasions sur le territoire mosellan, on fit parfois dans la médisance. Un petit nombre de loustics peu scrupuleux avaient certes profité de la situation pour s’enrichir aux dépens des évadés qu’ils convoyaient, mais c’est l’ensemble des passeurs qui avait supporté la calomnie. Et comme la plupart d’entre eux, pour échapper au poteau d’exécution, affirmaient systématiquement à la Gestapo qu’ils avaient seulement agi par intérêt, ils noircissaient volontairement leur image... Les Allemands se faisaient évidemment un plaisir de colporter dans les journaux cette apparente cupidité, dont ils n'étaient pas toujours dupes.

Une telle manière de calomnier n’est pas nouvelle. L'effet en est d’autant plus dangereux que beaucoup d’historiens d’aujourd’hui n’ont pas connu l’époque et qu’ils exigent, pour la raconter, de voir des documents qui n’ont jamais existé! Il ne reste alors que les témoignages.

Or depuis quelques années, nous savons qu’un formalisme tâtillon peut justifier tous les révisionnismes. Parce qu’un maquisard survolté aura prétendu en 1945 que les SS ont fusillé sous ses yeux une demi-douzaine de copains, alors qu’il est prouvé soixante ans plus tard qu’ils n’étaient que quatre à se trouver pris dans la nasse, l’historien en déduira, non sans délectation parfois, que ce maquisard est un menteur et que l’exécution n’a pas eu lieu. On a vu ce que cela pouvait donner à propos des chambres à gaz.

Mais voici qu’au bout d’un siècle cruel, la repentance est à la mode... Quelque part, l'opinion n'a pu supporter la vilénie du négationnisme. Elle veut savoir... Juste avant d’entamer les années 2000, les témoins ont ainsi ressenti la nécessité de remettre les compteurs à zéro. Mais attention: soumises à la pression, ces rafales de confessions tardives ne veulent pas dire que l’interprétation de l’Histoire va se moraliser du jour au lendemain. Il existera toujours des mémoires sélectives et nous savons bien que certains repentants d’aujourd’hui ont dû se forcer un peu...

Leur geste médiatisé n’en reste pas moins savoureux puisque, dans le pire des cas, il nous fait deviner qu’ils se sont sentis obligés de demander pardon. Mais pardon pour quoi? Alors là, on est désolé, mais ça ne servirait à rien d’entrer dans les détails. Vous ne voudriez tout de même pas que l’on remue toutes ces horreurs? C’est déjà bien beau qu’on fasse des excuses...

L’hypocrisie vient d’inventer la repentance virtuelle, c’est-à-dire une demande de pardon globale, pour des crimes à propos desquels on s’est toujours prétendu innocent.

Les âmes simples en seront choquées. Elles désapprouvent que l’on veuille ainsi laver, d’un seul coup d’arrosoir, des milliers de plates-bandes individuelles. Elles savent bien que le mea culpa déversé en pluie fine, n’a vraiment rien à voir avec la contrition. La repentance n’est qu’un exercice de communication comme un autre. Sa prolifération soudaine, plus de cinquante années après les évènements, n’est que le fruit de l’objectivité rabougrie de trop d’historiens. Ils avaient tendance à chercher les faits comme on va aux truffes, sans creuser le terroir environnant.

Par horreur de l’anecdote, ils nous avaient rédigé longtemps de la chronique en "noir et blanc". Regardez la majorité des livres sur la dernière guerre... Ils continuent de nous disséquer des stratégies, au lieu de peindre le stress des populations bousculées.

Des spécialistes sauront flécher le parcours de douze bataillons, sans se tromper sur l’âge des capitaines. Mais ils ne vont pas trop questionner leur voisin de palier pour savoir ce qu’il a enduré.

Une approche historique plus moderne a certes permis de bousculer ces manies, mais beaucoup d’événements nous restent encore, aujourd’hui, décantés de leur vibration humaine. Nous commençons tout juste à reconstituer les ambiances civiles. Déjà, les historiens s'inquiètent. Ils disent qu'un témoignage oral ne vaut rien.

Cela se discute. Admettons que sur 200 récits, une bonne douzaine de ces témoins aient dramatisé la vérité, leurs auteurs s’étant trouvés incapables de purger leur histoire de toute émotion, admettons qu’une autre douzaine d'entre eux aient enjolivé la réalité, ayant fini par évacuer, sous l’effet d’un processus mental bien connu, ce que leur insconscient refusait de garder en mémoire. Admettons même que certains d’entre eux aient sciemment gommé des détails gênants. Et alors? Comme l’a écrit Primo Levi, les survivants ne sont jamais les vrais témoins. Leur parole est forcément relative.

Mais leur honneteté n’est pas suspecte. Quand elle oublie un événement, nul ne peut dire pour quelle raison. Serait-ce le peu d’intérêt, la fatigue cérébrale, l’étourderie, la mauvaise conscience ou autre chose? Mystère... Quand, au contraire, elle se souvient, c’est que le dit événement était assez fort pour résister au temps.

C’est peut-être un paradoxe, mais plus l’anecdote est banale, moins elle a de chance d’être inventée! Quand une Mosellane expulsée raconte, avec cinquante-sept de retard, que son village au complet a chanté devant les Allemands le "Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine", on se force encore à douter car la carte postale est trop belle. Il restera toujours des gens qui n’ont aucune envie de chanter dans ces cas-là...

Mais quand notre jeune paysanne (à l'époque) affirme qu’elle a perdu un sabot en courant vers l’autobus, on est quasiment certain qu’elle dit vrai. Ce genre de détail ne s’invente pas.

Le destin de la pauvre Moselle est tellement compliqué, du fait des souffrances corporelles, des morts brutales, des annexions schyzophréniques, des humiliations intimes et des bouleversements familiaux, qu’il ressemble à une poupée gigogne. Quand on ouvre la poupée Moselle, on trouve une poupée linguistique mais aussi une poupée "malgré-elle" et encore une poupée chassée de chez elle et encore beaucoup d'autres à l’infini... Dis-moi quel âge tu avais en 1939 et le nom de ton village, et je te dirai ce qui t'est arrivé en 1940... Toutes les poupées ont la mêmes cicatrice sur le ventre.

C’est pourquoi, au lieu d’identifier ses blessures, le Lorrain des frontières s’est si longtemps résigné à contempler la singularité spiraloïde de son nombril, en se répétant qu’il était vraiment un cocu de l’histoire.