Carambolage éditorial

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L’enfumage historique des vitraux de Cocteau fera partie demain du folklore messin. On n’a pas souvent sous la plume des histoires aussi décalées, même si l’envie prend, pour sauver la face, de leur trouver un début d'excuse dans le genre "le monde va trop vite..." Comme toutes les villes qui gagnent, Metz n’a plus le temps d’explorer son passé… Les urbains ne pensent le soir qu’à rentrer chez eux. Ils ne sont au courant de rien.
Mais l’argument ne tient pas. C’est un peu comme si, en ce printemps 2013, l’on voulait nous faire croire que les automobilistes messins n'étaient pas au parfum des chantiers du Mettis… Il y a forcément un lézard.
Prenez Verlaine. Il avait très mauvaise réputation à Metz quand il mourut à Paris à la fin du siècle. Mais il n’eût jamais l’idée de nous laisser des vitraux! Tandis qu’avec Cocteau, la question est de savoir pourquoi il a dû patienter cinquante ans avant d’avoir une adresse en ville, alors que Pompidou a touché sa première boite aux lettres dès qu’il est sorti de la gare.

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Nous sommes trop amoureux de Metz pour dresser, même en plaisantant, la liste des Coctophiles, des Coctophobes et des Coctodidactes en risquant de regonfler ainsi la surdimension de quelques egos. Le sabotage en douceur du projet "Cocteau-en-Cathédrale" en 1963 ne risquait pas de frapper les imaginations locales, vu que la majorité des Messins n’en avait jamais entendu parler. Du coup, en 2013, la redécouverte dans le journal d'un chef-d’œuvre "Cocteau-en-Saint-Maximin" n’aurait pas suffi non plus à réveiller la curiosité urbaine. Il serait demeuré dans les cartons de la DRAC si un fait-divers singulier n’était venu, au bon moment, nous rafraîchir la mémoire.
Il prit la forme, au printemps, d’un carambolage éditorial, à condition bien sûr de remplacer les livres d’art par des voitures de course, les pilotes par des écrivains, et d'imaginer ensuite ces derniers le pied collé au champignon. Bien qu'en matière littéraire, le code de la route n’existe pas, cette histoire ne pouvait plus mal tomber. On avait quand même un refus de priorité au carrefour de l’Art sacré alors que Metz venait juste de redécouvrir son Cocteau.
Le bruit de la collision parvint jusqu’à la Cathédrale. On oublia que deux bouquins qui roulaient en excès de vitesse valaient toujours mieux qu’un seul sorti trop tard du garage. Au lieu de se réconcilier, on s’excita dans les sacristies, les médiathèques, les salles de rédaction et les maisons d’édition. Le vieux Metz, ou ce qu’il en reste, se mit à vibrer comme un frelon. Même il se dit que de saintes colères souvent frolèrent le caca nerveux.

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Pourquoi les autres et pas lui?
 
C’est ainsi que le petit milieu des initiés embarqua vers la Mer des Bavardages où rament, depuis Byzance, les âmes en béton armé qui pensent que la spiritualité n’est pas une partie de plaisir et qu’il faut un passeport en règle pour visiter l’Art Sacré. Alors que d’autres ont l'intuition, au contraire, que toute vibration de beauté constitue un hommage aux mystères du monde... Le mieux, pour se sortir du piège, aurait été, bien sûr, de partir bras-dessus, bras-dessous vers Saint-Maximin, chacun son bouquin dans la poche... Le Saint-Esprit aurait fait le reste. Hélas, il n’en eût pas l’occasion.
Forcées de se mouiller à leur tour devant cette lessive messino-messine, les autorités se retrouvèrent, sans trop claironner, dans le tambour de la machine à laver. Elles envoyèrent des cartons d'invitation à géométrie variable et se consolèrent en disant qu’on assistait en 2013 à la réplique d’un volcan mal éteint en 1963. Elles se remémorèrent le décor chaotique de l’époque, alors que la France vivait un grand moment d’agitation culturelle et que des peintres déjà célèbres, mais bouleversés par l'horreur des guerres, offraient leur inspiration pour habiller de beauté les béances de nos monuments détruits.
N’empêche… Pourquoi Cocteau n’avait-il pas été autorisé à signer des vitraux à la Cathédrale, comme ses copains Jacques Villon, Roger Bissière et Marc Chagall? Alors que d’autres, tels Manessier, Bazaine et ce diable de Picasso, l’auraient pu? L’on comprit mieux enfin ce que ce refus voulait dire: Il ne fallait pas demander l’impossible aux clercs à nuque raide qui décidaient des choix de la commission culturelle. Ils limitaient leurs références aux dimensions de l'art Sacré avec un S majuscule et Cocteau n’était pas à la maille. Son personnage de dandy touche-à-tout leur faisait peur. Dans la pénombre où se mouvaient alors les chaisières, la bizarre lumière du poète aurait voilé la "Lanterne du bon Dieu". En somme, plutôt que de "décalquer l’invisible", ils préféraient passer la serpillière.
La modestie dont le Maître avait fait preuve en 1963 nous montre aujourd’hui par contraste le ton péremptoire de ses détracteurs. Au lieu de jouer à la diva blessée, Cocteau s’était noblement "contenté" de Saint-Maximin. La romanité chaleureuse de ce lieu très profondément messin valait bien, à ses yeux, une cathédrale gothique.
Mais il n’avait certainement pas prévu que la tension mythique de ses ébauches pourrait, à ce point, leur sembler dépourvue de spiritualité.

