Inconnue à Pompidou !

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Pour le moment, l'ouvrage est épuisé.

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Cette exposition de Pompidou-Metz, (durant l'été 2012) on n'a pas fini d'en parler. Avec ses 200000 entrées, elle était devenue, en quelques mois, la chambre d'écho d'une maturation européenne jusqu'alors assez mal cernée: le ras-le-bol métaphysique de 1917. La qualité humaine de ce refus nous aura fait à nouveau regretter que durant la Grande-Guerre, des millions de gens ne se soient pas révoltés plus tôt.

Il leur fallut en effet supporter le cumul des frustrations de 1914, 1915 et 1916, pour qu’apparaisse enfin ce glissement de leurs sensibilités, comme la pointe de l'iceberg. Une brume libertaire, montée des barbelés, se délaya bientôt dans l'intimité des familles, se répandit dans les lettres d’amour, réveilla les ateliers d’artistes et bouscula le silence des écrivains.

Aujourd'hui, les Messins ne sont pas peu fiers de leur Pompidou, mais quand sa construction fut décidée, aucun d’entre eux ne pouvait imaginer qu’une exposition pourrait abriter un jour un moment d'histoire aussi délicat. Evoquer ici la grande épreuve de 14-18, comme on l’aurait fait tranquillement dans une autre ville de France, ne serait-ce point parler de corde dans la maison du pendu? En 1917, Metz était, depuis quarante sept ans, tombée du mauvais côté. Une sorte de mémoire hors-sol... La preuve, c'est qu'il ne fut pas souvent question de Moselle dans la masse de documents exposés cet été à Pompidou. Et pourtant, ce regard magistral de 2012 sur 1917 ne pouvait être plus opportun qu'à Metz, vieille capitale en pleine renaissance, plutôt qu’à Lille, à Nancy ou à Lyon.

L'exposition nous a montré en effet un réveil mental des victimes, de quelque bord de la frontière qu’elles fussent. De la profondeur des questions qu'elles se posaient, il se dégageait une spiritualité diffuse. A mesure qu’elles percevaient la boucherie sous l’héroïsme, elles entreprenaient une méditation instinctive sur leur existence. Etait-ce encore humain de vivre ainsi? Leur monde avait subi une érosion d’humanité dont elles mesuraient chaque jour l’absurdité. Les peuples n’en pouvaient plus.

Embourbés dans la grégarité animale des tranchées, écartelés par le crétinisme des propagandes, peu de combattants eurent assez de force mentale pour oser dénoncer, dès le début, l’inhumanité de leur quotidien. Et peu de civils assez de courage pour réagir ouvertement devant le jusqu’au boutisme ambiant et l’ampleur du vide culturel.

Pompidou-Metz nous aura fait mesurer l’aspect tellurique de ces colères additionnées en nous montrant leur convergence. A partir d’un puzzle de réactions éclatées, le visiteur a reconstruit mentalement ce que fut la prise de conscience d’une époque suicidaire.

Revenons au fameux rideau de Picasso, pièce maitresse de l'exposition et dont la photo figure au début de cet article. On était d'abord étonné par cette arlequinade, un peu dérisoire à côté de la gravité du reste. Sur le dos d’une jument Pégase au cou profilé avec grâce, le peintre, que l'on savait farceur, a dessiné une écuyère prête à s’envoler. Mais vers quel rêve? Aux derniers barreaux d’une échelle tricolore, la jeune fille a l'air d'implorer un petit singe et l’on conviendra qu'à la vue de ces symboles plutôt baroques, toutes les interprétations sont permises... Et puis, le visiteur se souvenait qu'à l'époque, Picasso déprimait un peu... Et aussi qu'une fois le fameux rideau ouvert sur le "Parade" de Cocteau, sa peinture s'était révélée brutalement cubiste, au point de déclencher la fureur des dames va-t-en-guerre. Du coup, l'image de la demoiselle en tutu s'évanouissait dans le spectacle, et permettait tous les transferts. Elle n'était plus que le portrait aux humeurs variables d'une ado en 1917... Subitement, j’ai repensé à "Catherine soldat"…

Comme un vol de colombe

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Hors donc, vers la fin de 1915, sous l’immense verrière de la Gare de Metz, à moins de 300 mètres de l'actuel chapiteau Pompidou, une petite bourgeoise extravagante, que son milieu de commerçants aisés ne prédisposait guère à la profondeur, avait brusquement ressenti le tourment d’une colère de juste. Aide-infirmière volontaire sur les quais ventés, Hertha Strauch venait de passer deux années de sa jeunesse à voir se croiser des trains de mort avec des convois de chair fraiche. Rentrée chaque soir chez elle, rue Charlemagne, elle cherchait ses mots pour traduire, sur un carnet de pensées, la révolte que lui inspirait la guerre.

C’est dans un désarroi profond qu’au début de 1917, la jeune juive allemande, devenue profondément mosellane et dès le début très amoureuse des manières messines, avait regagné Berlin en serrant sur son coeur un épais carnet de notes. Il contenait des interrogations profondes qui, reprises dix ans plus tard en roman sous le titre de "Catherine soldat", firent le tour du monde et la rendirent célèbre, sous le nom d’Adrienne Thomas. "Vous verrez dans la gare ce que les gens ne verront jamais" lui avait dit la directrice de la Croix rouge allemande. Défense de raconter quoi que ce soit. Et la jeune Hertha, en effet, avait tout vu. Un témoignage unique sur l’annexion et la grande guerre. Des mots d'une sensibilité tour à tour frémissante ou désabusée, des images de même force que ceux que l’on retrouve aujourd’hui à Metz, sur tous les documents affichés à Pompidou. Il suffit de la lire.

... Cette folie est venue d’un coup, dans l’espace d’une nuit... Ils veulent tous y aller. Ils disent que la patrie allemande est en danger. Je ne les comprends pas. Les jeunes recrues ont les yeux qui luisent Je n‘aime aucune patrie, je ne me soucie ni de victoire ni de gloire
… Seule, la paix sur la terre, et parmi les hommes, est une joie. Mais la chrétienté toute entière préfère s’entre-déchirer au nom de Dieu.
… Les pays belligérants échangent leurs grands blessés. Sur les béquilles, la seule jambe qui leur reste est dans un gai pantalon rouge, et quand les deux jambes manquent, on a drapé n’importe comment le pantalon autour du tronc mutilé.
… Quand un jeune garçon magnifiquement planté n’a plus ses yeux… à quoi sert l’ouate alors? On peut bien lui bourrer les yeux d’ouate! … De cet autre, on dirait qu’on a mêlé les yeux, le nez, les oreilles dans un cornet à dés. On ne trouverait pas sur la terre une femme capable d’embrasser cette bouche presque verticale. Pendant ce temps, on hisse le drapeau au-dessus de la gare de Metz, on crie "hourra". Guerre sainte! Joyeux combats! Non!, des meurtres. Et pourquoi? … La guerre, la magnifique guerre qui ennoblit les hommes! à commencer par moi. Comment la guerre m’a-t-elle ennoblie? Avec une secrète honte, j’ai relu dans mon journal toutes les injures abominables et ignobles que j’attribuais à nos ennemis, des mots et des jurons. M’éclabousser du sang d’êtres innocents. C’est ainsi que la guerre ennoblit.
… Je ne parle à personne de tout cela. A peine si j’ose l’écrire. Mes mains saignent. On entend le canon. Autour de Metz, l’enfer a recommencé.
 
L’esprit de Catherine soldat hantait la Gare de Metz en 1917 mais il s’est invité en 2012 à Pompidou. Comme un fantôme et par la petite porte. L'ennui, c'est que les organisateurs parisiens ignoraient certainement son histoire. Sinon, nous sommes certains qu’ils l’auraient accueillie. On ne saurait donc leur en vouloir.

Dommage... Car la prise de conscience de la future Adrienne Thomas ne révélait pas seulement le regard pointu d'une adolescente. Le livre qui la fit connaître était bien plus qu'un roman. Il dépassait la fascination de l'événement et ne se satisfaisait pas des saveurs de l'intuition. Il était le tout à la fois, réuni dans un faisceau de colères quotidiennes, sur un quai de gare.

En 1917, Adrienne Thomas avait déjà osé parler de paix au nom des Messins, même si la plupart d’entre eux ne l’ont jamais su.

Orpheline

Depuis la parution, hélas vite épuisée, du livre en juin 2009,  l'image d’Adrienne Thomas réapparaît souvent au coeur de ce site. Il s'agit moins d'un hasard littéraire que de la fin d’une certaine mentalité messine, longtemps incapable de prendre un peu de recul, car trop recroquevillée sur son passé douloureux.

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1911. La jeune fille à 14 ans, avec son père, lors d'une de leurs promenades au Saulcy. 