L’art sacré, c’est sacré

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Il suffit de regarder à Saint-Maximin le travail des Brière père et fils, pour être subjugué par le chef-d’œuvre des deux artisans verriers. Parler froidement de "décoration" ne manque pas d'humour, même si le premier regard du visiteur rue Mazelle est déroutant. Il faut marcher vers le choeur de l'église pour sentir un début d'empathie. Toutes ces formes tapies dans l'ombre, toutes ces couleurs enchevêtrées, font d'abord penser à un kaléidoscope. Or dès que l'on secoue cet instrument magique, il est bien connu que le premier coup d'oeil à sa lunette oblige l'esprit à donner du sens à l'apparent chaos.
Soudain, tout s’éclaire. Chaque vitrail a sa géométrie. Dans une complexité où le bleu domine, des constructions ésotériques, aussi parlantes que la qualité de notre imagination peut nous les rendre audibles, nous entraînent insensiblement jusqu'à la symbolique mystérieuse des tribus. Une sorte d’hommage agnostique à la Terre universelle, une intuition pré-chiraquienne des Arts premiers!
Guillevic a dit qu’à la base de toute religion, il y avait un poème. Dans chaque poème, il y a de la beauté. Toute oeuvre qui émeut est donc sacrée. On peut se demander, sans être désobligeant, si la Commission-guillotine de 1963 était intellectuellement honnête, au sens de notre morale laïque?
Bien sûr qu’elle l’était... par rapport à la représentation qu’elle se faisait du sacré, sans doute encombrée par l'imprégnation d'un bon paquet de pâtisseries sulpiciennes. Car enfin, si Cocteau manquait à ce point de spiritualité dans une cathédrale, il n’en avait pas non plus dans une église! Ce qui n'empêcha pas ses censeurs de lui refiler ce lot de consolation sans aucun état d’âme. A moins que, sous leur bras séculier, se soit caché, depuis 1919, une méfiance beaucoup plus civile que religieuse, disons une manière bien messine de neutraliser la nouveauté. C’est le propos de notre article et bien sûr, et en posant la question, je puis me tromper. Mais ne pensez-vous pas que ce repli inconscient des Messins a ses racines dans leur histoire, plus que sous leur cathédrale?
 
Les embarras de la mémoire messine
 
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A Metz, ceux qu’il est convenu d’appeler les élites ont tellement été secoués durant 2000 ans que leur descendance a gardé depuis l’horreur de jouer au plus malin avec le hasard. On peut les comprendre. Quand on habite entre Seille et Moselle, il faut souvent déménager.
Un historien me rappelait que la ville avait subi quatre mutilations culturelles. En 1552, le départ des Paraiges à la fin de leur République, en 1685, la fuite des Protestants après l’édit de Nantes, en 1871, l’exil brutal de l’intelligentzia francophone après Bismarck, et en 1919, le renvoi rageur d’une petite élite allemande totalement mosellisée. On pourrait ajouter la difficulté qu’a Metz, depuis cette époque, à s’assumer pleinement comme chef-lieu culturel et servir de chambre d’écho à toutes les vibrations du département, alors que la ville a toutes les qualités pour le faire. Sa timidité provient d'un complexe. La Moselle est coupée en deux par une ligne linguistique dont on ne parle jamais, bien qu’elle traverse et conditionne toutes les psychologies familiales.
Ainsi régulièrement décapitée, la vieille capitale lorraine aurait pris le réflexe de se recroqueviller autour de son vaisseau gothique. Comme si la cathédrale était devenue sa seule Université de référence. D’où, après le retour à la France en 1919, la méfiance d’une communauté désabusée à l’idée de s’égarer trop loin des valeurs traditionnelles. On s’est cramponné au sabre et au goupillon avec l'appui d'une presse revancharde. Alors qu'il eût fallu porter un regard de vainqueur apaisé sur quarante-huit années de germanisation.
Chaque plongée vers les profondeurs de l’histoire messine serait donc vécue depuis comme un embarras. Tous les Français de l’intérieur l’ont remarqué, dès qu’ils tombent amoureux de Metz. La ville est de plus en plus belle, elle est facile et très accueillante mais elle repose encore sur pas mal de non-dits. La première réaction du Messin devant l’inconnu, c'est le profil-bas. Alors que l’Alsacien élève la voix dès qu’on lui demande l’heure et que le Nancéen habille en Stanislas jusqu’au papier de ses bonbons.
Cette histoire des vitraux de Jean Cocteau, devrait faire partie des "Riches Heures" messines. Elle est plus révélatrice que méchante et confirme, ne pensez-vous pas? Ce trait caractéristique de la capitale lorraine: un conformisme aimable et qui n’en pense pas moins. Une sainte horreur de faire des vagues. Et avec ce Cocteau, après tout, il y avait des risques.

Laissons-lui donc le dernier mot.

Accourez naufrageurs, affolez le vitrail.
Effarouchez la vie avec l’épouvantail.
Attachez les flambeaux aux cornes du bétail.
A l’héroïsme noir ajoutez des chapitres. [...]

Pourquoi le peintre a-t-il entassé les mystères?
Pourquoi continuer, chefs-d’œuvre, à vous taire?
Criez défendez-vous insultez cette mort!
Est-il rien de plus beau qu’un chef-d’oeuvre qui mord?


JG. Eté 2013