 

Les Mosellans auront donc attendu cent ans pour que la stature de cette adolescente, devenue écrivaine célèbre, s’impose enfin à leur mémoire. Ce qui leur permettra de comprendre à quel point l’histoire objective de l’époque fût, dès l’armistice de 1918, déconstruite en Lorraine par une presse bornée, avant d'être aussitôt voilée par des images d’Epinal. En résultat, on eût le refus d'analyser le pourquoi des guerres, le recours répétitif à des clichés puérils, la glorification du courage imbécile ou la crispation silencieuse sur des idées reçues. Adrienne Thomas? Connaît pas…

 Son premier livre, conçu à Metz pendant l’annexion, fut publié à Berlin dans les années trente, sous le nom de "Catherine Soldat". Adrienne y racontait son adolescence heureuse jusqu’à ce jour d’août 1914 où, à 17 ans, elle s’était engagée comme aide-soignante dans la Gare de Metz toute neuve, et pas seulement pour y voir passer les trains.


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Adrienne Thomas, devenue mondialement célèbre, lors d'un colloque d'après guerre sur Romain Rolland.

Son reportage fut un cri universel contre la monstruosité des conflits et la dangereuse cécité des nationalismes. Elle écrivait chaque jour ce qu’elle découvrait, horrifiée, à l’arrivée de convois où gémissaient de jeunes soldats mutilés. Au bout de dix-huit mois de ce labeur pénible, la contemplation de toutes ces souffrances l’avait déjà guérie à jamais d’aligner, sur les quais encombrés de la gare, les civières allemandes d’un côté et les françaises de l’autre. Tous étaient les victimes de la grande boucherie absurde.

Le contenu du livre aurait pu apprendre aux Messins redevenus Français comment leurs parents et leurs grand-parents avaient survécu, ou plus simplement, vécu sous la rude botte prussienne, dans une bonne ville de Metz qui, certes, en avait déjà vu d’autres… N’empêche, sa population était devenue aux deux-tiers allemande et les aviateurs français bombardaient chaque jour.

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Adrienne Thomas, honorée par l'élite intellectuelle viennoise, quelques années avant sa mort

En 2010, la grande majorité des Mosellans, surtout la jeune génération, n’ont aucune idée de l’ambiance qui régnait dans la société messine. Comme si 48 années de vie à l’allemande, entre 1871 et 1919, n’avaient pas bousculé la société… Il avait pourtant bien fallu s’inventer une manière de se supporter, et même, au fil des années, de vivre ensemble. Seulement voilà, dans la Moselle enfin libérée en 1919, il ne fallait surtout pas le dire.

"Catherine soldat" eût beau être traduit deux fois en français avec une préface somptueuse, il laissa les Messins de marbre. Les rares Lorrains qui le lirent le rangèrent immédiatement au dernier rayon de leur bibliothèque. Il est exact qu’il fut parfois lu dans les écoles primaires, mais il y a longtemps

Reste la question qui fâche: Pourquoi l’accueil du livre en Lorraine fut-il si discret?

Réponse: Adrienne n’avait qu’un tort, celui d’être née allemande. Son talent était tombé du mauvais côté… Elle eût beau, durant cinquante années d’une vie mouvementée, crier sans arrêt son amour de la Moselle, les Messins ne manifestèrent jamais le moindre signe en retour. Une sorte d'enfermement dans le silence mosellan, On ne niait pas la valeur de la dame, mais on n’en voulait pas, c’est tout! Adrienne Thomas n’a même pas une plaque de rue à Metz qui puisse, en 2009, honorer sa fidélité. Seul, Saint-Avold s’est souvenu.

S’il fallait tenir, dans la paume d’une main, toutes les contradictions qu’a générées la première annexion, tous les fils que nous a laissés Adrienne Thomas convergent. Elle est un fragment de Moselle humiliée. L’affront fait à sa mémoire est un exemple parfait. Mais les Messins ne sont pas responsables lorsque l’on découvre, avec plus d’effroi que de commisération amusée, le cocardisme délirant de leur presse après la grande-guerre.

C’est ainsi qu’a fonctionné l’engrenage… L’idée qu’une Allemande puisse oser clamer son amour pour un pays qui n’était pas le sien, cette prétention resta longtemps insupportable en Moselle. Adrienne Thomas était bien l’orpheline de Metz. Sa mémoire va au moins planer sur la Gare depuis qu'en octobre 2012, les édiles messins ont scellé une plaque à son nom au passage de voyageurs le plus fréquenté.

Un fantôme ferroviaire? Comment la voir autrement? "Adrienne comment, dîtes-vous? un roman de gare, sans doute?" Vous en avez lu beaucoup, des "romans de gare" brûlés par Hitler lors d'un bûcher purificateur?

Mais comment expliquer la froideur d’une ville habituellement si accueillante?

Une seule réponse: Adrienne était allemande. L’idée qu’une Berlinoise puisse, pendant cinquante ans, clamer son amour pour un pays qui n’était pas le sien, cette idée resta longtemps insupportable… Adrienne Thomas était bien une orpheline de Metz.